Chapitre 4
Inapte. Il l'avait jugé inapte. Elle déambulait dans les couloirs vides avec cet adjectif dans la tête. Elle n'y croyait pas. Comment Erwin avait-il pu lui faire ce coup ? Jamais elle ne lui avait donné cette impression d'être inutile sur le terrain. Elle avait d'ailleurs sauvé à plusieurs reprises ses compagnons d'une mort atroce. Inapte... Inapte en quoi au juste, grommela-t-elle tout bas. Elle bouillonnait à mesure qu'elle arrivait à son bureau. Et sur ce dernier, la fameuse lettre. Elle déchira l'enveloppe avec une haine si forte qu'elle ne pensait pas ressentir un jour envers cet homme.
Erwin ne voulait plus d'elle dans son escouade. C'était ce dont elle conclut à la fin de sa réflexion. Pourquoi ? À cause de leur relation ? Non... Ce qu'elle n'acceptait pas, c'était de l'apprendre d'une autre bouche que la sienne. Il aurait pu l'avertir, la mettre en garde qu'elle s'affaiblissait lors des expéditions. Même si elle ne l'aurait pas pris au sérieux. Il venait de la prendre en traître.
(T/P) le chercha partout. Pendant une bonne heure, elle demanda à toutes les personnes qu'elle croisait s'ils ne l'avaient pas aperçu. À chaque fois, c'était la même réponse : non, et cela avait pour conséquence d'aggraver le feu dans ses veines. Elle espérait qu'il ne la fuyait pas, qu'il avait des réunions, parce que sinon, elle ne répondrait plus de rien.
À la nuit tombée, elle marchait dans les ruelles sans but précis. Elle estimait plus utile de respecter le couvre-feu des soldats. Certes, elle était juste écartée de toute expédition intra-muros, pas du bataillon. Mais pour elle, ça revenait au même. Ce qu'elle aimait par-dessus tout, c'était de foutre le camp quelques heures, de goûter à cette liberté sans mur devant elle. Elle n'en revenait pas que l'homme qu'elle aimait, l'homme qui la connaissait par cœur lui privait de cette chance. Et pourquoi ? Ce détail, elle aimerait bien le savoir.
En réfléchissant, elle se convainquait que c'était peut-être un mal pour un rien. Elle n'aura pas à démissionner lorsque sa maladie commencera à causer de gros dégâts. Elle n'aura pas besoin de prévenir ses supérieurs. Maintenant, elle pouvait mourir tranquille... Entre quatre murs...
Elle hurla toute sa colère dans une ruelle. Crever entre ces murs... Non ! Pas moyen ! Elle envoyait son pied dans des sacs poubelles remplis. Ses émotions l'emportaient dans sa folie. Ses larmes ruisselaient sur ses joues. Elle venait de perdre tout ce qui la maintenait debout.
Sur le chemin qui la conduisait vers l'inconnu, elle suivait les rires des clients à l'entrée d'un bar. Elle hésitait à entrer. Depuis le diagnostic de sa maladie, elle n'avait plus jamais remis les pieds dans un lieu comme celui-ci. L'alcool lui était proscrit et accélérait sa mise à mort. Elle pestait à cette idée. Elle n'avait plus rien, alors mourir demain ou après-demain, qu'est-ce que ça changerait ? Ainsi, elle s'installa au comptoir et commit l'irréparable sous l'effet de la trahison.
Il brûlait. Il dévastait tout. Mais bon dieu, ce que cet effet lui procurait un bien fou. Elle en recommandait dès qu'il restait un fond dans son verre. Elle le terminait et commençait le nouveau... Toute la nuit. Elle rencontrait des inconnus qui applaudissaient sa descente prodigieuse. Elle entonnait des chansons avec eux, parfois en crachant ses poumons. Son corps lui suppliait d'arrêter ce massacre... Il appelait à l'aide... Il lui balançait un coup dans le ventre, mais la propriétaire l'oubliait avec un énième verre. Alors, il accentuait la douleur et la prolongeait jusqu'à sa tête. Elle voyait trouble sur sa chaise. Elle s'affaissait sur le comptoir. D'une fine voix, elle réussissait quand même à ordonner au barman de la servir, son corps en panique.
— Non. Ça suffit comme ça.
Elle n'avait pas besoin d'user de ses forces pour se retourner et connaître le visage de ce connard qui l'interdisait un peu de plaisir. Elle passa une main lourde sur sa face trempée de sueur et bifurqua ses yeux sur la gauche sans mouvoir un millimètre de sa tête le temps que le traître (son nouveau surnom) s'installe à ses côtés. Elle retenait un rire jaune.
— Je vais te ramener chez ta mère...
Un timbre triste. Désolé, mais assumé. Oui, il assumait et il avait plutôt intérêt. C'était un geste égoïste que peut-être, après de bonnes explications, elle comprendrait. En tout cas, pas ce soir. Le rouge cachait la peau de son visage et entrait même dans ses yeux irrités. Elle avait pleuré. À quoi tu t'attendais, s'engueulait-il. Il se souvenait de la dernière fois où il avait assisté démuni à ses larmes ruisselant sur son profil. À la mort d'une bonne amie lors d'une exploration. Ce jour-là, elle avait tout pleuré. Puis, plus d'un an après, vivant la mort de centaines de compagnons, elle n'avait plus montré signe de tristesse. Seulement de colère.
— Elle te cherche. Elle est très inquiète...,s'exprima Erwin en douceur.
(T/P) bondit à son toucher sur son bras. L'alcool monta à son cerveau à la même vitesse. Ses jambes flageolèrent, ses yeux partirent en arrière. Son corps lâcha dans les bras d'Erwin. Tout bas, elle gémissait des paroles imperceptibles à l'oreille du capitaine. Il devinait qu'elle lui ordonnait de la reposer au sol. Mais comment tiendrait-elle ? Il se sentait rassuré de l'avoir retrouvé à temps, mais pas suffisamment parce qu'il était la cause de ce carnage.
Sur le chemin, (T/P) chantonnait les yeux fermés. Le cœur d'Erwin se serrait à chaque sanglot qu'elle émettait contre son torse. Il s'excusait à voix haute toutes les deux minutes en espérant qu'elle croit en sa sincérité. D'un côté, il s'impatientait d'être demain pour lui parler, mais d'un autre, il aimerait retarder l'inévitable. Il désirait la portée indéfiniment. La protéger de ses quelques rafales de vent. Profiter du calme.
Mais ce calme, il l'oublia lorsqu'il arriva devant la maison de sa soldate. Sa mère, en robe de chambre, accourut jusqu'à lui et écarquilla les yeux de stupeur en découvrant l'état d'ébriété de sa fille marquée sur son visage.
— Bonsoir. Elle n'a pas passé une très bonne journée. Demain matin risque d'être douloureux, parla Erwin avec son fin sourire.
Il se montrait rassurant face à l'agitation de la mère. Sa fille se réveillerait avec une bonne gueule de bois, se disait-il. Seulement, la vieille ne le voyait pas sous cet angle... Le voile de panique dans son regard s'assombrit et se planta dans les yeux bleus d'Erwin.
— Est-ce bien vous... Erwin Smith ?
— Oui, madame, répondit-il étonné.
— Son capitaine d'escouade..., ajouta-t-elle à voix basse.
— C'est exact, madame.
Erwin gardait une posture détendue malgré l'intonation de cette femme. Quelque chose l'irritait et il n'en comprenait pas la raison. La mère avait devant elle l'homme qui avait poussé sa fille à continuer le bataillon d'exploration. Celui qui l'avait incité. Cet homme et ses mots qui vous contrôlaient. Lors de sa première journée, elle se rappelait du sourire de sa fille et des seules paroles qui franchissaient ses lèvres : « Et, là, Erwin Smith a dit... Puis Erwin Smith a répliqué... Erwin Smith.... ». Elle se souvenait qu'elle n'avait que ce prénom dans la bouche.
La mère de (T/P) conduit le capitaine à la maison. Elle lui demanda de déposer sa fille dans son lit. Cette dernière ronchonna au toucher de son matelas dur et à cette source de chaleur à laquelle on lui arrachait. À ses petits gémissements, Erwin voulut l'embrasser. Ses lèvres, son front ou sa joue, qu'importait. Il aurait aimé laisser une infime trace, une toute dernière sur ce joli visage avant qu'elle ne lui interdise tout contact. Mais la mère l'observait au seuil de la porte. Alors, il se contenta de tenir son rôle de capitaine jusqu'au bout. Sans familiarité. Sans sentiments.
La vieille femme aux cheveux poivre et sel scrutait la douceur avec laquelle il la couvait. Elle n'était pas aveugle face à l'ampleur des sentiments de cet homme envers sa fille. Elle devinait cette retenue pour ne pas la caresser ou lui susurrer des mots tendres. Dans une autre vie, elle aurait pu être heureuse pour son enfant, être ravie qu'un homme de son envergure éprouve de l'amour pour ce petit bout de femme. Dans une autre vie...
Elle se disait qu'il ne pouvait pas être au courant de la maladie. Pour elle, c'était impossible qu'un homme puisse rester avec une femme mourante. Qu'est-ce que cela lui apporterait ? Il perdrait son temps. Un amour ne pouvait pas être aussi fort. Le père de (T/P), lui, n'avait pas traîné à faire ses bagages quand il a su que tout rapport sexuel avec sa femme pouvait nuire à sa santé.
Ce pauvre homme méritait de savoir. Il se devait de connaître ce qui l'attendait en restant avec elle. Il décampera sur le champ. Sa fille quittera le bataillon des suites de cette déception amoureuse et pourra enfin se reposer dans sa maison. Elle ne courra plus aucun danger... Elle restera avec maman...
Erwin quitta la chambre avec le poids lourd du regard de cette femme dans le dos. Il marcha droit vers la sortie jusqu'à ce que son attention tombe sur la table de la cuisine. La daronne passa sur son profil, l'incitant à entrer dans cette pièce sombre. Erwin posa un œil curieux sur ses six boîtes de médicaments. Il pensait qu'elles appartenaient à la mère... Mais il remarqua le nom de sa soldate inscrite sur l'une d'elles. Puis, il bifurqua son champ de vision sur une feuille. La mère alluma une petite bougie et la posa sur la planche en bois.
Erwin ne quitta plus le prénom de sa protégée sur ce bout de papier. Il ne comprenait rien aux titres de ces médicaments, mais il savait lire les annotations du médecin. La mère gardait le silence. Elle le laissait tirer seul ses conclusions. Elle lui accordait tout le temps qu'il lui fallait.
Il traînait sur les écrits. Décryptait ce qu'elle devait suivre matin, midi et soir. De l'autre côté du mur, (T/P) commençait à tousser. Une toux grasse qu'Erwin avait pris l'habitude d'entendre sans se poser de questions. À mesure que son cerveau touchait au but, son cœur s'affolait dans sa cage. Il perdait son masque d'impassibilité, tandis que (T/P) vomissait du sang sur le parquet. Au bruit, sa mère ramassa une bassine au sol et se précipita au chevet de sa fille. Erwin ne put bouger de suite de cette cuisine. Lui qui avait le réflexe de courir auprès de sa bien-aimée au moindre problème. Pour la première fois, il avança à pas lent. Très lent. Retardant l'inévitable.
Et il la vit. La tête au-dessus de la bassine remplie de vomi et de sang. Pas besoin de lumière pour qu'il le devine. Sa mère lui tenait les cheveux. Lui chuchotait des mots apaisants. Une situation qu'Erwin aurait été capable de gérer... Pas ce soir.
Le sol se dérobait sous ses pieds. Qu'est-ce qui se passait ? Le regard larmoyant de la mère se plongea dans les siens. Terne. Avec plus aucun espoir. C'était le message qu'elle essayait de lui transmettre et qu'Erwin saisissait parfaitement. Même si sa tête s'agitait de droite à gauche. Ce n'était pas possible. On lui faisait une mauvaise blague, se disait-il. Elle jouait encore un de ses tours. Une vengeance. Une punition pour ce qu'il lui avait fait...
Elle crachait du sang... Comment pouvait-elle faire semblant ?
— Croyez-vous que l'amour puisse résister face à la mort, Monsieur Smith ?
Un gémissement fendit ses lèvres. Ses poumons ne se remplissaient plus d'air pur. Il n'entendait que les battements frénétiques de son cœur cogner dans ses veines. Ses jambes ne supportaient plus son poids, lui qui avait assisté à tant de choses insoutenables pour l'être humain. Il se persuadait que c'était le coup de grâce. Il recula de deux pas, heurta le mur du couloir et se sauva de cette maison.
— Tu vois, ma fille... Il n'y a que moi qui t'aime, ajouta la mère en caressant les cheveux mouillés de son enfant. Nul besoin d'homme.
Erwin courait dans le quartier désert avec une boule prête à exploser dans sa gorge. Il avait cette impression qu'une force surhumaine lui broyait les tripes. Son cœur le faisait souffrir, bien plus que lors de la mort de son père. Il déambulait là où il avait interdit à son soldat de ne plus y mettre les pieds.
En haut du mur. Là où le monde leur ouvrait ses portes.
Il lui hurla dessus. Il cria de rage. Droit devant cette liberté qui s'envolait avec ses espoirs.
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