On se dirige vers la rue Montorgueil et on s'affale à la première terrasse disponible.

Il y a là toute une troupe de jeunes mamans en train de papoter gaiement après avoir déposé Capucine, Fleur, Jules et Gaspard à l'école. Elles savourent leur café... tout en répétant toutes les trois secondes qu'elles doivent y aller et qu'elles vont être en retard. Elles nous regardent avec suspicion : sans doute l'instinct maternel qui leur souffle qu'on devrait être en classe.

Hé, les meufs ! A presque dix heures en pleine semaine, en train de siroter nos cafés sur une terrasse parisienne, à mon avis, à part le couple de touristes hollandais qui prend son petit dej, on devrait toutes être ailleurs !

Mais je m'aperçois vite que le regard de nos voisines s'arrête surtout sur mes deux cavaliers qui étalent sans pudeur leurs physiques de jeunes premiers. J'en conclus que la libido n'a pas d'âge et, franchement, ça m'amuse autant que ça me rassure.

L'épluchage visuel se poursuit de façon peu discrète, sans que ni Simon ni Noah ne lèvent seulement la tête. Moi, quand on me mate de façon un peu trop insistante, j'ai tendance à me liquéfier. Alors que mes deux nigauds sont affalés sur leurs fauteuils, avec la tranquille insouciance de ceux qui ont l'habitude qu'on les reluque.

Nous commandons nos trois cafés à un jeune serveur plutôt pas mal, qui me gratifie d'un sourire charmant. "Un partout, la balle au centre !", j'ai envie de crier à mes compagnons. Mais je crois qu'ils me regarderaient avec des yeux ronds sans comprendre.

- Alors princesse, on a bien fait de te sortir de ton donjon, me taraude gentiment Si-Lo.

- Si tu la ramènes encore avec tes histoires de princesse, je te fais jeter aux oubliettes ! Et puis franchement, le Moyen-Âge, très peu pour moi...

- Pourquoi ? Ça devait être une chouette période ! Je me vois bien en train de banqueter après un rude tournoi, en vidant moult pichets de bons vins servis par d'accortes soubrettes...

- C'est marrant que tu ne t'imagines pas en pauvre paysan opprimé, grattant la terre pour nourrir ses neuf enfants...

Il reconnait d'un air songeur.

- Non, tiens, c'est vrai, je me projette plutôt du côté du château...

Je confirme en riant.

- En même temps, j'ai du mal à t'imaginer dans la peau d'un misérable serf...

Je les examine quelques instants tous les deux, en penchant la tête.

- Voyons... Noah ce serait forcément un chevalier, genre Bayard, avec une armure de deux cents kilos et une longue épée...

Le beau brun lève un sourcil moqueur.

- A quel point, longue ?

- Enfin je veux dire une épée normale, mais tu sais, ils avaient ces trucs très lourds à l'époque. Enfin c'est pas ce que je veux dire...

Je m'embrouille un peu, je rougis légèrement.

- Et moi ? demande Si-Lo qui vient charitablement à mon secours.

- Désolé Simon, toi, je te vois plutôt en ménestrel... Tu sais, avec les poulaines à grelots et la viole autour du cou...

- Putain, c'est ce que tu penses de moi ?  C'est carrément la honte !

Je feins un sourire désolé.

- Tu sais, les fantasmes, on contrôle pas...

Mais il en faut beaucoup plus pour que le chéri de ces dames se démonte.

- Attends qu'on soit rentrés : je vais venir chanter l'amour courtois tous les soirs sous ton balcon, tu vas vite changer de fantasme, crois-moi !

Je l'interromps brusquement.

- Ha ! Mon moment de honte, j'ai trouvé ! Quand j'ai dû chanter toute seule au karaoké parce que mon pote, qui m'avait trainé là, a eu un appel sur son portable et qu'il m'a plantée juste au moment de monter sur scène. Trois minutes de Lady Gaga toute seule, dans un bar rempli d'inconnus... le pire moment de ma vie !

Ils se marrent de bon cœur tandis que Si-Lo s'exclame : "Validé !"

Il se tourne alors vers Noah.

- Tu ris, mais tu sais que tu n'y échapperas pas !

Je vois Noah se renfrogner, son regard noir devenir plus ombrageux.

- Vous racontez des histoires gentilles qui vous mettent en valeur... C'est pas vraiment ce que j'appelle avoir honte !

- D'accord, j'en ai une autre, annonce Simon-Loup pour dissiper le petit moment de gêne : à treize ans, j'ai pissé sur le sol chez Disc'n'Go. Qui dit mieux ?

- Whaaat ?

- J'avais une envie, mais comme jamais... et en même temps je voulais absolument acheter des vinyles avant de rentrer, parce que j'avais décidé de devenir DJ et c'était la chose la plus importante de ma vie. Enfin, à l'époque...

- Et donc ?

- Donc me voilà en train de regarder les disques tout en me tordant littéralement de douleur, les deux cuisses serrées et une main agrippée sur ma... je vous fais pas un dessin... Le tout en essayant de prendre un air naturel en parcourant les pochettes comme un vrai pro.

- Et ça c'est fini comment ?

- Horrible. J'ai pas pu me retenir. Je me suis littéralement uriné dessus.

Nous éclatons d'un rire pas très charitable devant la mine un peu déconfite de Simon.

- Et t'as fait comment ?

- Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? J'ai fini ma petite affaire et puis je me suis barré sans demander mon reste.

- Chez Disc'n'Go, le disquaire rue Grande ?

- Oui. Autant dire que j'y ai pas remis les pieds depuis. Je fais même un super détour pour ne jamais passer devant...

Noah enchaine, pince-sans-rire.

- Et donc, c'est pour ça que t'es pas devenu DJ ?

On se plie en quatre : nos rires font trembler la petite table ronde en marbre et nos tasses de café. Simon-Loup grimace pour la forme, mais finit par se joindre à nous. C'est affligeant : ce garçon peut raconter les histoires les plus ridicules sans perdre une once de son pouvoir d'attraction. Son rire clair et joyeux fait tourner la tête des passants, tandis que ses grands yeux verts s'éclairent comme un feu d'artifice.