Chapitre XVIII
Ils s'arrêtaient régulièrement pour que les chevaux se reposent, boivent et mangent. Le cocher prenait soin de ses braves bêtes et proposait souvent de l'eau à ses passagers qui acceptaient volontiers.
Ainsi se déroula le trajet : Antonio composait, sans s'endormir ou très rarement alors que l'angoisse montait doucement, terrifié à l'idée que ses cauchemars ne deviennent réalité. Wolfgang dormait souvent, la tête sur l'épaule de son amant ou il fredonnait un air totalement au hasard. Aucun ne s'ennuyait, ils n'en avaient pas réellement le temps.
Une pluie battante tombait sur le toit du transport et le vent soufflait en grands hurlements alors qu'ils arrivaient à Legnago, le cocher s'arrêtant à l'entrée de la ville. Les deux maestros sortirent sans envie, le plus vieux rangeant ses partitions dans son porte-document qu'il coinça dans son veston. L'Italien paya cinq florins le cocher avant de courir vers le bâtiment le plus proche pour s'y réfugier avec le blond, déjà trempés. Ils étaient dans un café où discutaient la bourgeoisie et la basse noblesse de Legnago et des alentours. L'Autrichien jeta un œil à son amant qui lâcha un soupir et s'ébouriffa les cheveux pour espérer les sécher alors qu'il retirait sa veste dans le même but. Le virtuose resta le plus proche de lui possible, se cachant un peu des habitants. Le Maître de Chapelle embrassa discrètement sa tempe et s'approcha du comptoir pour demander deux cafés. Le gérant du café le regarda de travers, n'aimant pas voir de nouvelles têtes. Le commerce n'accueillait que les habitués et voir une personne étrangère était complètement inhabituel et peu désiré avant de dire au brun d'aller s'assoir à une table à l'écart pour attendre d'être servi. Hochant la tête, le natif de la ville s'installa le plus loin possible avec son comparse, lui tirant la chaise avant de prendre place à son tour, posant sa veste sur le dossier.
« Ce n'est pas très accueillant.. Soupira Wolfgang
-Je t'avais prévenu pourtant...
-Pourquoi il t'a regardé de travers ?
-Il n'aime pas les nouveaux, il doit penser que je suis un étranger.
-Tu parles parfaitement Italien pourtant.
-Oui, j'ai même l'accent de la Vénétie mais que veux-tu ? Ils ne me connaissent pas et même mes parents ne me reconnaîtront pas.
-Je me demande à quoi tu ressemblais quand tu étais petit.
-J'étais tout frêle et assez petit, je n'avais pas de barbe, le visage plus fin, une voix plus aigüe et je m'habillais de manière très colorée. Enfin, ils m'habillaient de manière très colorée.
-Tu sais quoi ? Je pense que tu es bien mieux comme ça ! »
Un rire franc mais discret échappa au plus âgé qui remit sa mèche en place avant de s'étirer. Un serveur leur apporta les tasses avant de leur demander directement de payer. Antonio roula des yeux et lui donna deux florins avant de passer ses mains autour de la faïence, regardant dehors. Le temps avait empiré, des grêlons tombaient sur le sol ou s'écrasaient contre les vitres, le vent battait les rues à tel point que les clients du café jureraient assister à une tempête. Les musiciens se regardèrent avant que l'aîné n'aille voir un groupe de jeunes bourgeois et bourgeoises qui discutaient.
« Excusez-moi. Sauriez-vous par où puis-je passer pour rejoindre rapidement la maison de la famille Salieri ?
-Que voulez-vous aux Salieri ? Ils ne sortent plus beaucoup depuis qu'ils ont perdu leur enfant, ça fait bien dix ans qu'on ne les voit plus aux fêtes mais on les voit à la messe tous les dimanches matins et il parait que la bonne femme va régulièrement voir le curé pour se confesser. Pourquoi ? On ne le sait pas.
-Je me fiche de ce qu'ils font, ce qui m'intéresse c'est rejoindre rapidement leur maison. Il pleut à en causer des inondations, je ne veux pas passer la nuit dehors à chercher.
-Mais pourquoi voulez-vous les voir ?
-Simple visite de courtoisie.
-Sortez du café, continuez de descendre la rue jusqu'au deuxième croisement que vous verrez, prenez à droite puis à gauche au troisième croisement. Vous arriverez au quartier où logent les Salieri. Je ne peux pas vous donner plus d'indications.
-Merci, ce sera suffisant.
-Monsieur ! Évitez juste de leur parler de leur fils, ils risqueraient de vous mettre à la porte.
-Ne vous inquiétez donc pas pour moi, si le départ de leur fils les a tant affecté alors croyez-moi que me ferait un plaisir d'oublier de mentionner ce funeste évènement.
-Ils se sont plaint que l'enfant soit parti dès l'adolescence et n'ont aucune idée du devenir de celui-ci, ni même s'il est encore en vie.
-Leur fils n'est pas parti de son plein gré, il a été chassé, nuance. Maintenant, permettez-moi de me retirer. »
Les bourgeois échangèrent des regards surpris. Ils s'étaient bien sûr tous demandés ce qu'était devenu le petit Salieri, l'enfant prodige comme les parents le nommaient, celui qui deviendrait un grand musicien, mais ils n'avaient jamais imaginé que la disparition du fils unique de la riche famille soit la conséquence du fait qu'il ait été chassé.
Le brun retourna à sa table et but son café en caressant très discrètement la main de son aimé, un sourire mauvais aux lèvres.
Alors comme ça, ils ont souffert après m'avoir chassé ? Tant mieux alors, ce n'est que justice. Et en plus ma mère se confesse ! Elle doit demander à leur Dieu chimérique pourquoi son enfant, son cher petit enfant s'est tourné vers les hommes. Pff, je n'ai pas choisi de me tourner vers les hommes, je suis naturellement attiré. Mais ces idiots ne veulent pas le comprendre. Ils préfèrent penser à une punition divine ou à une malédiction démoniaque ! Quels imbéciles.
Secouant la tête, l'homme tira sa valise sur ses genoux et l'ouvrit, cherchant son pistolet, par simple précaution. Il le vit et en caressa doucement la crosse, ses doigts suivant le contour d'une des roses. Voyant que l'ouverture de la valise cachait la visibilité à Wolfgang, il sortit l'arme et la rangea dans son veston duquel il sortit sa plume, l'encrier et son porte-document pour les remettre dans sa valise qu'il referma après.
« Nous pouvons partir, je sais comment me rendre chez mes parents.
-Il est tard tu sais... Peut-être devrions-nous aller les voir demain matin..
-Tu préfères ? Soit. Mais nous devons trouver une auberge où passer la nuit.
-Je sais, je sais. Je crois en avoir vu une pas très loin d'ici. Au coin d'une autre rue un peu plus bas.
-D'accord. Allons-y. »
Les deux hommes se levèrent et quittèrent le café, descendant la rue jusqu'au premier croisement. Ils s'engouffrèrent dans une rue avant qu'Antonio ne voie une ruelle sombre après plusieurs pas sur les pavés gris. Fronçant les sourcils, il s'y avança lentement, prudemment, avec une sensation de déjà-vu.
Était-ce un jour de pluie comme celui-ci.. ? Pourquoi je n'arrive pas à m'en souvenir...alors que je connais cette journée comme mes partitions.. ? Mais c'était ici... C'était dans cette ruelle... La maison de mes parents est à trente minutes d'ici... Vers l'Est du quartier indiqué par le jeune homme de tout à l'heure... Non..vers le Nord-Est.. Oui, c'est ça.. Vers le Nord-Est.. Et c'est là...c'est là que j'ai failli mourir...
Des maux de tête suivis de nausées le prirent alors qu'il s'appuyait contre le mur en face de lui, le front et la main posés contre, réprimant un haut-le-cœur. Une main se posa sur son épaule avec tendresse alors qu'il recevait un baiser dans le cou. Il n'eut pas besoin de se retourner pour reconnaître la personne dont venaient toutes ces attentions.
« Quelque chose ne va pas.. ? Tu es glacé.. Allons à l'auberge, tu me raconteras là-bas. »
Un vague hochement de tête lui répondit, l'Italien sortit de la ruelle pour suivre son amant jusqu'à l'auberge où il demanda une chambre pour deux pour la nuit. La femme lui donna les clés et les laissa monter à la chambre qui leur était attribuée par le numéro sur la clé. Les maestros ne mirent que quelques minutes avant de la trouver, passant la clé dans la serrure. Le natif de la ville ouvrit la porte et laissa le blond entrer avant de le suivre. Il scella ensuite la chambre, posant la clé sur la table de nuit. Un chandelier était allumé avant leur arrivé, les bougies à moitié consumées. Wolfgang se laissa mollement choir sur le lit, s'enfouissant sous les draps. Roulant des yeux, le Maître de Chapelle s'approcha et le poussa du matelas.
« Déshabille-toi.
-Hein ?!
-Déshabille toi, j'ai pas envie que tu mouilles les draps.
-Ils vont être mouillé par autre chose, tu vas voir !
-Pas ici, quand on sera de retour à Vienne, je te livrerai mon corps sur un plateau d'argent mais certainement pas ici. C'est mal insonorisé.
-Tu ne faisais pas de bruit la dernière fois.
-Ne m'en parle pas, j'avais mal la dernière fois.
-Je sais...Désolé...
-Ne t'excuse pas. Je ne t'en veux pas. »
L'Autrichien retira alors ses vêtements, restant avec seulement son sous-vêtement et attendit que son aimé vienne prendre place à ses côtés. Celui-ci rouvrit sa valise pour ranger son arme discrètement et se mit dans la même tenue vestimentaire que son cadet avant de le rejoindre sous les draps. Wolfgang l'enlaça doucement, posant son menton sur son crâne, fermant les yeux. Le brun était parcouru de tremblements alors qu'il fermait les yeux pour essayer de s'endormir. Il revoyait la ruelle, lui plus jeune, avec son corps frêle et ses bras fins, le sang coulant sur ses vêtements, les pavés, le bout de verre dans sa main, ses forces l'abandonnant. Le virtuose caressa doucement son dos pour l'aider à se calmer avant de se reculer légèrement pour pouvoir prendre son visage entre ses mains.
« Antonio, regarde-moi...je suis là...tu n'as aucune raison de trembler... Antonio... »
Le plus âgé rouvrit doucement les yeux pour les plonger dans les prunelles inquiètes de son vis-à-vis. Il sentit des caresses sur ses joues devenues pâles, venant se blottir un peu plus contre le blond. Ce dernier continua de frictionner son dos pour le calmer et chasser ses démons, entremêlant leurs jambes, se faisant bien plus protecteur, le protégeant avec son corps contre une menace intérieure, espérant que sa présence le calmerait. Les tremblements de l'Italien cessèrent bientôt et son souffle devint plus régulier, preuve qu'il s'était finalement endormi. Le compositeur germanique trouva bientôt le sommeil, ronflant légèrement, son visage contre celui de son amant.
Ce fut à l'aurore qu'Antonio se réveilla d'un cauchemar qu'il n'avait encore jamais fait. Son corps tout entier se mit à trembler, de la sueur coulait le long de son dos alors que son regard dérivait lentement vers le blond étendu à ses côtés, ses légers ronflements et leurs battements de cœur constituaient les seuls bruits de la pièce avec le souffle rauque et étranglé du Maître de Chapelle. Il déglutit péniblement et inspira longuement pour se calmer, passant nerveusement une main dans la crinière blonde à côté de lui, fébrile. Sentant sa main, Wolfgang ouvrit les yeux et se redressa en baillant, regardant son aîné. Ce dernier cherchait encore sa respiration et crispait ses doigts sur les draps, sa main retombant sur le matelas après le réveil du virtuose, qui se planta devant lui, inquiet.
« Que se passe-t-il.. ?
-Je...j'ai fait un cauchemar...où...où mon père.. te tuait..devant moi...
-Antonio...ça n'arrivera pas...rassure-toi...
-J'espère... je vais me laver..tu y vas après moi.. ?
-Oui, ne t'en fais pas pour moi. »
Le latin se leva et se dirigea vers la petite salle d'eau où se trouvait un seau d'eau froide et un gant ainsi qu'un savon pour se laver. Une fois sa toilette achevée, il s'habilla et rangea à nouveau son arme dans son veston, sortant de la pièce. Le plus jeune prit sa place dans la salle d'eau et en sortit quelques minutes après. Les deux hommes descendirent avec leurs valises et le brun paya la gérante de l'auberge après lui avoir rendu la clé. Ils sortirent et retournèrent dans la rue de la veille, commençant à suivre le chemin indiqué par le bourgeois. Les pensées de l'Italien restaient figées sur ses songes, marchant aux côtés de son amant qui le guidait à travers les différents croisements jusqu'à parvenir au grand quartier en une quinzaine de minutes. Soupirant légèrement devant tant de bâtiments, l'étranger regarda tout autour d'eux pour se repérer et trouver la demeure des Salieri, sans succès.
« Inutile de t'agiter comme ça, Wolfgang. La maison est plus loin, au Nord-Est si mes souvenirs sont exacts.
-Tu pouvais pas le dire avant ?
-Désolé mais c'était divertissant de te regarder essayer de lire les adresses.
-Sale bête. »
Antonio pouffa et ferma les yeux pour se plonger dans ses souvenirs avant de les rouvrir et de se diriger vers une petite avenue qui menait à une autre partie du grand quartier. Les maestros marchèrent dans les rues pendant encore une dizaine de minutes avant que l'aîné ne s'arrête devant une maison sobre, un peu délabrée sur la façade et aux volets fermés. Wolfgang s'approcha de lui, posant discrètement ses lèvres dans son cou.
« C'est ici.. ?
-Oui. Malheureusement.
-Je suis certain que ça va bien se passer ! »
Le Maître de Chapelle inspira longuement et frappa trois coups à la porte avant de se reculer légèrement. Il entendit les verrous se tourner et la porte s'ouvrit en un grincement strident sur le père de Salieri qui dégaina, sûrement par réflex, son vieux fusil de chasse sur les deux intrus. Plissant les yeux, l'homme sortit de son veston son pistolet, posant le canon contre celui de l'autre arme.
« Baisse ton arme ! Je suis venu ici pour parler, pas pour me battre.
-Qui êtes-vous ? Grogna le paternel en le toisant, abaissant à peine son fusil
-Cela ne m'étonne pas que tu ne me reconnaisses pas. J'avais prévenu pourtant que je reviendrai, n'as-tu pas reçu ma lettre ?
-Qui êtes-vous ?! Dépêchez-vous, je n'ai pas de temps à perdre.
-Aussi rustre que toi, le vieux. Souffla Wolfgang, même s'il ne comprenait rien à l'échange des deux Italiens
-Je suppose que c'est de lui que je tiens ça. »
Le compositeur s'avança d'un pas, faisant reculer son père. Son regard ne trahissait que haine, dégout et mépris vis-à-vis de ce traitre alors qu'il prenait son air le plus hautain pour s'adresser à lui.
« Je suis Antonio Salieri. Peut-être que ce nom vous dit vaguement quelque chose. Clama-t-il avec un sourire narquois sur le visage
-Que viens-tu faire là ? Il me semblait pourtant t'avoir dit de ne plus jamais remettre les pieds ici ! Dégage ou...
-Sinon quoi ? Je te déconseille de me menacer, je suis devenu un homme puissant, plus influant que tu ne le seras jamais. La Cour de Vienne me baise les pieds et les meilleurs orchestres jouent avec moi tandis que les hommes et femmes les plus intelligents rêvent de me côtoyer. Et toi, qu'es-tu ? Peux-tu te vanter d'un tel succès ? Bien sûr que non. Ta fortune n'est plus, sinon tu aurais quitté cette ville miteuse pour Rome, Venise ou Milan. J'aurai volontiers partagé ma gloire, si seulement vous n'aviez pas été aussi stupides, ta femme galeuse et toi ! D'ailleurs, comment va la vieille bique ? Elle ne t'a pas fait un autre enfant, en espérant que le « Seigneur » ne le fasse pas pencher vers les hommes lui aussi ? Oh pardon, j'avais oublié que parler sexualité était tabou ici.
-Tu n'es même pas reconnaissant de ce que nous t'avons offert ?! Nous t'avons donné la vie tout de même ! Tu devrais te montrer plus respectueux et...
-Moi ? Respectueux avec vous deux ? Plutôt crever, oui ! Vous avez fait de mon adolescence un enfer. Je n'ai cessé de me remettre en question pendant un long moment, de me demander pourquoi vous m'aviez chassé avant d'avoir ma réponse. Puis, je me suis demandé pourquoi est-ce que c'était mal d'aimer un homme. Il n'y a rien de mal à cela, je suis naturellement attiré par les hommes. Vous ne pouvez rien y faire, vous devez l'accepter. Le monde évolue, si vous ne le suivez pas, alors c'est votre problème.
-Cet homme a abusé de toi ! Tu ne les aimes pas vraiment, Antonio et tu le sais ! Ce serait contre nature ! »
Roulant des yeux, le latin fourra le canon de son arme dans la bouche de son père pour qu'il se taise et arrête de raconter de pareilles bêtises. Son regard se fit meurtrier alors qu'il se retenait de presser son doigt contre la gâchette. Les désirs de vengeance coulaient en lui comme l'eau des rapides et ils ne se calmeraient que s'il tirait. Mais il ne pouvait pas. Pas devant Wolfgang. Le natif de la ville avait encore une once d'humanité et ne désirait pas la gâcher pour si peu. Non, ce vieillard ne méritait pas qu'il se pourrisse la vie d'une telle façon, en l'éliminant et en perdant celui qu'il aimait. L'Autrichien prit doucement sa main dans la sienne, entremêlant leurs doigts pour le calmer. Inspirant doucement, Antonio décrispa lentement sa main, le doigt moins appuyé contre la gâchette.
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