Chapitre 29
Notre séance endiablée prend fin faute de préservatif, après quarante minutes d'exploration de nos corps et de nos désirs. On a joui, on a ri, et j'ai même un peu pleuré.
A un moment aussi, on s'est dit "Je t'aime".
Je me réveille brusquement. Nous nous sommes assoupis et la chambre est maintenant totalement plongée dans l'obscurité.
J'attrape mon téléphone sur la table de chevet. Il est dix-neuf heures quinze. Le message de Dimitri s'affiche comme convenu et nous précise le lieu et l'heure du rendez-vous.
Je me lève pour allumer quelques lampes.
Simon grogne, il était lové contre moi et je le prive de ma chaleur. Dans son sommeil il se retourne vers Noah et s'accroche à lui, le bras sur son torse. Noah dort comme un sonneur.
Je passe à la salle de bain. Même si je n'ai pas de quoi me changer, j'aspire au flot apaisant d'une douche chaude. Et puis la vie de palace offre plein de petites crèmes et onguents que j'ai toutes envie d'essayer.
Finalement, les garçons me rejoignent assez vite sous la douche. Mais nous restons bien sages, je crois qu'on a déjà beaucoup donné. On se savonne mutuellement avec le gel de bain aux senteurs de vétiver et j'avoue, même si cela semble un peu pervers, que je ne me lasse pas de passer la main sur les deux corps toniques et vifs qui s'offrent à moi sans réserve. Ils ne se privent pas de me frotter en retour, en s'attardant sur les courbes les plus sensibles de mon anatomie, aussi friands de mes formes que je le suis de leur plastique sans défaut.
A un moment, au sortir de la douche, je nous distingue tous les trois dans le vaste miroir envahi de buée. Je suis en train de me sécher, bercée par les habituelles plaisanteries de Simon et ses conversations décousues avec Noah. Je m'envisage froidement, d'un regard extérieur, et pour la première fois, sans pudeur ni fausse honte, je crois que me trouve assez belle.
Simon surprend mon regard mais se méprend. J'imagine qu'il n'a jamais eu à se poser la question de son physique dans toute son existence. Alors il s'exclame en nous montrant dans la glace et en mentionnant Dimitri.
- Je pense qu'elle va être top la photo ! Tu m'étonnes qu'il était tout excité...
Je sors de la salle de bain et mets rapidement un peu d'ordre dans la chambre. Je sais que c'est un réflexe de pauvre et qu'il y a des gens pour ça, mais j'aurais honte à l'idée qu'ils découvrent le chantier qu'on laisse derrière nous : il y a des cartes et des jetons de poker sur la table basse, des bouteilles vides un peu partout, et le lit semble avoir traversé un tsunami de forte intensité.
Simon et Noah poursuivent leur échange rigolard, tout en remettant tee-shirt et jean directement sur leur peau mouillée.
- Il est sept heures et demie, on fait quoi ?
- T'as reçu l'adresse du bar ?
Je contrôle à nouveau mon portable.
- Oui, c'est dans le onzième. Il dit qu'il n'a pas fini et propose qu'on se retrouve plutôt vers vingt-et-une heure.
On se regarde un peu désœuvrés. J'ai un peu trop bu tout à l'heure et j'éprouve le besoin de prendre l'air.
- Tu m'aurais amenée où, Noah, si on avait suivi le programme de départ ?
- Tu veux dire le lieu qui me représente ?
Il prend soudain un air embarrassé.
- C'est un peu cliché... Ça me paraissait une bonne idée sur le moment, mais maintenant...
- Ben, dis toujours...
- Un lieu pour les touristes, mais qui compte beaucoup pour moi...
Simon-Loup lève la tête en entendant ces mots.
- Je pense avoir deviné... parce que j'avais la même idée !
Noah le regarde surpris. Simon poursuit.
- Ça clignote toutes les heures, c'est bien ça ?
Je me tourne vers la fenêtre qui ouvre sur la terrasse. Moi aussi, j'ai deviné.
- Si on se dépêche, on y sera pour huit heures ! je réponds.
Ils me regardent et je vois leurs visages qui s'animent.
- On fonce ? demande Noah d'un ton convaincu.
On attrape nos vestes et on sort de la suite à pas rapides. Autant arriver avant l'heure pile et voir les illuminations sur Paris.
- Si on y est avant que tout s'éclaire, alors on sera heureux pour toute notre vie, parie Simon toujours joueur.
Je frémis. J'ai horreur de ces petits paris quotidiens qu'on se fait à soi-même. Si j'arrive avant que le feu passe au vert, si je traverse la place sans marcher sur les joints des dalles, si je fais une longueur de piscine sans respirer, si... Pourquoi se mettre au défi et risquer d'assombrir notre bonheur ?
Du coup, je trépigne en attendant l'ascenseur, et je suis à deux doigt de courir dans les couloirs de l'hôtel.
Simon laisse la clé à la réception. Le concierge lui demande si tout se passe bien et si on a besoin de quoi que ce soit.
- Merci pour le champagne, répond Simon, en ajoutant d'un air impertinent tout en me montrant du doigt : elle a terminé la bouteille !
Je rougis vivement en me rappelant l'usage qu'on a fait du divin breuvage. Mais le concierge me sourit d'un air apaisant.
- Je suis persuadé qu'elle n'était pas seule, dit-il avec un petit clin d'œil. Je vous en ferai mettre une autre au frais.
On s'éloigne en pouffant. Si-Lo réussit toujours à se mettre dans la poche les cerbères les plus inaccessibles.
Je demande la direction du monument au portier. Il désigne le bas de l'avenue et me répond.
- C'est à dix minutes, vous ne pouvez pas la louper.
Je me tourne vers les garçons.
- C'est à dix minutes, on peut pas la louper !
- Vu qu'on la voyait depuis notre chambre... souligne Noah, pragmatique, en ouvrant la marche.
On démarre d'un pas vif, en espérant qu'il n'y aura pas trop d'attente aux piliers.
On dévale l'avenue Kleber, la place du Trocadéro, le palais de Chaillot, les jardins, le pont d'Iéna...
La Tour Eiffel.
Le monument qu'aucun parisien ne visite jamais, mais que tous surveillent inconsciemment, comme pour s'assurer que Paris est toujours bien accroché.
Il y a un peu de monde au pilier Ouest. Je trépigne et consulte ma montre avec impatience. Hors de question de ne pas être là-haut avant le début des illuminations, même si je dois marcher sur cette famille américaine ou ce gentil couple japonais.
- Troisième étage ? demande Simon comme une évidence.
La seule fois où je suis venue avec mon père, nous nous sommes arrêtés au premier. Cela me rappelle l'objet de notre visite : un lieu qui devait nous ressembler.
- Au fait, je demande, pourquoi la Tour Eiffel tous les deux ? Qu'est-ce que c'était censé dire sur vous, à part - je chuchote dans le cas où nos voisins parleraient français - la métaphore de vos turgescences toujours disponibles.
Simon joue le jeu avec entrain.
- En métal ! Et sur trois étages, s'il vous plait !
Je le taquine un peu.
- L'ascenseur était en panne, j'ai dû monter à pieds...
Il me toise, presque offusqué.
- Ça ne tombe jamais en panne : il y a au moins une dizaine de techniciens qui s'en occupent en permanence.
- Et je ne l'ai pas encore vu faire grève, depuis trois ans que je le connais, enchaine Noah en rigolant.
Le dialogue, rempli de sous-entendus grivois, pourrait durer longtemps. Mais je tiens à revenir à mon idée première.
- Et sinon, pourquoi la Tour Eiffel ?
- La première fois que je suis venu à Paris tout môme, raconte Simon, j'avais été particulièrement insupportable et capricieux. Ma mère est montée avec moi ici-même, et là, elle m'a montré tout ça et m'a dit d'un ton très énervé : quand tu auras créé quelque chose comme ça dans ta vie, tu pourras te la péter !
- Sérieux ? Ta mère ?
- Oui, elle est plus rock'n'roll qu'on ne le pense... Depuis, chaque fois qu'on vient à Paris tous les deux, on a notre petit rituel. Une bonne expo, puis le thé dans les jardins du Musée de la Vie Romantique dans le neuvième, et pour finir un petit passage pas trop loin de la Tour Eiffel où elle ne manque jamais de me rappeler : quand t'auras créé quelque chose comme ça dans ta vie...
On enchaine à l'unisson.
- Tu pourras te la péter !
Je reprends mon sérieux.
- Et qu'est-ce que ça dit de toi ?
Simon grimace un peu mais joue le jeu sans se troubler.
- Disons que, malgré les apparences que je peux donner, l'arrogance et tout ça, au fond de moi, je suis parfaitement conscient que je n'ai pas encore fait grand-chose.
Il y a de la nostalgie dans son regard. Mais j'y lis aussi une énorme ambition que je ne lui connaissais pas. Et je comprends alors que la décontraction et l'apparente facilité avec laquelle il aborde la vie est le meilleur moyen, pour lui, de la dissimuler. Parce que trop d'ambition n'est pas toujours bien vue dans notre société ? Ou parce qu'il a peur d'échouer ? Je me dis que j'ai bien le temps de creuser cet aspect de lui que j'aimerais découvrir.
Je me tourne vers Noah et je sens le soulagement perceptible de Simon à l'idée que c'est au tour de son copain de passer sur le grill.
- Et toi ?
Noah hausse les épaules.
- Toujours la même histoire, vous la connaissez.
- Oui mais la Tour Eiffel ? insiste Simon, intrigué.
- Quand mes parents ont fini par se séparer, je suis allé habiter chez mon grand-père, à Rouen. Je devais redoubler mon CM2 mais j'étais toujours pas décidé à sortir de ma chambre...
Nous hochons la tête silencieusement, on connait à présent le traumatisme qui a dévasté la vie de notre ami. Il reprend.
- Alors comme la rentrée approchait, mon grand-père a eu l'idée de faire un petit voyage, histoire de me changer les idées. On a pris le train tôt le matin, et il m'a amené ici, à Paris.
Noah semble se rappeler ce souvenir comme si c'était hier.
- J'étais tout gamin et on a fait une visite de gosse : une glace à Montmartre, le Musée Grévin, les bateaux-mouches... Et dans l'après-midi, bien sûr, le troisième étage de la Tour Eiffel.
Noah lève la tête et tente d'apercevoir le sommet.
- Waou, c'était tellement haut ! J'avais l'impression de tenir tous mes soucis à distance. Les gens étaient si petits en bas, qu'on les distinguait à peine. Je les montrais à mon grand-père et il m'a répondu : tu sais, dans le regard des autres, on est tous petits comme ça, et pourtant chacun se voit en très grand.
On fronce un peu les sourcils, ça fait sourire Noah.
- Moi non plus, j'ai pas bien compris sur le moment. Alors il m'a expliqué : selon lui, à part quelques rares personnes qui comptent dans ta vie, personne ne sait vraiment qui tu es. Finalement, la seule personne qui te voit réellement, c'est toi-même. Alors autant essayer de se regarder avec un peu d'indulgence... Et de respect.
Simon-Loup laisse échapper un long sifflement admiratif.
- Putain, c'était le grand-père de Karaté Kid ton vieux ! Il t'a fait repeindre la clôture après ça ?
- Non mais quand je suis redescendu de la Tour Eiffel, je suis retourné à l'école.
- Belle histoire, je conclus. Belles histoires tous les deux ! Merci de me les avoir racontées !
La queue a finalement bien avancé, et nous progressons jusqu'aux ascenseurs jaunes.
Il est presque vingt heures quand nous débouchons sur la plateforme du dernier étage. Je me précipite vers les rambardes de métal pour admirer la vue sur Paris. Peut-être qu'on aperçoit aussi notre petite banlieue, elle me semble tellement loin à présent.
Qu'est ce qui fait que ce monument a quelque chose que les autres n'ont pas ? La simplicité de sa forme ? Le jeu modeste, mais si technique, des rivets et des poutrelles de métal ? Sa seule présence, évidente au cœur de Paris, comme un phare ou comme un étendard ?
Lorsque la Tour explose soudain en mille scintillements dorés, je ne me pose plus toutes ces questions. J'étreins simplement la main de mes deux camarades et on se contente de regarder le spectacle et la ville lumière qui, à nos pieds, commence à s'allumer doucement.
- Treize novembre, mes amis, treize novembre ! Ce sera le jour où j'ai enfin décidé d'être heureuse !
Je leur embrasse la main alternativement sans plus les lâcher et ils me rendent un regard qui, à lui seul, suffirait à remplir mon cœur si il n'était pas déjà comblé.
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