La petite salle blanche était voûtée. Les rayonnages étaient en bois et laissaient entrevoir leurs trésors poussiéreux. Les couvertures aux tons mornes n'attiraient pas l'œil du lecteur qui s'était égare dans cette petite pièce.
Elle entra, silencieuse, soucieuse de respecter les pages qu'elle espérait effleurer du bout des doigts, sentir l'encre ancienne... Elle était grande lectrice, comprenait les mots, les recherchant: les livres étaient son royaume. Elle pouvait passer des jours rien qu'à leurs côtés, respectant les livres, quelque soit leur génération ou leur état. Toute bibliothèque était un lieu conquis pour elle. Les livres se laissaient trouver, effleurer du bout des doigts , sentir l'encre fraîche et le papier jauni. Les livres étaient son point d'attache, ses repères, ils avaient toujours été là pour elle. Mais là, dans cette petite pièce coupée du monde où seuls quelques rares rayons de soleil et une infinité de grains de poussière pénétraient, là, le charme n'opéra pas. Ou plutôt si, mais dans l'autre sens.
Elle fit un pas puis un autre, lente comme si elle ne pouvait pas se mouvoir avec grâce et légèreté. Il lui semblait sentir des regards posés sur elle, des regards menaçants : celui des livres. Assurément, il ne leur arrivait pas souvent de recevoir de la visite et celle-ci était indésirable. Le silence était encore plus pesant ici que dans n'importe quel autre endroit. Le lieu en devenait inquiétant. Elle fit quelques pas, oppressée, avant de s'arrêter, le souffle court. De l'air! Mais elle ne voulu pas rebrousser chemin. Plus que quelques mètres et elle serait au bout de la pièce. Elle franchit ces derniers mètres puis se retourna. Elle était encerclée et avait l'impression d'avoir pénétré dans un lieu interdit où elle n'aurait jamais dû aller, qu'elle n'aurait jamais dû découvrir. Ces livres, ce royaume la rejetait sans qu'elle comprenne. La tension régnant dans la pièce ne lui semblait plus supportable, et alors que son coeur battait à toute allure, elle regarda sa montre pour vérifier que les aiguilles tournaient toujours. Elles tournaient. Elle releva la tête et découvrit le titre d'un livre blanc, froid, à l'image de la pièce qui fit monter la tension à son summum: Le temps suspendu. Elle sortit en coup de vent, presque en courant. Dès qu'elle eut franchi la porte de la petite pièce, elle retrouva avec soulagement les discussions chuchotées, les bruissements de feuilles, le cliquetis des touches d'ordinateur, tous les bruits de la vie silencieuse d'une bibliothèque. Ils lui réchauffèrent le cœur, et bien que cette excursion dans un monde qui ne semblait pas vouloir d'elle l'ait terrifiée, elle n'en prit pas moins une décision: elle reviendrait et apprivoiserait ces livres et tout reviendra dans l'ordre.
Elle avait tenu sa promesse et était revenue, mais cette fois, elle avait pris ses précautions : elle n'irait pas seule. Devant la bibliothèque, elle observa malicieusement son amie. Celle-ci avait les joues rosies par l'amour et le vent froid de l'extérieur, le teint blanc et pâle d'une poupée de porcelaine. Ses yeux bleus pâles passaient sur les gens sans les voir, perdue en pensée dans les yeux qu'elle aimait. Ses cheveux d'une douce blondeur lui faisaient une auréole dorée. Elle s'appuyait au mur, tremblante de l'amour qui la hantait. Le souffle court, les cheveux en bataille s'écoulant en cascade sur ses épaules, les yeux d'un bleu très clair où il faisait bon de se perdre, elle était toute tremblante d'amour et dans un souffle avoua: " Je suis amoureuse."
Cette déclaration fit sourire la première jeune fille : elle était heureuse lorsque les autres autour d'elle l'étaient et cet amour fit naître un immense sourire sur ce visage. Elles plaisantèrent sur cet amour, néanmoins attendries par ces doux sentiments. Elles entrèrent ainsi dans le pays des livres, l'une sur son petit nuage, l'autre amusée par cette si grande émotion. La jeune amoureuse restait là à rêvasser autant qu'elle pouvait, mais quand son amie l'appela, comme si elle allait lui révéler un secret, lui montrer son royaume, c'était un peu cela, l'amoureuse suivit l'amoureuse des livres. Là, elles se retrouvèrent dans la petite salle blanche aux rayonnages poussiéreux. La reine de ce royaume expliqua alors à la visiteuse la raison de leur venue dans ce lieu: vaincre les regards pesants des livres, soulever la poussière et découvrir ces trésors de papier. D'abord elles arpentèrent la petite salle en échangeant quelques phrases pour briser le redoutable silence. Alors, tremblante d'émotion, retenant son souffle, la reine de ce royaume imprimé effleura la tranche des livres, secouant la poussière qui les recouvrait et là, le charme opéra. La jeune fille sentit qu'il n'y avait plus qu'un seul geste à faire pour avoir le rayon à ses pieds. Elle prit un livre par le haut de sa tranche et le fit doucement glisser vers elle. Puis, quand il fut libéré de l'étreinte des autres couvertures, elle le saisit a deux mains et l'ouvrit. Son coeur s'emballa, elle savait qu'à présent elle avait le monde de tous ces livres a ses pieds et qu'à nouveau elle était reine de ces pages chargées d'encre. En un instant, elle eut envie de sortir de leur léthargie tous les livres, de les toucher, de les sentir sous ses doigts,s'envelopper de leur odeur. Elle alla jusqu'à chercher les livres dans les petites boîtes où ils étaient cachés. Avec son amie, elles feuilletèrent des dizaines de livres, tournèrent de nombreuses de pages et lurent des centaines de lignes. Elles découvrirent des feuilles très anciennes de qualité même pas reliées. Elles déplorèrent un instant l'abandon de ces livres, le rangement de certains autres... Elles s'assirent avec beaucoup d'hésitations sur une chaise poussiéreuse. La jeune amoureuse déclara tout à coup: "C'est comme si nous ne devions pas être là!" Cette phrase résumait bien la sensation des deux jeunes filles. Cette pièce semblait être un lieu secret, un endroit interdit où personne n'avait l'autorisation de pénétrer. Mais maintenant que les livres s'étaient soumis à elles, ils n'étaient plus interdits. La combinaison secrète avait été trouvée, laissant les deux jeunes filles à la tête de ce trésor chargé d'encre. Elles s'amusèrent de certaines illustrations, de certains titres ou encore des sujets choisis par les auteurs. Elles étaient presque arrivées à la fin quand soudain,dans le rayon le plus poussiéreux et dégarni de la salle, le regard de la reine des livres se posa sur un trésor à ses yeux. La couverture rouge délavée qui devait être éclatante auparavant faisait apparaître un titre en lettres dorées: Dictionnaire grec-français, par A. Bailly. Le coeur de la reine des livres battit à toute allure. Elle n'osait pas en croire ses yeux. Elle avait besoin de sentir cette couverture rugueuse, serrer contre elle ces 2200 pages de grec, respirer cette odeur de vieux livre si particulière, ouvrir avec délicatesse le volume, tourner les pages si douces avec respect et découvrir avec stupeur la date d'entrée de ce livre dans les rayonnages: le 15 décembre 1981. Elle calcula rapidement, et échangea un regard joyeux et quelques mots avec son amie avant de se replonger dans la découverte de ce fabuleux document:
"Il m'attend depuis 35 ans!!!"
L'émotion était palpable. D'autres livres attendaient encore d'être découverts, mais la reine des livres était tellement obnubilée par cet ouvrage qu'elle ne voyait plus qu'une couverture rouge vieillie par le temps. Elle sortit de la pièce, l'amoureuse sur ses talons, son trésor à bout de bras, rayonnante de joie quand soudain un doute traversa son esprit et elle s'arrêta en demandant:
"Tu crois que je pourrais l'emprunter?
- Oui, bien sûr, la rassura la jeune fille blonde, personne d'autre n'est aussi fêlé que toi et accorder d'importance a un livre pareil!
- Oui mais... Est-ce qu'on peut emprunter un dictionnaire?
- Arrête de te poser des questions!"
Quelque peu rassurée, la reine se remit en route, son trésor solidement maintenu des deux mains, le montrant à tous ceux qu'elle croisait. Bien souvent, ceux-ci se moquaient d'elle, mais elle s'en fichait. Elle possédait un trésor qu'elle avait découvert dans cette salle blanche très empathique au premier abord. Elle alla, tremblante, demander à emprunter le document.
La dame qui s'occupait de ces trésors de papier n'était pas commode et semblait très possessive avec les ouvrages, ce qui laissa craindre la reine des livres un refus. Elle faillit s'étouffer d'indignation quand elle vit avec quelles manières cette dame manipulait le trésor. Elle faillit abîmer gravement les pages douces parfaitement conservées depuis 35 ans en quelque secondes. Non contente de maltraiter ainsi un ouvrage qui méritait un profond respect, la reine du subir un interrogatoire poussé. Mais après quelques réponses, elle finit par récupérer son trésor pour enfin le sortir de ces salles où il s'empoussiérait. 2200 pages et 35 ans. Un véritable trésor entre les mains de la reine des livres. Une reine qui avait perdu puis retrouvé son royaume et étendu jusque dans cette petite pièce où le temps était suspendu.