« J'y crois pas, t'as mangé tout le pop-corn ? Mais t'es vraiment une morfale ! s'indigna Gabriel.

- Oh, ça va ! Tu sais que ça ne se fait pas de dire des choses comme ça à une dame ?

- Une dame, toi ? Un puits sans fond, oui ! »

Ambre lui donna un petit coup de coude et soupira d'un air exaspéré, malgré le grand sourire qui lui fendait les lèvres. Elle traversa le hall du petit cinéma et poussa la lourde porte qui menait à la sortie. Après être restée deux heures dans l'obscurité de la salle, le soleil de l'après-midi lui brûlait les yeux.

« Je connais un coin sympa pas très loin. Ça te dit d'y faire un tour ?

- Bien sûr ! »

Elle suivit l'adolescent à l'extérieur jusqu'en lisière de la ville. L'air s'était passablement réchauffé, et l'absence de vent conférait à cette après-midi une température presque chaude, idéale pour sortir.

Les deux mages passèrent la lisière de la forêt et empruntèrent un petit sentier qui serpentait sous le couvert des arbres, tous parés de leurs plus belles couleurs automnales.

« Où est-ce que tu vas ? demanda l'adolescente comme son petit ami quittait le chemin pour s'enfoncer à travers les broussailles.

- Tu verras ! Tu as de bonnes chaussures au moins ? »

Ambre baissa les yeux sur ses baskets d'un blanc immaculé et grimaça.

« En théorie... »

Elle soupira et s'engagea à sa suite. Pourquoi est-ce que les meilleurs coins de ses amis étaient-ils tous dans les bois ?

Au bout de cinq minutes de marche, Ambre commença à se demander si Gabriel savait vraiment où il allait. Pourtant celui-ci avançait toujours d'un pas sûr, avec confiance.

Prise d'une envie subite, elle parcourut la faible distance qui la séparait de lui et glissa sa main dans la sienne. Gabriel lui sourit et lui murmura :

« On est presque arrivés. »

Son souffle chaud caressa sa nuque et elle ne put s'empêcher de frissonner.

« Y'a intérêt, sinon on va sortir de la carte... ne put-elle s'empêcher de lancer.

- C'est juste derrière cette butte, là-bas. »

Un faible souffle de vent agita les plus hautes branches des arbres, déclenchant une pluie de feuilles mortes au-dessus de leur tête. Ils gravirent ensemble la petite colline et s'arrêtèrent un instant pour contempler le paysage qui s'étendait sous leurs yeux. Les abords d'un petit lac s'étalaient, reflétant le ciel de l'après-midi. Ses rives étaient couvertes d'un profond tapis de feuilles, et la voûte des arbres s'étalant au-dessus transformait l'endroit en une petite bulle isolée du monde.

« Personne ne vient jamais ici. On y sera tranquille, assura Gabriel. Ça te plaît ?

Il se tourna vers Ambre. Les yeux de l'adolescente pétillaient.

« C'est parfait ! »

Elle se mit à dévaler la pente en criant :

« Le dernier arrivé est une poule mouillée !

- Eh ! Tricheuse ! » répliqua Gabriel, avant de s'élancer à son tour.

Ambre repartit de plus belle vers le lac. Elle s'arrêta au bord de la surface parfaitement lisse de l'eau et se laissa tomber dans les feuilles mortes. Gabriel la rejoignit peu de temps après.

« Quoi de mieux qu'un lac pour exercer ses talents d'élémentaliste, pas vrai ? »

Ambre se redressa, surprise.

« Mais enfin Gabriel... Tu sais qu'on n'a pas le droit !

- Qui nous verra ici ? »

Ambre hésita un instant, se remémorant son accident au terrain de tennis.

« Je suppose que tu as raison. »

Elle se plaça au bord de l'eau, en face de Gabriel, et se concentra jusqu'à soulever une épaisse bulle liquide dans les airs. Celle-ci lui paraissait plus dure à manipuler, semblait sans cesse glisser hors de son contrôle, sans doute à cause de toutes les impuretés qu'il y avait à l'intérieur. La terre, les micro-organismes, les morceaux de plantes décomposés, sans doute aussi des déchets plastiques...

L'élémentaliste se concentra. Elle ne se contenta pas de se focaliser sur l'eau, mais aussi sur tout ce qu'il y avait à l'intérieur. Il y avait certaines choses qu'elle ne sentait pas bien, qui échappaient à sa perception. Mais il y avait beaucoup de terre. Et elle, elle savait comment la soumettre à sa volonté.

Elle raffermit sa prise sur le liquide et en ajouta une nouvelle sur les particules terreuses.

D'un coup, elle sentit son énergie diminuer considérablement. Un grand froid la saisit et elle ne put réprimer un tremblement. Elle se concentra et commença à déplacer l'ensemble vers Gabriel. Quelques points noirs apparurent devant ses yeux.

« Ambre ! entendit-elle son petit ami crier d'une voix lointaine. Arrête ça ! Arrête ça immédiatement ! »

L'adolescente sentit qu'elle ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps. Ses doigts, ses mains, et même ses bras tout entiers s'étaient mis à trembler. N'y tenant plus, elle lâcha d'un coup ses deux connexions et se laissa tomber parmi les feuilles mortes. L'eau s'écrasa sur le sol, éclaboussant tout le bas de son jean.

Elle sentit Gabriel se précipiter vers elle et l'entourer de ses bras, lui frottant vigoureusement les épaules et le dos.

Petit à petit, sa vision s'éclaircit et elle prit conscience de son cœur qui battait la chamade dans sa poitrine.

« Quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal cette fois-ci ? balbutia-t-elle.

- C'est dangereux d'utiliser plusieurs pouvoirs à la fois, expliqua Gabriel. Quand tu utilises l'un d'entre eux, tu te lies avec l'élément. Te lier avec deux, c'est comme un courant électrique : si tu ne prends pas garde à séparer tes deux liaisons, tu peux te vider de ton énergie. Les rares personnes à faire ça se sont entraînées longtemps pour y arriver sans risque. »

Ambre passa une main tremblante dans ses cheveux. Ils étaient striés de deux couleurs différentes, bleu et vert.

« On ne pourrait pas me prévenir, pour une fois, avant de me laisser me tuer sans rien faire ? grommela-t-elle.

- Je pensais que tu le savais... Tous les mages savent ça ! »

Ambre ouvrit la bouche pour répliquer, mais la referma, sa rendant compte de sa bourde.

« Il... Il y a quelque chose que je dois te dire, souffla-t-elle. »

Gabriel s'assit à ses côtés et referma ses bras autour d'elle. L'adolescente posa sa tête sur son épaule.

« Tu sais qu'il y a quelques mois, je ne savais pas que j'étais élémentaliste de l'eau... Eh bien c'est pire que ça.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Il y a quelques mois, je ne savais même pas que j'étais une mage. C'est pour ça que j'ai fait n'importe quoi au terrain de tennis, c'est pour ça que je suis nouvelle ici, et c'est pour ça que je ne sais rien à rien ! »

Elle se mordit la lèvre.

« J'ai été adoptée. Je ne sais pas qui sont mes vrais parents ni ce qu'il leur est arrivé. Et le pire dans tout ça, c'est que... C'est que mes parents adoptifs savaient depuis le début que j'étais une élémentaliste primaire, et qu'ils comptaient se servir de moi... »

Elle sentit Gabriel frissonner autour d'elle, et leva les yeux vers lui. Ses yeux cristallins étaient perdus dans le vague. Il tourna lentement la tête vers elle et plongea la tête dans son épaule.

« Je suis désolé, souffla-t-il.

- Tu n'y es pour rien... »

Il ne répondit pas. En cet instant, c'était lui qui semblait le plus fragile, comme si quelque chose était sur le point de le briser.

Ne sachant trop que faire, Ambre l'enlaça à son tour.

« Tu peux tout me dire, Gabriel. Je comprendrai. »

L'adolescent se redressa et la regarda.

« Il n'y a rien, ne t'inquiète pas. »

Il se releva et s'étira.

« Tu es sûr ?

- Oui. On devrait rentrer maintenant, tu ne crois pas ? Tu as dû perdre beaucoup d'énergie et tu risques d'attraper froid.

- Bon, d'accord, » acquiesça Ambre en se relevant à son tour.

Elle tituba légèrement, attendit que ses derniers vertiges passent, et repartit à sa suite à travers la forêt, un peu déçue de voir que malgré sa confidence, le jeune homme semblait continuer à lui cacher des choses.

Elle soupira. Après tout, elle ne pouvait pas lui envouloir. Peut-être avait-il lui aussi des souvenirs durs qu'il préfèreraitoublier.