4. Reviens-moi
Wolf
[Lukas : à 20h, chez Sonia. After au Palmier.]
[Wolf : Non]
Non, je n'avais aucune envie de « m'éclater ».
[Lukas : On se mettra la tête à l'envers.]
Je savais. Je connaissais Sonia Shultz, gosse de l'une des plus grosses familles de la ville. L'argent, la beauté et le prestige ne lui suffisaient pas. Elle poursuivait la notoriété, ce besoin de gloire et d'admiration guidait chacune de ses décisions. Son image était travaillée avec minutie, elle avait opté pour les réseaux sociaux afin de briller, et organisait des soirées phénoménales, mais occasionnelles, pour susciter l'engouement. Elle avait tout compris.
Nous fréquentions les mêmes écoles privées depuis notre enfance, je l'avais percée à jour, sa soif d'amour factice pour combler je ne sais quel souci affectif.
Une belle salope.
Lukas et moi avions ravagé chaque parcelle de son anatomie, il y a peu. Cependant, il en redemandait. Ses deux mois de vacances en famille s'étaient peut-être avérés décevants. Pourtant, sur les plages des Caraïbes déambulaient nombreuses paires de seins et de cuisses qui ne demandaient qu'à être écartées.
Depuis peu, Lukas Klum était devenu mon compagnon de route. Lorsque Katharina avait disparu, je n'étais plus retourné en cours, écœuré par cette caste d'hypocrites, tandis que l'unique éclat de pureté dans ma vie s'était éteint. Pour confirmer mes certitudes, ni ma petite amie ni mes camarades ne s'étaient éternisés sur mon cas, à la suite de son enterrement. Le seul qui avait pris de mes nouvelles était le débauché notoire qui me servait aujourd'hui d'ami. À l'époque, nous n'étions pas vraiment proches, et s'il ne cherchait pas à dissimuler ses mœurs douteuses au regard des autres, il en était le plus humain. Il s'était donné pour mission de m'extraire du gouffre dans lequel j'avais plongé, n'en déplaise à Sophie ou à ma si chrétienne tante Frieda.
L'alcool, c'était facile. La débauche également. Elle m'engourdissait le cerveau, m'immisçait dans une réalité palpitante où rien d'autre que le moment présent n'existait. Elle me permettait d'oublier ce manoir bicentenaire de mille mètres carrés où je détestais recevoir, ce domaine gigantesque à peine entretenu perdu dans la campagne, cette atmosphère aussi morne que mes tréfonds.
Nous étions des tombeurs, disaient-elles. Beaucoup nous désiraient en duo, parfois en quatuor. Lukas avait testé, il ne rechignait pas, mais de mon côté, je n'éprouvais aucune attirance pour les hommes. Cela n'excluait guère des orgies phénoménales.
Quoi qu'il en soit, ces derniers mois, le chagrin avait pris de jolies teintes.
[Lukas : Tout va bien ?]
[Wolf : Impeccable. Je n'ai pas envie de sortir.]
[Lukas : Rien de grave ? Pas de déprime ?]
Il était hors de question que je me confie à Lukas.
Katharina était de retour. Ce secret m'appartenait.
Elle m'appartenait.
Depuis un mois, je n'avais pas mis le pied dehors. Je m'abreuvais de cette vision onirique plus vraie que nature. J'avais bien essayé de réfléchir, de décortiquer la situation, toutefois, mon obsession brouillait mon bon sens. Je passais mes journées à l'observer, à me repaître de ce souvenir au présent, de cette chance qui m'avait été accordée.
Je n'avais aucune idée de sa provenance. Une petite fille trouvée près de la dépouille d'un monastère, et c'est tout. « Sans doute y vivait-elle », supposait ma tante. Hansel l'avait recueillie quelque temps, avant de nous l'amener. Personne ne l'avait réclamée, elle n'avait ni famille ni relation. Le nom des von Gail avait permis d'éviter une folie de tracas administratifs permettant son adoption, car elle n'apparaissait dans aucun registre.
Une môme oubliée, incapable de nous livrer son passé.
Un ange tombé du ciel, voilà ce qu'elle était.
Elle était ma rédemption.
Un couinement attira mon attention vers la porte. Lorsque le visage de Sophie se crayonna dans l'embrasure, l'irritation me crispa. Dans le même temps, elle avait laissé les notes du piano au rez-de-chaussée se propager dans la chambre.
— Que fais-tu là, Wolf ? se fâcha-t-elle.
Je croisai mes bras derrière la tête et m'étirai sur le lit, un sourire mesquin sur les lèvres.
— Tu me cherchais ? Tu n'as pas de linge à plier ? De repas à concocter pour l'homme de la maison ?
— Arrête ça.
Elle pénétra dans la chambre de poupée, chambre que je n'étais pas supposé occuper depuis l'arrivée de Katharina. Chambre parfum bonbon.
Sophie était inébranlable. Le fait que mes mots glissent sur sa carapace d'indifférence m'agaçait. Me rassurait. J'aimais titiller sa patience, sa sensibilité, repousser ses limites.
Sans la briser totalement.
Jamais.
Les poings sur ses hanches généreuses, elle darda sur moi ses jolies prunelles noisette. Dans son pull moulant, les kilos qu'elle avait pris lui allaient à merveille.
— Je me fais du souci pour toi, vois-tu ! Ta réaction face à l'arrivée de... Katharina... Bon sang, je n'arrive pas à croire que tante Frieda ait accepté de lui donner ce nom... bref, ton comportement m'inquiète !
Je me redressai d'un coup, me campai sur mes jambes en dominant la jeune femme qui croyait m'avoir éduqué.
— Tu te fais du mouron depuis un an, murmurai-je près de son oreille. Ma nouvelle vie vous déplaît, à Frieda et toi. Elle n'est pas assez... chrétienne. Mais maintenant que je reste entre les murs de cette baraque, ça ne va pas non plus.
La jolie brune déglutit, inspira fort avant de reculer d'un pas. Sa fragrance florale était toujours aussi plaisante, même lorsqu'elle m'énervait.
Je m'étais toujours dit qu'un jour, elle finirait dans mes draps.
C'était avant le drame.
Ses pupilles s'ancrèrent aux miennes, avec autant de tendresse que d'amertume.
— Tu dois voir un psychologue.
Un rire gras s'expulsa de ma gorge.
— Un psy ? Frieda a été formelle, il est hors de question qu'un von Gail consulte l'un de ces charlatans ! L'image que l'on aurait, tu te rends compte ?
Elle fronça les sourcils, arborant une moue qui m'amusa.
— Tu te plies aux exigences de notre tante ? Première nouvelle !
J'humectai mes lèvres rien que pour la déstabiliser. À tous les coups, cela fonctionnait.
— Je me contenterai de tes analyses de comptoir, chérie.
Elle roula les yeux avant de secouer la tête, elle détestait ce sobriquet.
— Pour qui tu te prends ? lança-t-elle tout bas. Je t'ai vu grandir, Wolf.
— Tu m'as laissé te peloter les seins, la taquinai-je en approchant mon visage du sien.
Elle haussa un sourcil, le rose aux joues, sans toutefois se débiner. Elle connaissait mes jeux, ne les craignait pas le moins du monde, même s'ils ne la laissaient pas indifférente.
— Tu me prenais par surprise, tu n'étais rien qu'un petit pervers !
— Oh, tu sais, je n'ai pas beaucoup changé, soufflai-je sur ses lèvres.
— Ça suffit ! s'exclama-t-elle, me repoussant avec fermeté. N'essaie pas de détourner mon attention !
J'augmentai l'espace entre nous, lui offrant toutes mes dents.
— Il vaut mieux que tu gardes tes distances avec Katharina. Cette petite est perturbée. Toi aussi. Tu ne lui apporteras rien de bon.
C'était la meilleure !
Tout en me rapprochant de la porte, signe de désobéissance, car je comptais bien gagner le rez-de-chaussée et rejoindre Katharina, je rétorquai :
— Je suis le seul qui parviens à délier sa langue. Elle me fait confiance autant qu'à toi. Elle sait, elle sent que je lui offrirais le monde, si elle le désirait.
Sous le regard que m'adressa Sophie à cet instant, je tressaillis. Du désarroi, de la terreur et un indescriptible sentiment supplémentaire la traversèrent. Se greffèrent sur ma nuque.
Je claquai alors la porte derrière moi, m'élançant dans le couloir à toute allure pour retrouver mon fantôme et embrasser mon salut.
Je ne m'attendais pas à tant de monde. Joanne et Max étaient fichés dans la bibliothèque, s'abreuvant des prouesses de Katharina. Ma virtuose à l'oreille absolue.
Ce piano, jamais feu ma petite sœur ne s'en était servie. Il appartenait à ma mère, amoureuse éperdue de musique classique. Depuis son décès, Katharina et moi écoutions ses morceaux favoris en boucle, incapables de nous défaire de son souvenir, imprégnés de son univers.
De toute façon, en dépit de nos cours de musique, nous n'étions pas particulièrement doués. Que cette enfant sache jouer du piano était une déroutante bénédiction. Ma tante avait bien essayé de lui instruire le solfège, mais à la venue du professeur, Katharina s'était repliée, il lui avait été impossible d'émettre la moindre note. Cette fille était d'une timidité extrême, s'accoutumant à peine au personnel. Faire venir un étranger dans la demeure était prématuré.
Quelle vie avait-elle vécue, recluse dans ce monastère ?
Infiltré dans ce microcosme dans un silence d'ombre, je l'observais, adossé à la porte.
Le velours émeraude de sa robe reflétait quelques lueurs des rais provenant des fenêtres hautes, je reconnus le chignon en tortillons élaboré par Sophie qui me plongea des années en arrière.
La musique l'emplissait d'énergie. Les paupières closes, elle occultait les alentours, se désarticulait en rythme, augmentait en intensité comme si sa vie était sur le point de basculer.
Cette scène me prit à la gorge. Sous les longues manches de mon haut, mes poils se dressèrent.
— Cette petite est un véritable prodige, s'extasia Joanne.
— Partez, congédiai-je soudain le personnel.
Les notes se suspendirent dans les airs. La jeune fille demeura immobile, les yeux toujours clos.
Joanne et Max m'adressèrent une moue surprise, presque vexée. Pourtant, je n'avais jamais fait preuve de grand respect à leur égard, les tours que je leur avais joués pendant mon enfance étaient plus tordus les uns que les autres. Je m'étais calmé lors de mon adolescence, mais après le drame, mon usuelle mauvaise humeur les avait touchés, eux aussi.
— Elle n'a pas besoin de public, insistai-je.
La gouvernante secoua la tête en maugréant dans sa barbe. Elle fut sur le point de gagner la porte lorsque Max la retint par le poignet, me toisant avec colère.
— Nous partirons, peut-être, quand tu feras preuve d'un peu de politesse envers tes aînés, petit.
« Petit ». Max cherchait à me rappeler mon jeune âge. Je lui aurais bien rappelé pour qui il travaillait, si Joanne n'avait pas soupiré, excédée.
— Allons, Max, ce gamin est irrécupérable. Tu n'en tireras rien.
Las, je ne les écoutais plus débattre sur mon éducation, mon regard se riva sur Katharina. Tant de tension crispait ses frêles épaules, je devinai l'avoir ramenée trop brutalement dans la réalité.
Quand, enfin, ils se turent, leur attention sur moi, je roulai les yeux.
— Voudriez-vous, s'il vous plaît, prendre congé et retourner à vos tâches afin que je m'entretienne avec ma nouvelle petite sœur ?
Une grimace horrifiée déforma leur faciès. J'avais expressément utilisé ces termes, me délectant de leur malaise.
— ... Maintenant ! insistai-je plus fermement.
Ils fulminèrent, n'eurent toutefois rien à redire et quittèrent les lieux.
L'air dans la bibliothèque se chargea subitement. Mon cœur se serra, m'arrachant un sourire. Katharina posa enfin son regard sur moi. Juste quelques secondes, avant de me rendre mon sourire.
Puis elle toussa.
Alarmé, je me précipitai vers elle, me campai juste derrière, impuissant devant sa faible santé.
Au fur et à mesure des semaines, elle avait présenté des signes de gêne respiratoire. Refusant de se rendre dans un cabinet médical, c'est à domicile qu'elle s'était fait ausculter par le médecin de famille. Katharina était asthmatique. Une différence supplémentaire avec ma défunte petite sœur. Une différence de plus pour me tourmenter.
— Où est ton inhalateur ?
Elle me désigna la table basse du petit salon victorien. Je m'en emparai en vitesse et le lui plantai sous le nez. Déstabilisée, elle inspira le médicament, se calma à l'instar de mes pulsations inquiètes.
Elle m'apparut comme une petite chose fragile sur laquelle je devais veiller.
Mû par une force inexplicable, je m'abaissai, enlaçai par derrière cette poupée grandeur nature avec la force de mon chagrin. À peine avais-je senti sa chaleur m'embrasser qu'elle lâcha son inhalateur, pétrifiée contre mon corps. Ma détresse décuplée, je la libérai. Je la laissai, encore troublée par mon invasion dans son espace vital.
La frustration s'accrocha à mes organes comme un serpent vicieux.
Katharina, reviens-moi...
Il était trop tôt.
Toujours debout derrière son dos, les poings serrés, je ne pus m'empêcher de la supplier.
— Katharina, parle-moi.
Elle me répondit un souffle ténu.
— Ouvre-toi à moi.
Son index ganté pressa l'une des touches du piano, émettant une note aussi plaintive que ma voix à l'instant.
— J'ignore ce par quoi tu es passée, ce que tu as vécu, mais je ne te voudrai jamais aucun mal.
Elle recroquevilla ses petits doigts sur sa robe et tourna la tête vers moi, ancrant ses splendides yeux électriques aux miens.
— Je le sais.
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