Chapitre 16
En une fraction de regard, Simon-Loup s'assure qu'on le suit puis détale en courant.
J'ai un instant de panique, mais Noah saisit mon sac et me tire vivement par la main. On se lève d'un bond en renversant deux chaises et on se rue à la suite de Simon.
Celui-ci se retourne vers nous pour vérifier qu'on ne se laisse pas distancer. Et il affiche un sourire radieux, quel idiot !
Sur le moment, j'ai juste envie de l'étriper et de le tailler en petits cubes de cinq centimètres sur cinq.
Le serveur se lance à notre poursuite en vociférant : "Au voleur !". Cela me semble étrangement désuet comme expression. Il alerte toute la rue, mais les gens sur les terrasses nous regardent passer avec curiosité. J'ai l'impression de me dédoubler. Je suis en train de courir et en même temps je me vois courir à travers leurs yeux. Au voleur ! C'est pourtant bien ce que nous sommes. Heureusement qu'affalés sur leurs fauteuils, ils semblent peu soucieux de s'interposer.
On court à perdre haleine. L'adrénaline me donne des ailes : je ne veux pas que cette journée finisse en fait divers.
Par chance, Simon a eu l'instinct de remonter la cour. Si on avait repassé le porche, on aurait déboulé sur la rue du Faubourg Saint-Denis, bondée à cette heure, et notre fuite aurait été plus que compromise. Mais en prenant la petite ruelle en sens inverse, passés les premiers restaus, il n'y a plus d'obstacle sinon quelques voitures mal garées et des entrées d'immeuble. Si-Lo tourne à angle droit et on s'engouffre à sa suite dans un très étroit passage qui débouche sur la rue des Petites-Écuries, puis la rue Martel juste en face, avant de nous jeter à corps perdu dans la rue de Paradis qui n'a jamais aussi bien porté son nom.
Notre poursuivant semble avoir jeté l'éponge, j'imagine qu'il ne pouvait pas abandonner sa terrasse plus longtemps.
Simon finit par stopper sa course, à bout de souffle, devant un magasin fermé au rideau métallique baissé. Je m'immobilise brutalement derrière lui et Noah manque de me percuter. Je me plie en deux, les mains appuyées sur mes genoux, pour reprendre ma respiration. Je suis à la limite de rendre mon œuf mollet et tous mes déjeuners de la semaine.
Si-Lo regarde autour de nous et fait quelques pas sur le côté pour s'assurer qu'on n'a pas été suivis. Il se retourne avec un air démoniaque.
- Je crois qu'ils ont lâché l'affaire ! Purée, quelle course... On va pas l'oublier ta journée de princesse !
Je me redresse, ulcérée. Je m'apprête à lui dire vertement ma façon de penser quand Noah me devance.
Il saisit carrément Simon à deux mains par le col et le plaque sans douceur contre la grille métallique du magasin derrière nous.
- Putain Simon, t'es tombé sur la tête ?
Il le ramène vers lui, puis le balance à nouveau brutalement contre le volet d'acier. J'entends le fracas de percussion quand son dos puis sa tête heurtent la grille. Noah n'en a pas fini.
- T'es complètement débile ou quoi ?
Il a l'air hors de lui. Il inspire fortement comme pour se contrôler, et je vois ses mâchoires se contracter durement. Il lève un poing menaçant et j'ai vraiment l'impression qu'il va le cogner de toute sa puissance.
Je pousse un petit cri pendant que Si-Lo se prépare au choc.
Mais Noah dévie le bras à la dernière minute et se contente de percuter violemment le rideau de métal.
- Merde ! il crie. Merde ! Merde ! Merde !
Il se rapproche à quelques centimètres du visage de Simon et plante son regard dans le sien. Il articule lentement, encore sous le coup d'une colère sourde, toujours au bord de l'explosion.
- Ne...me... refait... jamais plus... ce coup-là.
Puis il le lâche enfin et marche quelques pas de côté, comme pour se forcer à se calmer.
Simon rajuste son tee-shirt et se tourne vers moi avec un sourire un peu forcé.
- Personne ne vous a obligé à me suivre, les amis !
C'est typiquement l'excuse débile que je craignais d'entendre, et je réplique rudement.
- Tu te barres en courant, on est pris dans le mouvement, c'est instinctif ! Et deux secondes après, quand on s'aperçoit qu'on fait un truc stupide, c'est trop tard : on a toute la rue qui nous courre après.
Je le fixe avec une rage contenue, la voix un peu tremblante.
- Merde Simon, toi-même tu peux te rendre compte que c'était une grosse connerie !
- C'était fun ! se défend Si-Lo avec son petit air fanfaron que, pour une fois, j'ai envie de gifler.
Noah se retourne vers lui d'un bond.
- Non c'était pas fun ! Putain, faut grandir Simon ! On aurait pu se faire choper mille fois, il y a des caméras partout dans Paris. C'est un coup à finir chez les flics. Tu peux te permettre ça ? Pas moi !
Je n'avais pas pensé à ça. Rétrospectivement, ça me terrifie.
- Moi non plus. Si le commissariat appelle mon père pour lui dire que j'ai séché le lycée et que je me suis faite coffrer à Paris, il fait une crise cardiaque. Et il me tue après !
Noah en rajoute une couche.
- Purée Simon, y'a un truc qui ne tourne pas rond chez toi ? T'as vraiment besoin de de faire toutes les conneries du monde ? Tu coches une liste secrète c'est ça ? On fait quoi après, on va buter quelqu'un ?
Simon-Loup nous brave avec une moue obstinée.
- N'en faites pas des tonnes non plus ! C'est vrai que c'était une connerie... J'avoue que j'ai pas pensé aux caméras de surveillance. Mais bon, y'a pas mort d'homme et on est sains et saufs !
Noah ne va pas le laisser s'en sortir à si bon compte.
- Mais qu'est-ce que tu crois Simon ? Tu penses qu'on a tous papa et maman pour passer derrière nous et réparer les dégâts ? Tu crois pas qu'il y a un moment où tu vas te manger le mur, et méchamment ?
- C'est bon, j'ai compris le message...
- Je ne suis pas certain que tu ais bien compris ! Tu as besoin de collectionner les émotions fortes, les expériences no-limit, c'est ça, hein ? Plus ! Plus ! Tant que personne ne te dit stop, tu vas continuer...
Simon le toise avec ennui et lui retourne sa petite phrase du matin.
- Écoute, quand j'aurai besoin d'un psy, je t'appellerai... c'est bien ce que tu m'as dit, non ?
Les deux se défient du regard, comme s'ils allaient se sauter à la gorge. J'interviens pour tenter de les calmer.
- Bon, on a fait une connerie, on en est tous conscient. Mais ça ne vaut pas la peine de s'engueuler. Maintenant il faut aviser pour la suite...
- Mais oui ! On se prend la tête pour rien. Si je dois retourner payer, je vais y aller !
Tant d'inconscience fait bondir Noah.
- Putain Simon, mais comment tu peux dire une chose comme ça ? On efface l'ardoise, donc il s'est rien passé... T'as conscience que tu te comportes vraiment comme un petit con parfois ?
- Écoute Noah, c'est bon maintenant. Tes leçons de moral, tu te les gardes...
Si-Lo se tourne vers moi et enchaine.
- ...et pardon si je vous fais vivre des émotions un peu plus fortes que votre petite vie de lycéen bien rangée !
Noah a les yeux qui virent à la tempête. Pourtant je sens qu'il s'efforce encore de se maitriser. Il parle même d'une voix étonnamment calme.
- Tu veux des émotions ? Je ne suis pas comme toi Simon. Moi, les émotions je les ai vécues beaucoup plus jeune et crois-moi, j'en ai eu assez pour ma vie entière. Alors maintenant je veux du calme. Et clairement, là, tu m'emmerdes !
Sur ces mots, il nous tourne le dos et part à furieuses enjambées.
Je l'appelle mais il ne se semble pas m'entendre. Je me retourne vers Si-Lo qui regarde partir son pote en serrant les dents. Il a encore le visage crispé dans une attitude de bravade, mais au fond de ses yeux verts, je lis quelque chose de plus désespéré. J'essaie de le secouer.
- On ne va pas se séparer, c'est absurde !
Cette journée n'a plus de sens si on ne la vit pas tous les trois ensemble !
- Viens, on le rattrape !
Il me freine en me retenant par le bras.
- C'est trop tôt, laisse-le décompresser...
Il se penche en soupirant et reprend son sac par terre.
- Bon, je vais aller réparer sinon il va me faire la gueule jusqu'au bac. Tu viens ?
- Ou ça ?
- Au restau, je vais payer et m'excuser...
- Tu y retournes ?
- Ben oui, je vois pas d'autre solution.
Je le regarde un peu atterrée. Faire des bêtises... puis réparer avec sa gueule d'ange. C'est vrai qu'il faut qu'il grandisse.
- Écoute, j'ai pas trop envie de me payer l'affiche... Sur ce coup là, je vais te laisser gérer tout seul comme un grand.
Il m'observe longuement, puis m'adresse un petit sourire contraint.
- J'imagine que je l'ai mérité... Tu vas faire quoi en attendant ?
- Je vais me balader dans le quartier, je sais pas...
Il me demande, d'un ton pour une fois mal assuré.
- Je te retrouve ici ?
Je hausse les épaules et lui renvoie une petite grimace, comme pour signer la paix.
- Ben oui, gros malin, je t'attends.
- Alors y'a plus qu'à...
Il se mime en train de s'ouvrir le ventre dans un hara-kiri grand guignolesque, et il part en direction du restaurant.
Je n'aurais jamais imaginé une telle tournure des évènements : nous voilà tous les trois chacun de son côté, à ruminer nos pensées.
Pourtant le soleil brille toujours haut. Deux filles passent à côté de moi en riant aux éclats. Un chien aboie, un automobiliste klaxonne. La vie va son rythme sans se soucier de nous.
Drôle de journée.
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