Chapitre 36 - Nécros
Lina entrouvrit péniblement les yeux.
Pourquoi est-ce que le sol tanguait aussi fort ?
Elle cligna deux ou trois fois les paupières. Les dalles de pierres défilaient sous son regard embrumé. Elle reposait sur quelque chose de mou, et de tiède.
Quelque chose qui puait la transpiration.
Elle se frotta les yeux, soulagée de constater que sa vision s'éclaircissait enfin.
Quelqu'un l'avait visiblement jeté sur l'une de ses épaules, et la portait. Mais pour aller où ?
Elle essaya de marmonner quelque chose, mais sa bouche pâteuse et son crâne qui pulsait encore l'en empêchèrent. Le fait qu'elle ait la tête à l'envers ne devait pas non-plus arranger les choses.
Tentant de comprendre ce qu'il lui arrivait, elle ressassa ses derniers souvenirs. Et regretta rapidement de l'avoir fait.
C'est alors que quelque chose la frappa : elle était portée par un homme ! Un être vivant ! Ici, au cœur de cet univers vide et glacé ! Mais qui était-il pour elle ? Ami ? Ennemi ? Nécro-mage prisonnier ou population locale ?
Elle gémit doucement et décida de reporter ses questions à plus tard. Elle verrait bien une fois arrivée à destination.
Quelques minutes plus tard, Lina put entendre des bruits de pas dans le lointain. Cet homme mystérieux n'était donc pas seul ! Il lui sembla, de son point de vue renversé, qu'ils pénétraient dans une grande salle dans laquelle étaient amassées plusieurs dizaines de personnes.
Sans prévenir, l'homme fit basculer Lina en avant. La jeune fille heurta durement le sol poussiéreux. Le choc vida l'air de ses poumons et elle resta quelques secondes sur le flanc, le temps de reprendre ses esprits, avant de se redresser.
Elle se trouvait effectivement dans une grande salle flanquée de deux rangées de piliers, dont les murs étaient savamment décorés à l'image de la façade de la forteresse.
Avec stupeur, Lina découvrit qu'elle n'était pas la seule à être ainsi amenée au centre de la salle. Tous les nécro-mages ayant passé le portail étaient déposés, l'un après l'autre, à ses côtés.
Aucun d'entre eux n'avait donc été tué !
La poitrine de Lina fut d'un coup libérée d'un grand poids.
Elle tourna son regard sur la salle. L'homme qui l'avait amenée s'était rangé en silence au fond de la salle, à côté de ses pairs. Ils avaient tous l'air... Absent.
L'adolescente frissonna.
Elle se tourna de l'autre côté. Une longue allée les séparait du mur, où s'élevait un immense trône de pierre ouvragé. Et sur ce trône, un homme était nonchalamment assis et les fixait avec dédain. Un homme à la chevelure si pâle qu'elle aurait pu paraître blanche, et aux yeux gris transperçants que Lina ne put soutenir, malgré la distance.
Elle sentit son souffle se bloquer dans sa gorge, réaction partagée si elle en croyait les bruits étouffés qui s'élevèrent à côté d'elle.
Argon.
« Père ! s'écria Raphaël, en se levant d'un bond. Papa ! C'est moi, Raphaël ! Si tu savais tout ce que nous avons dû faire pour...
- Tais-toi ! »
La voix résonna, mortelle. Mais ce n'était pas une voix d'homme. Cette voix-là était un mélange terrifiant de plusieurs timbres différents, un son difforme et machiavélique qui faisait hérisser les poils sur la peau.
« Comment oses-tu t'adresser à moi de la sorte ! »
Raphaël tressaillit et recula d'un demi pas, comme frappé par la foudre. Puis il baissa la tête. Lina ne savait que trop bien comment le jeune homme devait se sentir en ce moment même, pour l'avoir expérimenté elle-même quelques temps plus tôt.
« Ce... Cette chose, que nous avons sous les yeux... Ce n'est pas lui. Ce n'est pas Argon, » murmura une mage épouvantée à côté de la télékinépathe.
En face d'eux, le nécro-mage se leva. Et, d'un pas lent qui transpirait une puissance mauvaise, franchit la distance qui le séparait du petit groupe tétanisé. Il s'arrêta en face de Raphaël, qui n'avait pas bougé, et lui souleva le menton d'un geste de la main.
« Toi... Tu possèdes leur signature à tous. Leur magie. Tu as donc reçu l'héritage de ma sœur, » articula-t-il lentement.
Sa bouche se fendit d'un sourire carnassier.
« Tu vas pouvoir briser les sceaux ! »
D'un geste sec, ses doigts se refermèrent sur la nuque de Raphaël. Il approcha sa bouche de celle du jeune mage terrifié, et exhala lentement une épaisse brume noire entre ses lèvres.
Le nécro-mage fut pris de convulsions et tressauta un instant, tandis que le corps de son père retombait mollement au sol. Puis il s'arrêta et se redressa.
Chacun retint son souffle, attendant la suite.
Raphaël s'étira lentement, presque délicieusement, puis il sourit. Il contempla un instant ses mains et s'écria :
« Ce corps est bien plus agréable que celui de l'autre loque... Je tiens enfin ma vengeance, après toutes ces années ! »
Sa voix avait pris les intonations de celle d'Argon, quelques instants plus tôt. Lina tenta de se creuser la cervelle malgré la terreur qui l'avait envahie. Une pièce du puzzle lui manquait, elle le savait. Quelque chose qu'elle connaissait, mais sans pouvoir mettre la main dessus...
Presque solennellement, Raphaël fit demi-tour et se dirigea vers le trône. C'est alors que l'adolescente remarqua que les décorations ornant le mur n'en étaient pas vraiment. Les motifs entrelacés dansant le long de la paroi formaient des runes, le plus ancien alphabet des mages. Tout ce qu'on savait d'elles à l'heure actuelle tenait sur une copie simple.
Lina n'était sûre que d'une seule chose : elles abritaient un sortilège extrêmement ancien et puissant.
Raphaël s'arrêta à quelques mètres du mur, et tendit les bras en avant. Ses cheveux se strièrent de bleu, de blanc, de vert et d'orange, avant de tourner au blanc éclatant, irréel. La télékinépathe détourna les yeux, incapable de supporter la lumière qui irradiait à présent du mage tout entier.
Une longue fissure remonta le long du mur en craquant, avant de s'étendre sur toute sa surface et de faire éclater la paroi, qui s'écroula dans un bruit de tonnerre.
Quand Lina osa à nouveau regarder, il n'y avait plus seulement une silhouette se découpant dans un nuage de poussière, mais deux. Et si l'adolescente avait pu redouter la noirceur qui émanait de Raphaël, ce n'était rien en comparaison de celle provenant de la nouvelle apparition.
Très grand, frôlant peut-être les deux mètres, il possédait une longue chevelure noire vaporeuse, qui semblait fumer sur ses vêtements sombres, ainsi qu'un teint cadavérique, presque gris, qui faisait ressortir des yeux couleur d'encre.
Lina se sentit écrasée par sa force. La tête lui tourna, et elle posa une main au sol pour se stabiliser.
Cette créature, que l'on ne pouvait pas décemment qualifier d'homme, était belle. Mais de cette beauté empoisonnée, ce piège duquel il est impossible de s'extirper une fois que l'on y a goûté.
Sa voix s'éleva, splendide et terrifiante à la fois.
« Moi, Nécros, suis enfin de retour. Et cette fois, la Terre n'y résistera pas ! »
Il leva le bras. Tous les mages placés autour de la salle se rapprochèrent, sans un mot. Raphaël combina à nouveau ses pouvoirs. Ses luminographes se mirent à briller. Lentement, devant lui, un nouveau portail d'une blancheur immaculée se forma sous ses doigts. Une douce chaleur en émanait.
Lina trembla. Sa porte de sortie était juste là !
Oui, mais avec cette créature que Raphaël venait de libérer à peine à quelques mètres d'elle, elle n'osait pas bouger d'un iota. Elle était comme pétrifiée.
Impuissante, elle regard la créature s'engouffrer triomphalement à l'intérieur, suivie de Raphaël et de tous ses acolytes. Le portail se referma derrière eux, la laissant seule avec Argon et les nécro-mages qui l'avaient accompagnée.
Ceux-ci restèrent d'abord un instant pétrifiés, ayant sans doute du mal, à l'instar de l'adolescente, à comprendre l'ampleur de ce qui venait de se passer.
Mais Lina se surprit à pouvoir penser beaucoup plus clairement, à présent que l'entité maléfique avait disparue. Comme si l'on avait ôté un grand poids de son esprit.
Argon se redressa péniblement à côté d'eux et murmura d'une voix rauque :
« Mais qu'est-ce que vous avez fait... »
L'un des mages, comprenant que leur meneur était revenu à lui, le soutint pour l'aider à se relever.
« Argon, je t'en prie, explique-nous ! »
Ce dernier secoua la tête.
« Cette chose que vous avez vue, et qui se fait appeler Nécros, est une entité dont je ne sais pas grand-chose. Mais il était enfermé ici depuis bien longtemps. Son aura seule suffisait déjà à nous posséder, nous... Nous étions comme ses marionnettes, prisonniers ici avec lui. Tout ce temps... Mais aujourd'hui, vous l'avez libéré et la chose qui a le plus d'importance à ses yeux maintenant, c'est sa vengeance sur notre monde. »
Ce fut comme si on avait jeté une enclume sur la tête de Lina. Elle tituba de quelques pas et s'écria :
« Le conte des lucioles ! Nécros, Anima, les Créateurs ! »
Tous se tournèrent vers elle, perplexe. Argon la fixa, bouche bée.
« Mais d'où... Comment as-tu pu entendre ces noms-là ?
- J'ai une amie animiste qui aime bien retranscrire les contes des lucioles, débita Lina, réfléchissant en même temps qu'elle parlait. Elle m'avait bien dit que les lucioles s'agitaient en ce moment, comme si elles voulaient nous prévenir de quelque chose ! Comment j'ai pu ne pas faire le lien plus tôt ? Nous devons être dans la Forteresse Vide, l'antre de Nécros ! Et si Raphaël a pu briser les sceaux, c'est parce qu'il avait en lui l'héritage des quatre Créateurs et d'Anima ! »
Un faible sourire amer naquit sur les lèvres du meneur.
« J'aurais aimé savoir tout ça lorsque nous avons été propulsés ici, après la manifestation ratée que nous avons menée...
- Que s'est-il passé exactement ? s'enquit une femme à côté de lui.
- C'est une histoire assez compliquée, fit Argon en détournant les yeux. Elle provient d'un désaccord entre Carl et son futur beau-père... »
Lina sentit son cœur bondir à nouveau dans sa poitrine. Il parlait de son père, et de son grand-père ! Elle se pencha en avant, avide d'en savoir plus.
« Vous savez tous que la fiancée de Carl était issue d'une longue lignée de télékinépathe... Son père était formellement contre un mariage avec un nécro-mage. Lorsqu'il a appris qu'elle voyait Carl en secret, et ce, depuis presque un an, il est entré dans une fureur noire !
Enfin bref, quand la manifestation a commencé à dégénérer, il s'est violemment interposé. Carl avait été blessé. J'ai tenté de le convaincre de partir, mais il n'a pas voulu. Nous... Nous nous sommes battus. D'autres mages du GISEM sont arrivés. J'ai créé un absorbeur pour endiguer les attaques mais il s'est produit un phénomène étrange... J'ai complètement perdu le contrôle de mon sort et nous avons tous été aspirés, et recrachés ici. »
Argon se tut, le regard vide, plongé dans ses souvenirs. Personne n'osa prendre la parole. Finalement, le mage demanda doucement :
« Dites-moi... Combien de temps cela fait-il que nous sommes ici ? »
Les mages s'entre-regardèrent, embarrassés. L'un d'eux déclara timidement :
« Ça fait un peu plus de quinze ans, maintenant. »
Argon baissa à nouveau la tête, les yeux écarquillés. Il y avait de quoi être sous le choc. Lina ne pouvait imaginer ce qu'il devait ressentir en ce moment même. Penser à toutes les choses qui avaient changées, disparues ou été créées pendant son absence. À la vie qu'il avait laissé en suspens. Le mage qui le soutenait dût redoubler d'efforts pour qu'il ne glisse pas au sol.
Finalement, après un long silence, le nécro-mage leva les yeux sur le petit groupe, une lueur déterminée dans ses prunelles grises, et demanda :
« Vous avez du métal sur vous ? »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro