Chapitre 5
Une gare parisienne au petit matin, c'est un mélange de touristes égarés et de travailleurs pressés, de banlieusards résignés et de jeunes cadres plus très dynamiques : autant dire que les visages ne respirent pas la joie de vivre. On s'extrait rapidement de cette masse compacte et on gagne le parvis, plus aéré.
- A nous deux Paris, s'exclame Si-Lo d'un air conquérant.
- Techniquement, il faudrait dire à nous trois... remarque Noah d'un ton égal.
Simon le rembarre en riant.
- Et si je suis tout seul, tu voudrais que je dise « à nous un » ? Elle est pourrie cette expression !
J'interromps leur débat sémantique en agitant mon mobile.
- Une photo ? On va immortaliser notre arrivée !
Simon m'examine d'un air ennuyé.
- Ne me dis pas que tu es une de ces instagirls qui photographient tout ce qui bouge !
- Ne me dis pas que tu me colles une étiquette sur le front, juste parce que je propose de prendre un malheureux selfie !
Il lève les mains dans un geste d'apaisement.
- Non, je demandais, c'est tout...
Je tends mon smartphone à bout de bras et j'en rajoute un peu en nous mitraillant hystériquement, histoire de l'agacer. J'arrête quand Simon me renvoie la balle en prenant des poses débiles de touriste japonais, avec les doigts en V.
Pendant qu'on se chamaille gentiment, Noah repère les trottinettes électriques en libre-service.
- On prend une monture ?
Yes ! se réjouit Si-Lo, qui se tourne vers moi avec sollicitude.
- Tu sais en faire ou tu veux embarquer avec moi... sans te coller une étiquette sur le front bien sûr...
Je le regarde avec une petite moue de dédain.
- C'est une planche avec deux roues et un guidon, je pense que je vais maîtriser !
Il se marre doucement et finit par avouer.
- Tu sais, moi, la première fois que j'ai essayé la trottinette, je me suis vautré comme une bouse !
- Oh ! fait Noah, visiblement choqué.
- J'étais avec une meuf, j'ai voulu l'impressionner avec un petit dérapage, on s'est méchamment mangé le trottoir. Elle a pas apprécié !
Noah ricane franchement.
- Nice !
- Elle m'a même traité de branleur, renchérit Si-Lo. Enfin c'est surtout quand j'ai lui ai dit que c'étaient des trottinettes en libre-SEVICE. J'ai bien senti qu'elle était pas accessible à l'humour sur le moment.
- Bon, je conclus. Raison de plus pour que je monte seule !
Si-Lo prend un air penaud et faussement embarrassé.
- C'est pas mon truc, c'est tout ! Même en vélo, on m'a enlevé les petites roues assez tard...
On éclate de rire, Noah et moi. Il lève les mains beau joueur.
- D'accord, payez-vous ma tête ! Mais, vous aussi, vous devrez déballer au moins un truc honteux d'ici la fin de la journée, d'accord ?
- Hé, tu triches, je réponds. En quoi c'est la honte ton histoire de petites roues : je t'ai imaginé tout blondinet en train d'apprendre à faire du vélo, c'est plutôt chou...
- Tu as ri de moi, donc je considère que c'est validé ! A ton tour la prochaine fois !
Il se penche sur moi et me murmure à l'oreille, de sa voix la plus caressante.
- J'ai bien l'intention de connaitre tes secrets les plus inavouables, princesse...
Je ne peux retenir un petit frisson, mais c'est juste parce qu'il me souffle dans le conduit intérieur de l'oreille en me parlant de si près.
Heureusement, je suis sauvée par Noah, qui a déjà réservé les trottinettes sur son application.
- C'est bon, on a les trois là...
Simon l'attrape par le cou.
- Et toi aussi mon vieux, tu vas bien nous déballer un ou deux secrets...
Noah se dégage d'un mouvement d'épaule.
- On verra ça...
- C'est tout vu, petit cachottier !
On débloque nos trottinettes. Noah reste auprès de moi pour s'assurer que j'ai l'engin bien en main pendant que Si-Lo dessine déjà des huit sur le parvis de la gare. Le brun remarque mon air concentré pendant que j'écoute ses explications techniques. Je me suis un peu avancée : j'ai piloté une ou deux fois ce genre d'appareil, mais je ne veux surtout pas me planter.
- Préviens-moi si on va trop vite ou si tu as du mal à suivre. Pas besoin de se crasher pour épater cet idiot !
Il me désigne Simon-loup qui slalome entre les valises à roulettes d'un groupe de jeunes touristes anglaises, en leur servant des "How are you" et "Welcome in Paris" longs comme le bras.
Je remercie Noah avec un sourire reconnaissant. Je mate un peu ses épaules larges et les muscles dessinés qui tendent son tee-shirt baseball à manches longues : j'ai opté pour la conduite en solo, mais ça n'aurait pas été si désagréable de se laisser envelopper par ces bras-là...
Mais j'assume crânement ma décision et je me paye même le luxe de mettre les gaz pour un démarrage sur les chapeaux de roue.
Je devine le regard de Noah qui me suit et j'imagine le petit sourire qui doit éclairer son visage de dandy nonchalant devant ma bravade, pendant que j'entends Si-Lo lui crier : "Le dernier arrivé est une tête de nœud !", tandis qu'il abandonne ses anglaises pour se lancer à ma poursuite.
La chevauchée dure une vingtaine de minutes, pendant lesquelles on arbore tous les trois le même sourire idiot, tout en restant concentrés sur notre pilotage. On se croirait un peu dans un jeu vidéo. Je ne sais pas si ces engins sont bridés, mais l'asphalte dévale sous mes roues à vive allure et je me dis que, si je tombe, l'atterrissage va être rude.
Je vois mes deux camarades prendre tous les risques pour me dépasser. J'ai dit que je ne perdrais pas la course mais j'ai la faiblesse de tenir à la vie. Si bien qu'à un moment je les laisse se pourchasser l'un l'autre, tout en les suivant de plus loin.
Même sur une trottinette électrique lancée à vive allure, Noah garde cette allure monolithique : solide, posé, concentré sur sa course, il mesure les obstacles et chaque option de parcours. Et pourtant, quand il se penche légèrement dans un virage, il le fait gracieusement et on a l'impression que ce grand costaud pourrait peser une plume.
Simon-Loup est plus désordonné et j'ai du mal à me retenir d'éclater de rire en le voyant slalomer comme un inconscient, sur le trottoir, au milieu des passants qui l'insultent et à qui il lance des "Pardon !", "Désolé !" avec un sourire de baratineur. Il déploie une énergie de dingue pour gratter quelques mètres sur son poursuivant et il semble s'amuser comme un chien fou dans une piscine à balles.
A un moment, j'entends que Noah le recadre d'un ton ferme.
- Si-Lo, la route !
Et je vois Simon-Loup, avec une petite grimace d'excuse, obtempérer et quitter le trottoir encombré pour emprunter plus sagement la piste prévue à cet effet.
Intéressant ! Je ne sais pas depuis combien de temps ils se connaissent ces deux-là, mais manifestement ils se comprennent à demi-mot.
Moi aussi, je profite du moment. Le soleil est encore bas mais il fait doux à Paris ce matin. Les rues déroulent leurs immeubles de pierre grise comme un ruban harmonieux, tandis que l'air tiède coule sur mes bras et soulève un peu ma jupe.
Rue de Turbigo et on arrive bientôt en face des Halles. La Fondation Pinault, dans les murs ronds de l'ancienne Bourse du Commerce, semble s'imbriquer dans la nouvelle verrière des Halles, et le jardin qui relie les deux bâtiments est déjà rempli de promeneurs.
Les garçons sont arrivés un peu avant moi et ils se disputent pour savoir qui a gagné la course. Je décide que je décrocherai au moins le prix de la plus belle arrivée, et je décris une courbe élégante avant de venir mourir sur mon élan juste entre leurs deux trottinettes, puis de sauter légèrement sur le côté.
Du coup, ils me regardent bouche bée. Simon-Loup a un large sourire admiratif et le compliment lui vient naturellement.
- Quelle amazone... une vraie parisienne !
Noah, lui, ne dit rien mais me regarde un peu plus fixement, comme s'il me voyait pour la première fois.
Je prends la mine blasée de celle qui fait ça tous les jours, tandis que les filles dans mon cerveau sont en mode hystérique : "Yippee ! Bien joué ma grande, tu les as scotchés !".
Elles doivent danse la lambada, là-haut, mais je ne laisse rien paraitre et je me retourne vers les gars en prenant un air dégagé et en m'étirant au soleil.
- Un petit café, ça vous dit ?
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