Chapitre 1 - La possession
La chasseuse avançait parmi les rochers. Elle se tapit dans les ténèbres d'un affleurement rocheux, immobile, indétectable. Fermant les yeux, elle repéra sa proie, qui avançait doucement.
Sa bouche se fendit d'un sourire. Elle n'avait aucune chance de lui échapper.
Elle se redressa et se mit à glisser sans bruit sur le sol gris de la caverne. Elle le savait, les autres prenaient leurs positions, eux aussi, resserrant les mailles de leur filet.
Elle se glissa dans une ombre voisine, et patienta.
Soudain, mue par un signal invisible, elle bondit, sa queue de cheval noire flottant dans les airs. La proie se redressa, mais trop tard : la chasseuse était déjà sur elle. Elle voulut se mettre à courir, mais un autre chasseur lui barra le chemin. Un à un, ils sortirent des ombres où ils s'étaient cachés, et l'encerclèrent.
La proie fonça alors sur la chasseuse, mais elle roula sur le côté et tendit le bras. La créature décolla du sol et se mit à flotter dans les airs, agitant vainement ses tentacules.
La chasseuse s'approcha, la main toujours tendue, jusqu'à se trouver à quelques centimètres de sa proie, qui fumait d'impuissance. Ses yeux vides et froids contemplèrent un instant la créature, avant d'avancer la paume jusqu'à toucher ce qui servait de tête à sa proie.
Soudain, le sol trembla violemment, projetant la chasseuse à terre. Un épais liquide noir s'épancha d'une fissure dans la roche non-loin, et se mit à bouillonner.
En voyant cela, la chasseuse étouffa un juron et recula de quelques pas.
La chasseuse se retourna vers sa proie pour en finir au plus vite, mais trop tard : celle-ci avait profité de cet instant de distraction pour s'échapper par une galerie voisine.
De concert, tous les chasseurs s'enfuirent en sens inverse. Ils s'éparpillèrent aux alentours, certains profitant d'une ombre pour se cacher et se créer un portail de sortie.
La chasseuse, en plein milieu de la caverne, n'eut d'autre choix que de courir. Un deuxième tentacule gigantesque jaillit sur sa gauche et elle se jeta au sol, évitant de justesse un coup mortel.
Elle se releva et se remit à courir. Si son corps la trahissait, les autres ne viendraient pas à son secours. Il préfèrerait toujours limiter ses pertes à un seul de ses chasseurs plutôt que de prendre le risque que d'autres ne lui portent de l'aide et ne se sacrifient.
Les jambes brûlantes, les poumons en feu, elle sauta de rochers en rochers, escaladant le flanc de la grotte, et réussit à atteindre une petite corniche donnant sur une galerie plus étroite. Elle s'y hissa, les muscles tremblants, avant d'apercevoir le fond de la galerie. Elle n'eut que le temps de reculer d'un pas, avant que l'immense tentacule qui s'y était engouffré ne la heurte de plein fouet, la projetant dans le vide.
Quelle merveilleuse créature, décidément... lui chuchota sa voix grave et mielleuse pendant qu'elle chutait. Si seulement tu pouvais trouver son œil, il deviendrait un allié formidable...
Puis son dos heurta durement le sol et elle roula dans les cailloux. Un nuage de poussière grise l'enveloppa et elle perdit connaissance.
***
« Lina... Lina ! Allez, réveille-toi ! Tu en as vu d'autres, bon sang ! »
L'adolescente grogna doucement et se recroquevilla, dans l'espoir de faire taire cette voix qui la gênait. Tout son corps lui faisait mal... Pourquoi ne la laissait-on pas dormir ?
« Lina, je sais que tu m'entends maintenant. Ce n'est pas le moment, alors lève-toi ! Je ne peux pas faire plus, je suis à bout de forces. Tu n'es pas la seule à avoir été blessée par cette saloperie de kraken ! »
L'adolescente ouvrit brutalement les yeux, avant d'être prise d'une violente quinte de toux. Elle se redressa pour cracher ses poumons, et plaqua ses paumes sur son crâne pulsant, les genoux ramenés contre son torse.
Fabrice posa une main rassurante sur son épaule tremblante.
« Comment tu te sens ?
- Comme si un camion m'avait roulé dessus... grommela l'adolescente. J'ai bien cru que j'allais y passer cette fois. »
Elle tourna légèrement la tête et croisa les prunelles brunes fatiguées, soulignées de lourdes poches violacées de Fabrice. Son regard dériva sur ses cheveux rouge vif. Elle lui devait tellement... Sans l'aide de l'incurateur, elle serait sans doute morte à l'heure qu'il était.
Elle se mordit la lèvre et posa une main au sol pour s'aider à se relever, fermant les yeux lorsqu'une vague de douleur déferla dans ses membres et dans son dos, remontant jusqu'à l'arrière de son crâne, là où elle s'était cognée.
« Merci, murmura-t-elle. Je t'en dois encore une. Je ne sais même plus combien, d'ailleurs, tant elles sont nombreuses, » ajouta-t-elle avec un petit rire amer.
Fabrice lui rendit son sourire et se releva à son tour pour aller s'assoir au chevet d'un autre mage, encore inconscient. Lina frissonna en voyant la tâche brune qui maculait le sol à l'endroit où elle était allongée encore un instant plus tôt.
Une tache de sang.
Elle se détourna et sortit d'un pas lourd de cette petite grotte que tous appelaient communément "l'infirmerie", même si elle ne possédait aucun matériel médical.
Elle longea les couloirs jusqu'à la grotte qui leur servait de dortoir. Trois mages y discutaient à voix basses, tandis que quelques autres dormaient à poings fermés, allongés sur leurs manteaux.
Lorsqu'elle pénétra dans la pièce, la conversation cessa. L'adolescente préféra ne pas prêter attention aux regards qui glissèrent sur elle et ramassa son sweat à capuche, qu'elle n'emmenait jamais au-dehors pour limiter sa détérioration.
Elle l'enfila, cachant les nombreuses coupures et égratignures qui ornaient ses bras et que Fabrice n'avait pas soignées pour ne pas s'épuiser inutilement. Elle couvrit ses cheveux sombres et emmêlés sous la capuche et rabattit les pans à la fermeture cassée sur son torse, avant de sortir sans un mot.
La nécro-mage traversa de nombreux dédales vides et grimpa une longue volée de marches en colimaçon grossièrement taillées dans la roche. Elle déboucha sur un petit promontoire qui surplombait toute l'immense caverne bordant la Forteresse Vide.
Là, elle se laissa glisser contre la roche au bord du gouffre, et ramena ses genoux sous son menton, laissant ses yeux se perdre dans le décor figé qui l'entourait.
Cela faisait à présent deux mois. Deux mois qu'elle était prisonnière de ce monde gris, froid et figé. Deux mois que Nécros, l'entité du néant et de la mort, avait été libéré de ses sceaux millénaires. Deux mois qu'il prenait possession de son corps comme bon lui semblait et faisait d'elle sa marionnette, chassant les choses encore libres de ce monde pour en faire des alliés à sa cause.
Celles que les nécro-mages disparus lors de la Révolte appelaient des "blobs", à cause de leur manque de forme, leur absence de visage et leur surprenante capacité à pouvoir se déformer pour se glisser dans les crevasses de ce monde.
Ils n'étaient pas vraiment méchants, ni même hostiles. C'était l'esprit de Nécros qui les asservissait et les terrifiait qui les rendaient aussi dangereux. Et le plus puissant d'entre eux, surnommé le kraken à cause de ses multiples tentacules jaillissant du sol comme des eaux de la mer, avait encore une fois de plus failli les tuer. Le désir de Nécros de s'accaparer ce nouveau corps allait être leur perte, elle le savait.
La plupart des nécro-mages arrivés en même temps qu'elle dans ce monde n'y étaient plus depuis longtemps, mais servaient de main armée pour Nécros sur Terre. Ne restaient ici que les plus affaiblis de ceux arrivés pendant la Révolte, que l'entité devait juger trop faible pour ses desseins de l'autre côté, et elle.
Sans doute parce qu'elle n'était encore qu'une adolescente.
Ils s'étaient établis dans un réseau de galeries quelque part, au milieu de la Forteresse Vide. Le lieu était encore plus immense que ce que l'adolescente avait supposé au départ, et tous évitaient de s'aventurer trop profondément à l'intérieur lors des périodes où ils disposaient de leur libre arbitre, de peur de tomber sur quelque enchantement ancien hantant encore les lieux.
Mais, plus que son propre sort, Lina ne pouvait s'empêcher de ressasser sans cesse les questions qui la tourmentaient sur la Terre.
Elle ne savait presque rien de ce qui se passait de l'autre côté. Raphaël, devenu le pantin préféré de Nécros, ne parlait presque jamais de ce qui s'y passait, lors des rares fois où il revenait ici et disposait de son libre arbitre.
Qu'étaient devenues Ambre, Alya, ou encore madame Rita ? Est-ce qu'Alya avait seulement délivré son message lorsqu'elle avait quitté le pensionnat en trombe ? Est-ce que sa tutrice, si elle était venue sur les lieux, y avait été blessée, ou pire ? Est-ce qu'Ambre avait des séquelles dues à l'intervention de la machine ?
Elle savait que ce qui était arrivé était en grande partie sa faute. Tout était arrivé à cause de ses erreurs. Parce qu'elle n'avait rien dit à madame Rita, ou au GISEM, la police des mages. Parce qu'elle avait eu peur de se faire rejeter ou de perdre son statut d'apprentie, c'était elle qui avait été à l'origine de cette catastrophe.
C'était sa faute.
Elle sentit une larme brûlante rouler sur sa joue et enfonça sa capuche sur ses yeux en se mordant la lèvre. Cette blessure, plus que toutes celles qu'elle avait subies depuis son arrivée ici la faisait souffrir, la consumait de l'intérieur, l'empêchait de dormir la nuit...
Elle aurait tout donné pour une seconde chance. Pour une tentative de réparer ce qu'elle avait détruit. Elle savait qu'elle ne pourrait jamais effacer le passé, et que la blessure qu'elle avait contribué à ouvrir sur la Terre serait toujours là.
Maissi on lui donnait la chance de la panser, de l'aider à cicatriser, alors elleétait prête à tout pour atteindre son but. Prête à faire tout ce qui seraitnécessaire, et à en endosser les conséquences.
Tout, pour une chance de se racheter.
« Lina ? »
L'adolescente sursauta, et essuya son visage en vitesse.
« Oui, Argon ? »
Le nécro-mage se tenait en face d'elle, les yeux brillants. Ses cheveux pâles hirsutes lui donnaient un air de savant fou, et un grand sourire enfantin barrait son visage.
« J'ai enfin trouvé ! Lina, il faut absolument que tu viennes voir ça ! »
L'adolescente fronça les sourcils.
« Mais... Voir quoi ? »
Argon pencha la tête sur le côté, visiblement confus, avant de se frapper le front avec le plat de sa main.
« Quel idiot je suis... Tu ne peux pas t'en souvenir ! Il faut que tu mettes ta barrette.
- Ma... Ma barrette ? Mais qu'est-ce que ma barrette vient faire là-dedans ? Et puis, je ne crois pas avoir de barrette avec moi !
- Si, si... Attends, euh... »
Il fronça les sourcils et se gratta le front.
« Elle doit sans doute être dans ta poche de pantalon ! » s'exclama-t-il finalement.
Interloquée, Lina se releva, et grimaça lorsque ses muscles se rappelèrent à elle. Elle glissa la main dans sa poche gauche, puis dans la droite, et poussa un petit cri de surprise en y sentant la présence du petit objet métallique.
Elle l'examina. De fines gravures couraient le long de sa surface. Ses yeux s'écarquillèrent.
« M-Mais ce sont des runes ! »
Les runes étaient pourtant un savoir perdu depuis l'aube des temps ! Personne n'arrivait à les déchiffrer, et seule une poignée d'enchantements était encore utilisée, comme celui des luminographes...
« Bravo championne ! s'amusa Argon, une pointe d'ironie dans la voix. Allez, enfile-là s'il te plaît, je ne sais pas combien de temps il nous reste avant la prochaine possession. »
Lina dévisagea le nécro-mage, incrédule, avant de porter la barrette à ses cheveux.
Et elle se souvint.
Après des années de recherches au cœur de la bibliothèque de la Forteresse Vide, Argon avait réussi à percer certains de leurs mystères. Il avait retrouvé des enchantements anciens de magie interdite, et les avaient modelés afin de créer ces sortilèges extrêmement puissants, les porteurs de mémoires.
En emprisonnant une partie de leur mémoire dans lemétal comme on le ferait dans un disque-dur, ils avaient pu cacher certainesinformations à leur bourreau. Ils avaient pu mener des recherches en secret, espérant un jour trouver le moyen de contrecarrer les effets de la possession de Nécros.
Au début, l'alchimiste lui avait dit de ne pas rester entre ses pattes, ce qui risquait de le déconcentrer et risquer que Nécros ne le repère. Mais, au fur et à mesure que le temps passait, la curiosité insatiable et le regard neuf de Lina lui avaient été d'une grande aide, si bien qu'il avait fini par répondre à ses questions et lui expliquer ce sur quoi il travaillait.
L'adolescente s'était mise à faire des recherches à son tour, et à lui partager ses trouvailles dans la bibliothèque. Ensemble, ils avaient ainsi fait beaucoup de progrès et l'adolescente avait acquis les bases de l'alchimie et de l'art des enchantements.
Aujourd'hui, il régnait entre eux une relation de maître à élève, et Lina nourrissait un profond respect à l'égard de son mentor, qui avait tant traversé mais continuait à chercher sans se décourager, dans l'espoir d'un jour pouvoir changer les choses.
Ce jour qui était peut-être enfin arrivé.
Son cœur fit un bond d'excitation dans sa poitrine, et elle chancela sous l'afflux des souvenirs qui s'étaient déversés en elle.
« Alors comme ça tu... Tu as enfin trouvé ? » articula-t-elle, peinant à y croire.
Pour toute réponse, l'alchimiste hocha la tête, les yeux brillants.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro