Ambre s'allongea sur son lit et sortit son cahier de mathématiques. Elle l'ouvrit et sortit une mine de son quatre-couleurs, déterminée à finir son exercice en moins de cinq minutes.

Elle lut la consigne une fois, puis deux. Elle était certaine d'avoir entendu son professeur expliquer ce que cela signifiait, mais elle n'arrivait plus à s'en souvenir. Elle fouilla son cours à la recherche d'indice.

« Mais pourquoi les cours sont-ils clairs lorsque les profs nous l'expliquent, mais deviennent incompréhensibles dès que l'on doit faire nos devoirs ? grommela-t-elle, frustrée.

- Ce n'est pas très compliqué à comprendre pourtant ! s'étonna Lina, plongée dans un vieux volume à l'aspect ésotérique.

- Facile à dire pour toi, miss-première-de-la-classe... »

La télékinépathe ne releva pas.

« Tu veux de l'aide ? » lui demanda-t-elle à la place.

Ambre hésita un instant. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle craignait : des moqueries sur son incompétence dans cette matière, des explications obscures l'embrouillant encore plus, un long discours auquel il était impossible de mettre fin...

Mais si ça pouvait lui permettre de ne pas se retrouver avec une feuille blanche lundi, elle était prête à prendre ces risques.

« Oui, s'il te plaît. »

Lina se leva et posa ses doigts sur les tempes de l'élémentaliste.

« Hey, mais qu'est-ce que tu fais ? s'insurgea-t-elle.

- Ne t'inquiète pas, c'est tout simple. Regarde ton cours... »

Ambre s'exécuta à contrecœur. Mais celui-ci n'était plus si opaque qu'auparavant. Lorsqu'elle posait les yeux sur un terme obscur, elle en comprenait le sens aussi clairement que de l'eau de roche. Chacune des étapes du raisonnement faisait sens à ses yeux et la conclusion était l'aboutissement logique de tout cela, la clef de voute qui venait en compléter l'ensemble.

Elle sentit les doigts de la télékinépathe se détacher d'elle. L'ensemble du cours perdit un peu de sa clarté, mais en conserva suffisamment pour pouvoir réussir à peu près tout ce que demanderait le professeur.

« Whaou ! C'est incroyable ! s'exclama l'adolescente. Mais comment tu... Lina, est-ce que ça va ? »

Son amie s'était retenue de justesse au mur et fermait les yeux, cherchant son équilibre. Finalement, elle secoua la tête et sourit.

« Ça va. C'est juste quelque chose que je n'ai pas l'habitude de travailler. Tu trouves ça comment ?

- Incroyable ! Tu devrais devenir professeur ! »

Lina pouffa.

« Ce que je t'ai transmis, c'est juste ma vision de la chose. D'autres le voient différemment, et mon aide ne ferait que les embrouiller davantage... »

Elle retourna sur son lit et récupéra le pavé qu'elle était en train de feuilleter.

« Tu lis quoi ?

- Ah, euh... Ça ? C'est un livre sur les nécro-mages et la magie du vide. Je me documente, au cas où...

- D'accord... fit Ambre, déconcertée. Bonne lecture alors. »

********************

Quelques heures plus tard, Lina referma le dernier des livres qu'elle avait emprunté, frustrée. Elle avait bien appris deux-trois choses, sur les capacités des nécro-mages, leur nombre supposé, des possibles explications du sortilège d'Argon qui avait détruit la place de la République et ses environs... Mais rien de pratique. Rien qui ne lui dise comment la maîtriser.

Elle jeta un œil à sa montre. La bibliothèque fermait dans vingt minutes. Si elle se dépêchait, elle avait le temps de rendre ses livres et d'en chercher de plus intéressants...

Elle ramassa ses emprunts et sortit à la volée, traversa les couloirs et arriva à la bibliothèque. Il n'y avait presque plus personne. Certains finissaient leurs recherches ou leurs devoirs, quand d'autres étaient en quête d'une lecture divertissante.

« Bonsoir Madame, lança Lina en déposant les lourds volumes sur le comptoir.

- Bonsoir Lina. Comment vas-tu ?

- Plutôt bien. Et vous ?

- Ça va. As-tu pu apprendre des choses intéressantes ?

- Oui. »

La télékinépathe hésita un instant puis continua :

« Mais il me manque encore quelques informations, comme... Sur la manière de pratiquer la magie du vide par exemple. Est-ce que vous auriez quelque chose qui puisse m'aider ?

- Je ne sais pas, il faut que tu regardes. Mais je ne possède pas beaucoup de livres à ce sujet. Si tu veux des précisions, il faudrait que tu te rendes dans une bibliothèque beaucoup plus fournie... Le mieux serait la bibliothèque François Mitterrand, à Paris. Ils ont une section spéciale pour les mages qui couvre plusieurs étages de l'un des bâtiments. »

Lina réfléchit. Son grand-père lui donnait un peu d'argent pour ses anniversaires, mais même si elle aurait voulu économiser, dépenser une quinzaine d'euros pour en apprendre plus sur ses capacités était parfaitement rentable. Il lui faudrait aussi l'accord de la directrice.

« Je vais y réfléchir », déclara-t-elle finalement.

La bibliothécaire lui sourit, puis retourna à ses occupations. Lina parcourut rapidement les rayons, mais ne trouva rien de particulièrement utile. Finalement, elle quitta la salle et se rendit à la cafétéria pour y prendre son dîner.

Même si elle ne pouvait pas se documenter immédiatement, l'adolescente pouvait tout de même s'entraîner à déclencher ses nouveaux pouvoirs. Il lui serait ensuite plus facile de s'entraîner. Mais pour ça, il lui fallait un endroit où personne ne viendrait la chercher. Un endroit où elle ne risquerait pas de provoquer des accidents, où on ne la chercherait pas, et où elle pourrait...

« Lina, tu m'écoutes ? »

L'adolescente cligna des paupières, tirée de ses pensées. Alya la regardait d'un air bougon. À côté d'elle, Ambre rangeait son smartphone dans la poche arrière de son pantalon pour retirer l'opercule de son yaourt.

« Excuse-moi, tu disais ?

- Je disais – si tu voulais bien m'écouter – que ce soir je retourne voir les lucioles. Elles sont super agitées en ce moment, et racontent des choses vraiment étranges... Ça vous dirait de m'accompagner ?

- Désolée, mais j'ai prévu de passer la soirée avec Gabriel, s'excusa Ambre.

- Et moi, j'ai... Des trucs à finir. Désolée Alya. Une autre fois ? compléta Lina.

- Ouais ouais... grommela l'animiste. Ça va, j'ai compris. »

Elle se tut et posa sa joue contre son poing en jouant distraitement avec la purée de son assiette.

Lina se sentait désolée pour son amie, qui devait avoir l'impression d'être un peu délaissée, mais elle trépignait sur place à l'idée d'enfin essayer ce nouveau pouvoir. Malgré toutes les mises en garde qu'elle avait pu lire, elle ne pouvait s'empêcher de trouver toutes les applications de la magie du vide intéressantes et originales.

Elle termina son repas et se leva précipitamment en lâchant un « À toutes ! » avant de quitter en trombe la cafétéria. Elle traversa les couloirs déserts du pensionnat qui semblaient tapissés d'or sous les rayons du couchant. À chacun de ses pas, ses bottines noires claquaient bruyamment sur le sol.

Elle avait hésité à amener son violon avec elle. Après tout, si quelque chose pouvait lui permettre de déclencher sa magie, c'était bien son instrument de musique. Mais elle craignait qu'on ne l'entende jouer, et trouvait plus prudent de le laisser là où il était.

La télékinépathe sonda rapidement le hall pour s'assurer d'aller dans la bonne direction puis s'engagea dans un couloir adjacent dont la porte était cachée derrière la cage d'escaliers principale – celle qui menait aux chambres.

Elle sortit son téléphone de sa poche afin de se procurer un peu de lumière et descendit les marches humides jusqu'au sous-sol du bâtiment, qui servait de cave pour ranger toutes les choses inutilisées ou inutilisables du pensionnat et de l'école.

Les dernières lueurs du jour traversaient un vieux soupirail pour tomber sur un fatras d'objets hétéroclites, illuminant la poussière fine qui flottait doucement. Quelques araignées et autres insectes avaient fait de ce lieu leur repère et bougeaient dans les coins sombres.

Lina entra dans la pièce et prit une grande inspiration. Cet endroit serait parfait pour s'entraîner sans être dérangée. Elle avait eu la chance de découvrir son existence il y a quelques années, alors qu'elle s'amusait à cartographier toute l'école dans sa tête pour s'entraîner à la visualisation.

Fébrilement, elle s'assit au sol en tailleur, comme elle avait l'habitude de le faire pour travailler la magie de l'esprit, et ferma les yeux.

Elle laissa revenir en elle les souvenirs du vide qui l'avaient habitée lorsqu'elle avait accidentellement créé ce qui s'appelait apparemment un « absorbeur », et, plus lointains, ceux qu'elle avait ressentis avant de perdre connaissance dans le manoir.

Un vide primal. Qui avait soif d'absorber les choses, de s'en nourrir pour grossir, encore et encore, mais sans jamais être rassasié...

Elle plaça ses mains en coupe et dirigea cette énergie sombre qui naissait au plus profond de son être vers ses épaules, ses bras, ses mains... Elle le fit passer dans le bout de ses doigts et le concentra entre ses paumes crispées par la concentration, mais sans le laisser absorber quoi que ce soit du dehors.

Dès qu'elle commença à le sentir, elle imagina une enveloppe pour le contenir, et éviter qu'il ne se mette à tout absorber sur son passage. Puis elle entrouvrit les yeux. La chose était là, toute petite, inoffensive.

Elle retomba dans ses mains, faute d'énergie pour grossir et flotter. Elle était flasque et lisse au toucher. Fascinée, Lina la fit courir entre ses doigts. On aurait dit du slime. Du slime aussi noir que la nuit.

D'après ses lectures, elle avait créé un « répulseur », une chose inoffensive pouvant changer de forme utilisée comme outil par les nécro-mages. Elle concentrait sa part de vide en son sein pour coller une fine couche de matière à sa surface et devenir tangible.

Peut-être dois-je le manier comme un élémentaliste le ferait avec de l'eau ? se demanda-t-elle.

Elle se rappela les discours enjoués d'Ambre à ce sujet, entrecoupés d'éloges de Gabriel, et tenta de reproduire ce dont elle se souvenait.

Pour manier l'eau, il fallait la soutenir, apporter son énergie et accentuer différents points de pression pour lui donner une forme particulière. L'apparition de sphères se faisaient grâce à la tension superficielle.

Pour le vide...

Lina contempla un instant la chose qui dégoulinait par terre et se demanda la manière dont elle allait bien pouvoir s'y prendre.

Elle la laissa tomber au sol. Puis elle exerça une force sur la chose, qui roula paresseusement au sol. Cependant, elle avait obtenu ce résultat grâce à la magie de l'esprit, comme en témoignaient ses mèches mauves.

Elle replongea dans le vide de la chose et l'imagina se mouvoir. Elle mit toute la force qu'elle put dans son déplacement.

Bouge, je le veux !

La chose fit un bond en avant et se perdit dans l'ombre de la pièce. Elle avait réussi ! Elle lui avait... Elle lui avait donné un ordre. Et même sans volonté ou vie propre, la chose avait obéi.

Enfin... Pas totalement, se dit-elle finalement, tentant d'analyser ce qu'elle avait ressenti. C'était plutôt comme s'il s'agissait d'une extension d'elle-même, qui transformait la moindre de ses envies en mouvement. La chose bougeait comme le feraient ses doigts ou ses jambes si elle décidait d'écrire ou de marcher. C'était assez intuitif, quelque part.

Amusée, elle lui fit ensuite de prendre de nombreuses formes. Une pyramide, un cylindre, une fleur... La chose accédait à la moindre de ses volontés, et possédait une malléabilité hors pair. Rien ne semblait lui être impossible à réaliser.

Un rayon de lune tomba dans les yeux de la nécro-mage. Elle leva les yeux vers le soupirail, et s'aperçut que l'astre de la nuit était déjà haut dans le ciel. Elle ramassa son smartphone, qu'elle avait posé à côté d'elle, et le consulta. Il était déjà minuit passé.

Elle demanda à la chose de disparaître, fermant inconsciemment son poing pour appuyer son souhait. Celle-ci se replia sur elle-même et se désintégra. Bientôt, il ne resta plus rien.

Lina se releva, les membres ankylosés, puis s'étira. Une langueur irrépressible s'était emparée d'elle. Sa seule envie était de s'allonger au sol, et de dormir. Sans doute étaient-ce les effets secondaires de la manipulation d'une nouvelle magie...

Elle résista à grand-peine à l'attrait du sommeil en s'administrant quelques claques mentales, puis remonta lentement l'escalier sombre jusque dans le hall, les jambes lourdes, puis dans sa chambre. Même Alya était déjà rentrée et dormait, roulée en boule sous sa couette.

L'adolescente retira ses chaussures et se laissa tomber sur son lit. À peine quelques secondes plus tard, elle dormait à poings fermés.