Chapitre 27 - Le conte d'Alya
« Et c'est comme ça que, trois jours plus tard, le groupe de nécro-mages réussit à réunir plus d'une centaine de personnes à leur cause. Bien. Maintenant fermez vos cahiers, nous allons passer à l'activité suivante. »
Lina releva le nez de son cahier, le cerveau en ébullition. Elle n'avait jamais été aussi concentrée en cours d'histoire de la magie que depuis que son professeur avait commencé le thème du programme sur la Révolte.
Bien sûr, elle connaissait déjà l'essentiel de ce qui était dit, mais une piqûre de rappel ne pouvait pas faire de mal. Ainsi, Argon n'avait pas été seul à fomenter sa révolution. Ils avaient été trois têtes pensantes : lui, sa femme Héléna, et son meilleur ami, un certain Carl Cherrier.
Jusqu'à présent, l'adolescente s'était toujours dit que si elle s'interrogeait sur cet évènement, c'était parce ce qu'elle voulait connaître l'identité de son père. Mais elle devait à présent se rendre à l'évidence : une autre question l'importait bien plus que de connaître le nom d'un homme mort il y a plus de quinze ans.
Elle voulait savoir ce qui s'était réellement passé durant cette Révolte. À présent qu'elle pouvait partager leur point de vue de nécro-mage, elle savait que cet homme n'avait pas organisé sa manifestation pour se proclamer supérieur, revendiquer la suprématie des mages et briser le secret de leur existence ou quoi que ce soit d'autre d'imprimé sur ses manuels ou dans les journaux de la bibliothèque.
Argon avait simplement voulu revendiquer l'égalité des droits et des chances pour les nécro-mages par rapport aux autres classes de mages. Sinon, pourquoi cet esprit que tous savaient être brillant avait-il été refusé de plusieurs grandes écoles ? Pourquoi aurait-il été obligé de falsifier ses documents pour se faire accepter ?
Après tout, la répulsion qu'inspirait cette classe de mages n'était pas un secret. Mais est-ce que personne avant elle n'avait essayé de voir les choses sous leur angle à eux ?
« Lina ! Allez, au travail ! »
L'adolescente sursauta. Son professeur était penché au-dessus de sa table et la fixait d'un air agacé. Les joues de la jeune fille s'empourprèrent instantanément et elle baissa les yeux sur sa fiche en murmurant un mot d'excuse.
Il fallait vraiment qu'elle trouve un moyen de se changer les idées, sinon elle allait finir par perdre la tête à force de ressasser sans cesse les mêmes pensées.
Quelques heures plus tard, Lina put enfin s'affaler sur son lit. Ambre passa, se doucha et repartit en pianotant sur son téléphone. La télékinépathe souffla sur une mèche sombre qui lui tombait devant les yeux.
Si seulement elle avait pu passer toute sa vie sans bouger à regarder les autres déambuler, sans avoir à ne rien faire... Le visage d'Alya fit brutalement irruption en gros plan dans son champ de vision, lui arrachant un petit cri de surprise.
« Ça va ? T'as l'air vraiment claquée !
- Sans blagues... grommela Lina pour elle-même. Tu m'as fait peur !
- Désolée ! la taquina l'animiste avec un grand sourire. Eh ! Tu sais ce qui pourrait te faire du bien ? Un bon bol d'air frais !
- Non merci... En revanche, demanda soudain Lina, j'aimerais bien pouvoir lire ce que les lucioles racontent en ce moment. Ça fait vraiment longtemps que je n'ai pas profité de l'un de leur récit ! »
Alya fit la moue.
« C'est que... Je ne sais pas, leurs contes sont vraiment bizarres en ce moment. J'ai un mal fou à les traduire ! Je ne sais pas, on dirait que quelque chose les effraie. C'est comme si... Comme si elles voulaient nous prévenir de quelque chose.
- Vraiment ?
- Ouais... Enfin bref. Attends un instant, que je te les retrouve... »
L'animiste s'éloigna et se mit à farfouiller dans les tiroirs de sa table de nuit. Elle finit par en tirer un épais classeur brun, qu'elle présenta fièrement à sa camarade de classe.
« Tiens ! Ouvre-le sur le dernier texte, c'est le plus récent. J'y vais, j'ai des amis qui m'attendent dehors ! »
L'animiste la salua et s'éloigna pour ramasser ses épaisses bottes de marche – jadis noires, aujourd'hui couvertes de boue – à demi cachées sous son lit.
Lina cala son oreiller contre son dos et ouvrit précautionneusement le lourd volume sur ses genoux. L'écriture fine et élégante d'Alya courait de pages en pages, racontant mille et une histoires des temps passés, dont certaines inconnues des hommes.
Elle trouva la dernière histoire, portant la date de l'avant-veille, et commença à lire. Elle manqua de s'étouffer.
Aux origines de tout, il n'y avait rien que le Néant. Puis, celui-ci se scinda, et ainsi naquirent les premières Entités : Anima, la lumière de la vie, et Nécros, le vide de la mort.
Il s'agissait du même texte que celui de la bibliothèque ! Mais comment était-ce possible ?
Lina ferma un instant les yeux et laissa sa tête reposer contre le mur de sa chambre. Ses pensées tourbillonnaient follement.
Y avait-il un lien entre la magie du vide, la section où elle avait trouvé le premier exemplaire du conte, et les avertissements de son amie concernant les lucioles ? Quelle était réellement l'importance de cette histoire ?
Avide d'en savoir plus, Lina se replongea dans la lecture.
Aux confins du Temps et de l'Espace, Anima et Nécros s'enlaçaient en une étreinte parfaite. Aucun d'entre eux ne pouvait exister sans l'autre et chacun se suffisait pour combler ses besoins. Ce fut le temps de la symbiose.
Puis fut le temps de la création, lorsque naquirent du sein d'Anima les Créateurs : Gaïa, la terre nourricière, Ouranos, le ciel changeant, Typhon, l'océan et Gerra, la chaleur. Les quatre s'allièrent et s'unirent à leur tour. Ainsi fut créé le Monde. Il possédait eau et nourriture pour se sustenter, air pour respirer et chaleur pour s'entretenir. Il ne manquait plus qu'une seule chose : un souffle d'Anima, mère de toute vie, pour lui permettre de s'éveiller.
Ainsi Anima se sépara-t-elle de Nécros pour la première fois. Elle se pencha sur le Monde avec douceur et chaleur pour lui offrir sa lumière et son souffle de vie. Le Monde s'éveilla pour la première fois, aussi jeune et fragile qu'un faon et ne demandant qu'à être guidé.
Nécros enfin se demanda quelle pouvait être la raison pour laquelle Anima s'était détournée de lui. Il vit le Monde s'ébrouer et grandir et grossir et prendre en assurance, sans aucun frein ni limite pour le ralentir. Il se rendit compte que le Monde n'était que création, et que l'équilibre primordial qu'Anima et lui formaient n'y était pas respecté.
Il s'approcha donc à son tour de la création et en inspira une partie du don d'Anima. Pour que chaque nouvelle chose puisse exister, il fallait désormais qu'une autre lui cède la place. Toute chose donnée devait toujours être reprise à un moment où un autre. Ce fut ainsi le premier acte qui scella une nouvelle ère : le temps de la destruction.
Les Créateurs furent horrifiés plus que reconnaissants de l'acte de Nécros. Anima l'accusa de n'avoir apporté que douleur et sacrifice, et que par son geste le Monde finirait tôt ou tard par revenir à leur père à tous, le Néant. Tous lui interdirent de l'approcher une nouvelle fois.
Nécros, blessé, exigea d'Anima qu'elle s'unisse de nouveau à lui comme ils l'avaient fait tant de fois par le passé, pour restaurer l'équilibre d'antan. Mais ce temps était révolu, et Anima ne s'intéressait plus qu'au Monde, qu'elle chérissait comme elle avait jadis chéri Nécros.
Ce dernier lui proposa alors un marché. Il lui demanda deux objets rigoureusement identiques. Celui d'entre eux qui parviendrait, sans bouger, à éloigner le sien du Monde plus loin que l'autre le remporterait. Si elle gagnait, Nécros fit le serment de se tenir exilé loin du Monde. Mais si lui gagnait, Anima devrait oublier le Monde et revenir à lui. Les Créateurs, outrés, protestèrent vivement ; mais Anima l'accepta.
Anima détacha alors deux feuilles d'un même arbre, et tendit l'une d'entre elle à Nécros. Celui-ci s'en empara. Le frêle objet commença immédiatement à se couvrir de teintes orange et brunes et à se recroqueviller. Il appela à lui l'Infini et lui confia la feuille. Anima, quant à elle, insuffla la vie ainsi que tous ses espoirs à sa propre feuille. Bien verte et frémissante, emplie d'une énergie nouvelle, elle s'élança à la poursuite de sa jumelle devenue sa concurrente.
Cependant et par l'acte de Nécros, toute vie devait un jour s'achever, et, alors que le Temps accomplissait son œuvre, cette énergie s'amenuisait, petit à petit. Et plus cette énergie s'amenuisait, plus l'Espace à parcourir encore semblait s'étendre. Les Créateurs ne purent accepter de voir qu'Anima allait perdre le pari. Tandis que Nécros jubilait de son échec imminant, Ouranos se glissa derrière lui et fit souffler la Tempête. La Tempête rugit et se précipita pour soutenir la feuille défaillante. Il la soutint, puis l'accompagna à travers l'Espace, la berçant doucement de ses vents.
La Tempête, perpétuellement alimentée par le souffle d'Ouranos, amena le frêle objet plus loin qu'Infini, plus loin même que tous les territoires sur lesquels Nécros avait déjà étendu son influence. Un lieu désert, vestige raté des essais des Créateurs pour créer leur Monde.
Ainsi Anima gagna-t-elle son pari. Nécros se récria qu'il y avait tricherie et qu'Ouranos n'était pas en droit de se mêler de ce pacte qui ne concernait qu'Anima et lui. Mais Ouranos lui rétorqua qu'il n'avait jamais été question que les Créateurs doivent rester à l'écart de tout cela, et que Nécros avait bien usé de l'aide de l'Infini, l'une de ses créations, pour déplacer sa propre feuille.
Alors, dans un cri de rage, Nécros partit rejoindre l'objet qui l'avait perdu, en jurant que le pacte était caduc et qu'il reviendrait se venger de cet affront. Anima retrouva les Créateurs et tous se félicitèrent de pouvoir continuer à prendre soin du Monde sans plus avoir à se soucier de Nécros.
Le texte s'arrêtait là, mais Lina sentait bien qu'il n'était pas encore fini. Frustrée, elle se leva et fit le tour de la pièce. Se rendant compte que cela ne servait à rien, elle retourna s'asseoir. Avant de se relever à nouveau.
Elle referma le précieux classeur et tenta d'épousseter les poils d'animaux qui couvraient le lit de sa camarade, avant d'abandonner et de le poser sur la couette.
Et maintenant, que faire ? Que devait-elle en penser ?
La sonnerie du dortoir retentit, la faisant sursauter. C'était déjà l'heure du dîner, et elle n'avait pas encore commencé ses devoirs. Le cœur encore battant, elle enfila ses chaussures et sortit de sa chambre. Si elle ne pouvait pas lire la suite du conte, elle passerait la soirée à expérimenter ses nouveaux pouvoirs. Après tout, elle n'avait pas pris toutes ces photographies à la bibliothèque pour rien.
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