4. Amnésie
Se prendre un Cognard dans la gueule au Quidditch, en plein match, devant toute l'école et notamment son fan-club, pour ensuite dégringoler de son balai dans la boue et se réveiller à l'infirmerie, n'était pas dans le bingo d'Oikawa pour cette année-là.
En soi, il aurait pu s'en remettre. Son ego était un peu froissé, évidemment. Mais un autre problème était apparu, plus grave que la défaite et le fait d'avoir été désarçonné. C'était d'avoir, d'après ce que toute l'école lui chantait, perdu une partie de ses souvenirs, et une partie très spécifique, centrée sur sa vie sentimentale des derniers quinze mois.
Bref, il avait oublié son petit-ami.
C'était extrêmement bizarre. Quand il avait ouvert les yeux à l'infirmerie après sa chute, il avait retrouvé son équipe de Serdaigle, un peu dégoûtée d'avoir perdu le match mais soulagée que leur capitaine et attrapeur n'ait rien de cassé. Iwa, son meilleur ami depuis leur première année, se trouvait à son chevet, et tâchait de le réconfortait :
-Bah, c'est rien, t'aurais pu crever, vaut mieux ça...
-Ouais, sauf que maintenant Ushiwaka et Poufsouffle vont gagner la coupe de Quidditch alors que c'est ma dernière année, et là je vais vraiment vouloir me tuer...
Iwaizumi avait croisé les bras :
-T'oublies Gryffondor un peu vite, non ?
C'était à ce moment que les profs avaient débarqué, mais tout allait bien, et Oikawa commençait à s'impatienter de rejoindre son dortoir et d'avoir la paix, parce que malgré les potions, il avait quand même un peu mal à la tête et ça faisait beaucoup de monde autour de son lit. Comme s'ils l'avaient entendu penser, les enseignants s'étaient éclipsés comme ils étaient arrivés, et avaient laissé place à un élève qu'Oikawa ne connaissait pas, ce qui était un peu curieux vu que -s'il vous plaît- il était préfet-en-chef. Il semblait être de cinquième année et arborait le blason de Gryffondor sur sa robe ; un visage pâle, de grands yeux bleus, des cheveux noirs, l'air inquiet, avec à la main un bouquet de jonquilles blanches qu'il avait tendu vers Oikawa :
-Je suis désolé de ne pas avoir été là, je suis vraiment désolé... Je suis venu dès que j'ai su. Tiens, je t'ai ramené des fleurs.
Mais c'est qui, ce gars ? Oikawa ne se souvenait pas l'avoir déjà vu. Un admirateur secret ? Mais dans ce cas, pourquoi ils ne s'étaient jamais croisés avant ? Il avait continué à parler d'une petite voix coupable tandis que Tooru, déconcerté, cherchait une explication du côté d'Iwa, qui lui n'avait pas l'air plus surpris que ça et se contentait de regarder passivement, haussant les épaules en voyant Oikawa le fixer.
-Pardon, Tooru, avait ajouté l'inconnu demeuré sans réponse. Je me doute que tu m'en veux, mais dis-moi quelque chose, s'il te plaît.
C'était à ce moment qu'Oikawa avait senti que, peut-être, quelque chose était en train de lui échapper, et n'aurait pas dû. Pour que ce garçon l'appelle par son prénom, c'était qu'ils se connaissaient bien... Et pourtant... ?
-Merci, avait-il donc répondu, mais, hm... Qui êtes-vous, exactement ?
Les yeux de l'élève s'étaient écarquillés, ses lèvres s'étaient entrouvertes, et le bouquet était tombé sur le sol de l'infirmerie. C'était Iwa qui avait répondu, fronçant les sourcils :
-Allez, arrête ta blague. Le pauvre, tu vois bien qu'il a eu peur pour toi.
-Quelle blague ? avait interrogé Tooru, sincèrement perdu.
Iwa et l'élève toujours inconnu avaient échangé un regard alarmé.
-Mais enfin, Oikawa...
Ils avaient attendu, comme espérant qu'il éclate de rire et leur dise qu'il plaisantait. Sauf que Tooru ne plaisantait pas. Le garçon avait reculé sans récupérer ses fleurs, avait quitté l'infirmerie encore plus blême qu'il n'y était entré, et c'était là qu'Iwaizumi, avec sa délicatesse habituelle, avait asséné :
-Tu te fous de moi ? Tu lui fais payer son absence au match ou quoi ? Je te pensais pas si gamin, enfin, pas à ce point en tout cas !
-Mais je comprends rien, avait paniqué Oikawa. Je suis censé le connaître ? J'ai jamais vu cet élève de ma vie, Iwa ! C'est qui, à la fin ?
Le Gryffondor avait dû se rasseoir :
-Putain, le Cognard a vraiment tapé fort, en fait. Oikawa... C'est Kageyama Tobio, ton petit-ami. Ça fait plus d'un an que vous êtes ensemble.
Un petit-ami ? Oikawa avait un petit-ami ? Depuis plus d'un an ? Il avait essayé de se rappeler, s'était repassé des épisodes de l'année précédente pour retrouver l'image de ce garçon, leurs souvenirs en commun ; il n'y avait trouvé que des bribes de ses cours, du Quidditch, de sa famille, de ses amis dans la salle commune de Serdaigle et dans la grande salle, mais... Impossible de se remémorer quoi que ce soit impliquant le visage de Kageyama Tobio.
Tobio aussi avait essayé, pourtant. Oikawa pouvait voir que ce n'était pas dans son caractère de faire le premier pas, pourtant il l'avait conduit sur les lieux de leur premier baiser -mais ça n'avait rien fait éprouver de plus à Tooru qu'une vague sensation de déjà-vu. Oui, il pensait bien être déjà venu ici, mais ne s'en souvenait plus clairement, et encore moins s'il avait été avec quelqu'un d'autre. La déception qui s'était peinte sur le visage de son prétendu petit-ami lui avait fait mal au cœur.
Lui aussi avait tâché de faire des efforts. Toute la semaine, seul dans son dortoir pendant que les autres bossaient dans la salle commune ou à la bibliothèque, il s'était allongé dans le noir, fixant le ciel de lit d'un regard vide, essayant de chercher en lui où ses souvenirs avaient bien pu se dissimuler.
-Kageyama Tobio... Tobio..., répétait-il à voix basse, à voix haute, tendrement, passionnément, cherchant des fréquences familières.
Le nom résonnait comme en écho à l'intérieur de lui, mais il ne savait plus si c'était parce qu'un lointain souvenir tentait de se manifester ou si c'était à force de le dire en boucle.
C'était une situation des plus perturbantes. Lui ne s'en rendait pas compte, et aurait pu vivre sa petite vie sans suspecter qu'il avait perdu quelque chose d'important. Mais toute l'école le dévisageait du coin de l'œil depuis ce jour-là et les Gryffondors le regardaient même avec une franche attention. Le directeur de sa maison, Takeda, était même venu lui en parler ; et une solution semblait en passe d'être trouvée, puisque le prof de potions, Nekomata, pourrait réaliser un antidote à la prochaine lune d'été, dans quelques mois.
En soi, ce n'était pas une attente interminable, mais Oikawa sentait la frustration grandir. D'un côté, plusieurs élèves s'étaient rapprochés de lui pour lui offrir des chocolats qu'il avait mis à la poubelle dès que possible, craignant qu'on essaie de lui faire avaler un philtre d'amour en profitant des circonstances. De l'autre... Tobio lui faisait sincèrement de la peine. Ils n'avaient plus beaucoup interagi depuis l'incident du kiosque ; Oikawa se doutait qu'il lui manquait sûrement, et que ça lui coûtait de le faire, mais qu'il prenait ses distances par respect.
Tooru ne comptait pas renoncer aussi facilement. Il l'avait épié du coin de l'œil, essayant de voir qui était ce petit-ami que sa mémoire avait sournoisement effacé, tâchant de comprendre ce qui l'en avait fait tomber amoureux. Souvent, leurs yeux se croisaient, et Tobio détournait le regard, un peu gêné.
Il avait décidé de lui-même de faire le deuxième pas à la bibliothèque, quelques jours plus tôt. Voir Tobio poursuivi par Miya Atsumu, l'attrapeur de Serpentard (c'est lui qu'il aurait préféré oublier, tiens) avait suscité en lui un drôle d'effet. Puis il s'était assis à côté de Tobio et avait pris le temps de l'aider pour ses devoirs, ce qui n'avait pas été une chose facile, mais au moins ils avaient pu passer du temps ensemble ; et lorsqu'ils avaient été côte à côte, tout près, leurs bras et leurs cuisses se touchant presque, Oikawa s'était senti détendu. Leur proximité était confortable, et il pouvait dire que son corps était habitué à la présence de Tobio, que cet apaisement prouvait bel et bien qu'ils avaient eu une relation sereine et durable.
La même impression s'était renouvelée les trois derniers soirs où ils avaient étudié ensemble : il percevait que certains éléments lui étaient familiers -le son de la voix de Tobio, certains gestes qu'il avait, comme humecter ses lèvres ou passer les doigts dans sa frange- mais avait toujours l'horrible sensation de louper l'essentiel. C'était comme avoir un mot sur le bout de la langue et ne pas réussir à le trouver.
-Comment je peux faire ? se plaignit-il après dîner, frustré, auprès des autres Serdaigles.
-Tu ne te souviens vraiment de rien ? demanda Mika.
-C'est un vrai Tooru de mémoire, lâcha Fukunaga.
Le silence se fit dans la salle commune tandis qu'il restait là, immobile, très satisfait de son jeu de mot.
-Très drôle, très drôle, Shouhei, avait rigolé Tendou avant de devenir subitement sérieux, plissant les yeux d'un air contemplatif : La question, ce serait plutôt : pourquoi tu l'as oublié ?
-Peut-être que tu en avais assez de sortir avec cet idiot, et que ton cerveau a saisi le premier prétexte pour le zapper, marmonna Tsukishima.
-C'est méchant ! s'offusqua Oikawa.
-C'est peut-être un test des dieux, déclara Kita. Ils éprouvent ton amour en te proposant un obstacle.
Suna sortit discrètement son téléphone pour prendre en photo la tête qu'Oikawa fit à ce moment-là :
-Ah oui ? Et alors je devrais juste aller prier ?
-Non, pas prier, intervint Kenma (il était ramassé dans un fauteuil de l'autre côté de la pièce et personne ne s'attendait à ce qu'il s'en mêle). Quand on a un obstacle sur son chemin, il ne disparaît pas tout seul. Il faut mettre au point une stratégie pour le vaincre.
-Peut-être alors, s'écria Hoshiumi en bondissant sur ses pieds, qu'il suffit de te remettre un coup de Cognard de l'autre côté de la tête et que tout rentrera dans l'ordre !
Iwa serait sûrement volontaire pour l'envoyer, songea Oikawa. La conversation commençait à dériver, mais Aran la remit dans le droit chemin :
-Je pense que l'enjeu, c'est de savoir si tu peux tomber amoureux de lui une deuxième fois.
Et Akaashi de conclure :
-Et si tu ne peux pas, alors, au moment de boire la potion... Si tu le veux encore.
Honnêtement, ça n'aidait pas les affaires d'Oikawa. Il comptait éclaircir les choses, et la discussion avec ses condisciples de Serdaigle n'avait servi qu'à semer davantage de doutes encore. Ils avaient raison : et s'il ne retombait pas amoureux de Tobio ? Il le trouvait mignon, déjà un peu attachant, il se sentait à l'aise à sa compagnie, mais est-ce que c'était vraiment suffisant pour tout recommencer sans souvenirs ? Et quand Nekomata aurait fini la potion, dans quelques mois, il aurait le choix de la boire ou non, et alors... ? Fallait-il voir cette amnésie comme une chance ou une épreuve menant à un bonheur plus grand encore que celui qu'il connaissait avant son accident ?
Il dormit mal, en proie à son dilemme. Il aurait mieux fait de parler seul à seul à Tendou, prodige en Divination, pour lui demander de lui tirer les cartes et savoir à quoi s'en tenir... Et quand, le lendemain, il prit Iwa à part après leur cours commun de métamorphose pour lui expliquer ses conclusions, son meilleur ami lui asséna un tel coup sur la tête qu'Oikawa sentit ses yeux jaillir de leurs orbites :
-Et là, t'as retrouvé la mémoire ? rugit le Gryffondor, à l'image du lion qui ornait son blason rouge et doré. T'étais heureux avec Kageyama, triple andouille ! T'avais aucun projet de le quitter alors tes histoires de prétexte du cerveau ou je ne sais quoi...
-Oui, j'ai compris, j'oublie, répondit précipitamment Oikawa.
Au fond, ça le rassurait d'avoir une réponse aussi radicale. Iwaizumi sembla rester fâché toute la journée, et quand ils se séparèrent au déjeuner pour rejoindre leurs tables de maison dans la grande salle, Tooru le vit parler un peu à Kageyama. Qu'est-ce qu'il pouvait lui dire ? Oikawa se sentait honteux. Il n'avait pas envie de briser le cœur de Tobio, il ne méritait pas ça...
Ils n'en reparlèrent pas de l'après-midi non plus, et quand Oikawa sortit de son cours de Sortilège avancé, Iwaizumi l'attendait devant la porte en tapant du pied :
-Allez, dépêche !
-Hein ? On va où ? demanda Oikawa, craignant d'avoir oublié autre chose.
-Sur le terrain de Quidditch, évidemment !
Iwaizumi agrippa le bras de Tooru et l'entraîna avec lui tandis que ce dernier arguait faiblement :
-Mais le jeudi, c'est l'entraînement des Gryffondors... On avait prévu un match amical ou... ? Faut que j'aille chercher ma tenue ?
-Non, grogna Iwa sans développer.
Oikawa attendit dans les gradins pendant que les joueurs de Gryffondor se changeaient, et comprit enfin pourquoi Iwaizumi l'avait traîné là en voyant l'équipe entrer sur le terrain, revêtus de leurs maillots rouges, leur balai dans la main. Tobio était parmi eux. Ses yeux trouvèrent immédiatement Oikawa dans les tribunes vides et il lui adressa un petit signe de main incertain, que Tooru lui renvoya en le doublant d'un brillant sourire.
Le plan d'Iwaizumi devenait limpide. Il voulait probablement solliciter la mémoire d'Oikawa en-dehors de l'école, dans un domaine où il pourrait redécouvrir Tobio. De ce que ses amis lui avaient raconté, Tooru l'avait d'abord connu au Quidditch en tant qu'attrapeur rival ; alors le voir jouer serait peut-être un retour aux sources de leur relation.
Iwaizumi, le capitaine de l'équipe, donna les consignes, libéra le Vif d'or, lança les Cognards (Oikawa eut un désagréable frisson), et donna le Souafle à Daichi. Puis les joueurs enfourchèrent leurs balais et s'envolèrent, et Tooru comprit pourquoi ça lui tenait à cœur de l'amener ici.
A voir Tobio sur un balai, il était presque reconnaissant d'avoir perdu la mémoire. Au moins, il pouvait le découvrir pour la deuxième fois, avec toute la sincérité et la fascination d'une première apparition.
Le Tobio renfrogné, introverti et peu scolaire qu'il croisait dans les couloirs du château et à la bibliothèque se révélait. Il traversait les airs comme un météore rougeoyant, plus rapide qu'aucun autre joueur de la connaissance d'Oikawa ; et il n'arrivait plus à en détacher les yeux, contemplant, bouche bée, les acrobaties aériennes de son petit-ami en titre. Les piqués redressés de justesse, les slaloms entre les tours des tribunes, les accélérations soudaines ; Tooru aurait voulu arrêter cette image où il filait, le vent fouettant son visage, les yeux brumeux de concentration, le bras tendu et les doigts ouverts, prêts à se refermer sur la minuscule sphère dorée. Il était éblouissant de talent. Oikawa dut cligner des yeux un peu bêtement, tiré de sa contemplation, quand Iwaizumi passa près de lui, et remarqua le petit sourire logé au coin des lèvres de son meilleur ami.
Celui-ci siffla la pause peu après, et Tobio en profita pour voler jusqu'Oikawa. Il atterrit dans les gradins, et Tooru le trouva pire que mignon à cet instant, avec ses joues rougies par la brise, ses cheveux en bataille, et l'éclat fier de son regard :
-Alors... C'est gentil d'être venu, commença Kageyama.
-J'ai pas eu trop le choix, plaisanta Oikawa.
Comme Tobio baissait les yeux, il ajouta immédiatement ensuite :
-Mais je ne regrette pas d'être venu. Tu... T'as un don pour le Quidditch, j'ai l'impression. C'est incroyable.
Il regarda avec amusement le visage du Gryffondor s'empourprer, et celui-ci balbutia :
-Euh, oui, euh, en fait, au début, tu m'aimais pas beaucoup parce qu'on était rivaux au Quidditch... Comme on est tous les deux au même poste. Alors, hm, ça me fait plaisir que tu me dises ça maintenant.
Il attendit un instant, le temps qu'Oikawa digère l'info, et demanda :
-Est-ce que ça t'a rappelé quelque chose ?
-J'aimerais te répondre que oui. Mais...
La surprise remplaça la déception dans les yeux de Tobio quand Tooru se leva, les poings serrés, souriant avec hargne, et décréta d'une voix vibrante :
-Mais maintenant, j'ai qu'une hâte, c'est de t'affronter sur le terrain.
Kageyama lui retourna un sourire compétiteur qu'Oikawa vit pour la première fois, tout en lui chatouillant le ventre d'un souvenir lointain :
-Je t'attends.
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