Mais qu'est-ce qui lui avait pris de parler à son père de cette manière ? En une phrase, elle lui avait jeté tout ce dont le mage avait honte, fait remonter toutes ses douleurs enfouies.

Son long emprisonnement et la tristesse de ne pas avoir pu élever sa fille le rongeaient profondément. L'adolescente savait qu'elle lui rappelait également la perte de sa femme, Juliette, qui n'était ni sur ce monde désolé, ni sur Terre.

Alors pourquoi ne parvenait-elle pas à aller s'excuser ? Pourquoi était-elle partie comme une voleuse, alors que tous venaient de la sélectionner pour rentrer sur Terre, et exaucer par la même occasion son souhait le plus cher ?

Et surtout : pourquoi cette pensée ne lui laissait-elle qu'un arrière-goût amer dans la bouche ?

Furieuse contre elle-même, l'adolescente retira sa barrette d'un geste sec et la fourra dans sa poche, avant de se diriger à grands pas vers les chambres. Elle y déposa son sweat avant de repartir vers une longue grotte jonchée de stalactites et stalagmites en tous genres, un peu à part.

***

Pourquoi s'était-elle énervée ? Il devait sans doute y avoir une bonne raison à cela mais elle ne parvenait plus à s'en souvenir. Haussant les épaules, elle prit une grande inspiration pour se calmer et commença une série d'étirements.

Puis, elle se plaça au centre de la grotte, droite et immobile, pour commencer ses exercices. Elle s'entraînait dur et aussi souvent qu'elle le pouvait, de manière à être prête lorsqu'une opportunité se présenterait.

Si elle se présentait un jour.

Elle chassa ces idées noires et noua un tissu sur ses yeux pour ne pas être tentée de voir, faisant petit à petit le vide dans ses pensées, plongeant au plus profond de son être.

Il y avait un trou, dans sa tête. Une partie d'elle, de ses souvenirs, qui lui avaient été arrachés. Elle n'en connaissait pas la cause ni l'origine, mais ce n'était pas ce qui l'inquiétait le plus. Non, le plus grave, c'est que ce trou de mémoire grandissait. Il y avait des fois où elle se retrouvait incapable de dire ce qu'elle avait fait de longues heures durant, ou de se retrouver dans une pièce sans savoir comment elle y était entrée.

Elle avait peur que Nécros en soit à l'origine. Qu'il ne pratique un quelconque sort sur elle et qu'elle ne finisse par en perdre la tête, petit à petit, pour n'être plus qu'un pantin entre ses mains...

La plupart du temps, elle essayait de ne pas y penser.

Elle secoua la tête et recommença son exercice de méditation, plongeant en elle-même comme elle s'était astreinte à le faire depuis de longues semaines. Même si c'était dangereux, et même si peu de mages en étaient capables.

Si Raphaël arrivait à manipuler cinq magies différentes sans en pâtir, elle devait pouvoir réussir, elle aussi.

La mage fit appel à la magie de l'esprit, vague en apparence calme et sereine, mais infiniment complexe en profondeur, telle une fractale repliée sur elle-même. Elle lança une sonde mentale, visualisant chaque stalactite pendant du plafond, chaque petite pierre jonchant le sol. Visualisant son propre corps, et son ventre se gonflant doucement au rythme de sa respiration profonde.

Plongeant plus loin encore en elle-même, elle ressentit son lien, son esprit s'élançant à travers la pièce pour en comprendre chaque détail. Elle laissa cette tâche en cours, et scinda sa conscience en deux parties distinctes.

De cette nouvelle branche, elle fit appel à la magie du vide. Au gouffre grondant et avide qui dormait au creux de son être.

Elle créa plusieurs répulseurs à l'allure vaguement humanoïdes à travers la pièce, et leur imprima une volonté. Tous les nécro-mages faisaient cela mais, n'ayant jamais eu de professeur auparavant, elle ne pouvait pas se douter que c'était possible.

Plutôt que de contrôler perpétuellement ses créations, elle pouvait leur imprimer un ordre, qu'ils suivraient comme des automates jusqu'à ce qu'elle les fasse disparaître. Ainsi, elle pouvait se concentrer plus en détail sur ses propres tâches.

L'adolescente joignit ensuite les doigts et laissa une lame du vide se former à son extrémité. Ce sort, qu'elle avait appris de son père, lui avait été utile de nombreuses fois. Elles ne se contentaient pas de couper ce qu'elles touchaient mais en détruisaient la matière, comme l'auraient fait des sabres laser de science-fiction.

Ses deux liaisons prêtes et fermement séparées l'une de l'autre, elle s'élança.

Ses créations se mirent à leur tour en mouvement, s'éparpillant à travers la pièce à la recherche de projectiles ou d'une cachette où se cacher.

L'une d'elle lança une pierraille sur la mage, qui l'évita. Elle repéra un répulseur tapi entre les ombres d'une stalactite, au plafond, et lança sa lame. Celle-ci rata sa création de peu et trancha net la structure de pierre, qui s'écrasa au sol.

Elle perçut plusieurs projectiles fuser dans sa direction, et usa de la magie de l'esprit pour les dévier sur une autre stalactite, un peu plus loin. Celui-ci se décrocha à son tour et tomba sur l'un des répulseur, qui fut embroché et se dissipa dans la poussière.

Elle roula sur le sol pour éviter une grosse pierre et se cacha derrière une épaisse stalagmite. Puis l'adolescente coupa la tête d'une autre structure voisine et la figea avec son esprit, avant de la renvoyer avec violence sur deux autres de ses créations, qui se dissipèrent à leur tour.

Profitant de la poussière soulevée, elle quitta son abri et courut à travers la pièce jusqu'à un autre coin, d'où elle avait de meilleurs angles de tirs. Elle prépara une nouvelle lame de vide et visa soigneusement...

« Lina ? »

L'adolescente sursauta, perdant sa connexion avec la magie de l'esprit. La pièce dans laquelle elle évoluait se dissipa, la laissant totalement aveugle. Alors qu'elle se reconcentrait pour scinder son esprit à nouveau, un violent choc à la tempe la fit basculer, et elle tomba dans la poussière.

Elle soupira, se massant la tête, et claqua des doigts avant de retirer son bandeau. Ses ennemis créés de toutes pièces se volatilisèrent.

L'adolescentese releva en grimaçant tandis qu'une vague de fatigue se répandait dans soncorps. Son habituelle migraine lui valut de s'y reprendre à deux fois pourtrouver son équilibre.

« Carl ? » fit-elle en voyant le nouvel arrivant.

Ce dernier la dévisagea avec un mélange d'inquiétude et de fascination.

« Tu l'as encore refait ? dit-il en désignant les cheveux méchés de mauve et de noir de l'adolescente. Franchement, c'est impressionnant d'avoir assimilé et maîtrisé la technique si vite, mais ça reste très dangereux... Certains mages sont morts en pensant être capable de maintenir plusieurs liaisons en simultané.

- Être télékinépathe, ça aide, marmonna simplement l'adolescente en guise de réponse. Je fais des exercices de concentration et de relaxation depuis que je suis toute petite. »

***

À la demande de Carl, Lina replaça sa barrette sur ses cheveux. Aussitôt, une vague de culpabilité déferla en elle.

« Écoute... Je te demande pardon, pour tout à l'heure, murmura-t-elle. Je ne voulais pas...

- Ce n'est rien. Il faut que je me fasse à l'idée que tu n'es plus le nourrisson que j'ai quitté... Et puis... »

Il détourna les yeux. Lina sentit son cœur se serrer encore davantage.

« Tu me la rappelles tellement... Quand je suis arrivé ici, je me suis dit qu'elle avait dû ne pas se faire aspirer. Qu'elle avait pu te retrouver et t'élever... Mais si elle n'est ni sur Terre, ni ici... »

Il prit une longue inspiration tremblante.

« J'ai peur que tu repartes, Lina. Que l'on soit à nouveau séparés alors que l'on vient à peine de se retrouver... Peur de ne plus jamais te revoir...

- Ne t'inquiète pas pour ça, affirma la jeune mage. Vous avez tous placé vos espoirs en moi, aujourd'hui. Je ne vous décevrai pas. »

Lina sourit, en s'apercevant qu'elle croyait dur comme fer à chacun des mots qu'elle venait de prononcer. Un nouvel espoir de vaincre grandissait en elle, lui donnant la force de lever la tête.

Son père le lui rendit.

Un souffle d'air glacial s'engouffra soudain dans la salle en gémissant, les appelant depuis les tréfonds de la Forteresse Vide. Les sourires des deux mages s'effacèrent instantanément. Ils ne connaissaient que trop bien le son de cet appel froid et cruel.

Carl jura entre ses dents.

« Déjà ? Mais Argon ne sera pas prêt à temps, il faut absolument qu'on trouve un moyen de le retarder ! »

Lina retira son porteur de mémoire et le fourra dans la poche de son jean.

Retarder Nécros.

Elle ne savait pas pourquoi, mais elle sentait que c'était primordial. Elle échangea un regard avec son père, qui semblait un peu perdu, et tous deux s'empressèrent de rebrousser chemin jusqu'à la Forteresse Vide.

L'adolescente se sentit trembler. Comment s'opposer à l'entité quand ils n'étaient que des grains de poussière à ses pieds ? Comment gagner du temps ?

Elle déboucha finalement dans l'immense pièce que tous appelaient "salle du trône", en raison de l'immense siège de pierre devant les bas-reliefs ornés de runes brisées qui avaient jadis retenu l'entité enfermée.

Presque tous les autres étaient déjà présents, et agenouillés devant Nécros. Raphaël, livide et tremblant, était à moitié avachi aux côtés de son père, visiblement à bout de forces.

L'entité regarda avec dédain le père et sa fille rejoindre les autres et courber l'échine. Il était grand, mesurant près de deux mètres, et possédait une peau fine et blanche comme de la craie, faisant ressortir le contour de ses os. Son visage mince possédait une étrange beauté, et ses deux yeux noirs comme la nuit brillaient comme des perles.

Portant un long manteau noir et des cheveux de la même couleur qui flottaient derrière lui comme un nuage de fumée, son apparence ne trompait personne : il n'avait rien d'humain. Une aura glaciale s'étendait autour de lui et gelait les entrailles, tandis que le poids de son esprit faisait immédiatementfléchir même les plus déterminés.

Lina prit une profonde inspiration tremblante, tentant de refréner l'adrénaline et la terreur qui pulsaient dans ses veines.

« Vous n'êtes que des imbéciles, commença-t-il de sa voix grave, sur un ton dangereusement calme. Cela fait combien de temps que cette créature, le kraken, comme vous l'appelez, vous met des bâtons dans les roues ? »

Il laissa le temps à chacun de déglutir, puis poursuivit :

« Pourquoi ne l'avez-vous pas déjà réduite à votre volonté ? »

Personne n'osa répondre. Nécros soupira et gronda :

« Vous m'obligez à perdre mon temps avec vous, alors que j'ai des affaires bien plus importantes à régler. Je vais devoir m'occuper de ce problème moi-même. »

Il sembla réfléchir, et claqua des doigts.

« Nicolas, Lina ! Venez ici. Vous êtes les deux seuls télékinépathes que j'aie sous la main, alors vous allez lui servir d'appât. »

L'adolescente sentit son sang se glacer dans ses veines. Pas encore. Pas déjà. Elle n'était pas prête pour une nouvelle confrontation avec la créature géante.

Les souvenirs de sa chute défilèrent devant ses yeux. Elle revit l'immense tentacule jaillir en face d'elle, ses pieds quitter la corniche et l'effroyable chute...

Son père lui lança un regard suppliant, qu'elle choisit d'ignorer. Elle se leva d'un geste lent et enjamba les autres mages pour rejoindre l'entité.

« Les autres, je vous laisse libre pour l'instant, fit-il avec un vague geste de la main. Profitez-en bien, je m'occuperai de vos cas à mon retour... »

Il quitta la salle à grandes enjambées. Nicolas et Lina échangèrent un regard puis se hâtèrent de le suivre.

Nécros parcourut les longs couloirs de la Forteresse comme s'ils lui appartenaient – ce qui était le cas –, et déboucha sur un vaste belvédère qui surplombait une immense grotte percée de centaines de galeries. Il contempla un instant les lieux, puis se tourna vers les deux mages.

« Bien. Si je vais avoir besoin de vos talents aujourd'hui, c'est pour déplacer des pierres, et créer des murs invisibles. Nous allons tendre un piège à ce... Kraken. Un labyrinthe. »

Il sourit. Les mots qu'il avait soufflé à Lina pendant qu'elle chutait qui revinrent en mémoire :

Quelle merveilleuse créature, décidément... Si seulement tu pouvais trouver son œil, il deviendrait un allié formidable...

En réalité, Nécros voulait se déplacer lui-même et affronter le kraken. La créature le fascinait et il voulait pouvoir lui imposer sa conscience personnellement. S'infiltrer lui-même au plus profond de son être pour le posséder, s'emparer de son "œil".

Cette appellation lui était encore floue, mais de ce qu'elle avait compris, il s'agissait de cette chose indistincte dans laquelle résidait la volonté et le libre arbitre d'un être. En s'emparant de l'œil d'une personne, on la réduisait à sa volonté.

L'entité s'approcha des deux mages et posa ses paumes sur leur front. La possession qui les attendait était bien plus personnelle que celle qu'ils avaient déjà subi auparavant.

Similaire à celle que Raphaël endurait la plupart du temps, Nécros ne l'exerçait que sur un petit nombre en même temps. Plus complète et intrusive, elle permettait à l'entité un accès et un contrôle bien plus fin à la magie de ses victimes.

Du moins, c'est ce que Raphaël avait décrit.

La main de Nécros, fine et noueuse, était aussi froide que de la glace. Lina serra les lèvres. La sensation d'urgence qu'elle avait éprouvée après son entraînement lui revint un instant en mémoire. Il fallait qu'elle le retarde.

Une idée folle germa dans sa tête, qu'elle mit à exécution sans même se demander si elle était bonne.

Nécros voulait pénétrer son esprit ? Elle allait en profiter pour faire de même.

Dès que l'adolescente sentit l'esprit de Nécros se déverser dans le sien en torrent, elle se mit à remonter le courant. Fermant les yeux, elle s'élança et suivit le chemin parcouru par l'entité en sens inverse, jusqu'à plonger dans son esprit.

Ce fut comme heurter la surface d'un lac gelé, puis s'enfoncer dans les profondeurs de sables mouvants. Elle se débattit et voulut crier, mais aucun son ne sortit. Son appel de détresse muet se perdit dans les méandres de l'esprit de l'entité.

***

Des dizaines de fils lumineux traversent l'espace, chacun liés à une chose précieuse dans le cœur des Hommes. Une part d'ombre, de vide, que chacun garde précieusement enfoui au sein de lui-même. Ils s'enroulent, et se tendent, liant la victime aux mains du Néant. Leurs vies n'existent plus que pour servir la Mort.

Un grand désert, s'étendant à perte de vue. Il n'y règne que le vide et la poussière figée des esquisses d'un monde raté. Les rares formes qui y errent sont dénuées de vie, de conscience. Condamnées à exister à défaut de pouvoir mourir.

Loin, un autre monde, appartenant à ma némésis. Il y a de la lumière, de la vie. Les ombres chuchotent dans les recoins, piégées par les rayons. Elles n'en sortent que la nuit, lorsque la vie s'endort, s'approchant un peu plus chaque fois du repos éternel.

De vieux sortilèges. Des runes, dont l'un des créateurs ne devrait pas avoir à subir les effets. Une alliance contre nature se forme, me rejetant, rompant l'équilibre ! Le sceau se referme sur moi. Je suis seul, j'ai mal. Mais ce n'est pas à cause des nombreuses blessures qu'elle a infligées à une enveloppe superflue. Elle est ancrée au fond de moi.

Sa trahison appelle une vengeance. Elle me ronge, elle me consume tout entier !

***

Elle est là. Tout près de moi, douce est chaude. Elle brille d'une lumière qu'il m'est à jamais impossible de prétendre avoir, moi qui ne suis que ténèbres et destruction. Mais ça lui plaît. Nous nous complétons ensemble.

Nous formons un tout, un équilibre...

***

Lina se sentit violemment tirée en arrière, arrachée des méandres au cœur desquels elle était engluée. Son esprit réintégra brutalement son corps humide et brûlant de fièvre.

Perdant l'équilibre, elle bascula en arrière. Son dos percuta durement la pierre du belvédère, tandis que le visage de l'entité s'approchait d'elle. Les yeux sombres de Nécros semblaient deux gouffres sans fond, vibrants d'une haine à peine contenue.

« Tu n'aurais pas dû faire ça. »

Il tendit sa longue main osseuse au-dessus de l'adolescente. Celle-ci, qui peinait à rassembler ses esprits, n'eut pas le temps de comprendre ce que l'entité s'apprêtait à faire. La douleur la foudroya sur place. Son corps se tordit sur le sol, essayant vainement d'échapper aux griffes de l'entité.

Elle sentait Nécros manipuler le vide en elle, rongeant et détruisant ses cellules à la limite de ce que son corps pouvait endurer sans se briser. Comme un millier d'aiguilles, elle sentit la vague s'étendre dans ses bras, descendre dans son ventre, dans son dos jusque dans ses jambes... Elle entendit des craquements résonner en elle.

Et au loin, un long hurlement résonnait.

Finalement, Nécros baissa le bras, laissant l'adolescente étendue au sol comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.

« Tu as de la chance de m'être utile, Lina. Mais sache que tu n'es pas irremplaçable. La prochaine fois je te tuerai. »

Il se détourna et s'éloigna, son long manteau noir flottant derrière lui. Nicolas lui emboita le pas. Il avait le visage vide des possédés, qui ne laissait transparaître aucune des émotions devant se bousculer dans son esprit.