2. Katharina
Wolf
J'avais le cœur en vrac.
Ce n'était qu'une odieuse blague, impossible autrement. Comment osaient-elles m'infliger ça ? Me punissaient-elles pour les tracas que je leur avais causés cette dernière année ? Frieda était une vieille sorcière, une bigote délirante, elle aurait très bien pu débourser afin que la gosse lui ressemble. Mais Sophie... et oncle Hansel ?
J'avais mal, tellement mal derrière les côtes.
Allongé sur le matelas au parfum de bonbon, j'enfouis ma figure dans l'oreiller de soie, les jointures de mes mains pâles d'avoir été trop serrées.
Les larmes n'affluaient pas, mais mon corps hurlait sa douleur.
Son joli visage apparut dans mon esprit, et j'avais l'impression que, lentement, ses petits doigts s'enroulaient autour de mon cou pour m'étrangler.
Katharina... Oh, Katharina...
Pardonne-moi, Katharina...
J'étouffais. La colère m'ébouillantait, comme à chaque seconde, chaque minute et chaque heure de cette dernière année. Ne disait-on pas : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ? » Un seul être me manquait, et mon enfer était repeuplé. À craquer.
Mais cette chambre, sa chambre, parvenait souvent à me calmer. Aujourd'hui, après l'avoir revue, mes nerfs étaient à fleur de peau.
À moins que ça ne fût qu'un rêve ? J'allais me réveiller au milieu des innombrables poupées de porcelaine, au milieu des fleurs et de son souvenir.
Non, la douleur était trop aiguë. J'étais dans la réalité. Du moins, ma réalité. Celle où, le jour de cet anniversaire que j'exécrais tant, le jour de sa disparition, je n'avais même pas eu le cran de pleurer sur sa tombe comme je me l'étais promis. D'ailleurs, j'avais toujours été trop lâche pour m'y rendre, me confronter à mes erreurs. J'aurais dû prier, supplier pour qu'elle m'accorde son pardon. Je n'avais même pas été fichu d'appeler Lukas pour qu'il m'embarque dans l'une de ses soirées de beuverie afin de me vider la tête, comme j'en avais pris l'habitude. Tout ce à quoi j'étais parvenu, aujourd'hui, était de fixer ce ridicule étang dans mon immense jardin en me questionnant sur les lois de la poussée d'Archimède.
Tout à coup, le sol grinça dans le couloir. Des chuchotis féminins me parvinrent. Alerte, je me retournai sur le matelas, mes yeux exorbités fixés sur le sommet des baldaquins. Mes membres se bandèrent à leur paroxysme au souvenir de cette enfant que je venais de rencontrer. La grande porte s'ouvrit lentement sur la silhouette de ma tante, sur son faciès ascétique qui m'asséna sa froide indignation dès que je m'assis sur le bord du lit.
— Je pensais que ton cadeau d'anniversaire te plairait, lança-t-elle, remontée.
Elle entra, Sophie sur les talons. Elle-même suivie par la petite fille dissimulée derrière son dos.
« Mon cadeau d'anniversaire »...
Je déglutis. Sentis mon pouls s'accélérer, incapable de détourner mon attention de cette image que j'avais cru rêver.
La vérité me sauta à la gorge.
La gamine osa s'écarter, ses sublimes iris de ce même bleu profond fichés dans les miens.
Comme dans le salon, le décor tangua.
— Ka...
Ma voix désespérée se mourut dans ma gorge. « Inspire, expire », me répétai-je afin d'y voir plus clair.
— Mon cadeau d'anniversaire ? Expliquez-moi. C'est une supercherie, c'est ça ? Une illusion ? hasardai-je, caustique.
La carrure d'oncle Hansel apparut derrière le cadre de la porte. Le sexagénaire m'épiait sans oser entrer dans l'antre de Katharina.
C'était lui qui l'avait amenée. Pourquoi ne prenait-il donc pas ses responsabilités ? Jubilait-il de me voir dans cet état, cette ombre n'ayant jamais fait qu'une apparition dans mon existence ?
J'avais rencontré le frère de feu mon père aux funérailles de mes parents, il y avait de ça neuf ans. Pourtant, ils officiaient dans la même université. Ces deux doctorants en psychologie prenaient plaisir à échanger leurs thèses. Cela avait causé l'absence de mon paternel si souvent que trop de souvenirs s'étaient effacés bien tôt de ma mémoire. Mon oncle avait débattu avec tante Frieda au sujet de notre garde, à Katharina et moi, lui avait promis de la soutenir financièrement, si mes souvenirs étaient exacts. Du haut de mes neuf ans, mon esprit avait toujours été d'une perspicacité surprenante.
En revanche, quand ma petite sœur, ma prunelle, était décédée, un an plus tôt, il n'avait pas daigné nous témoigner son soutien, ni pendant ni après cet enterrement aussi chic que nauséabond.
Il puait le mensonge et la fausseté. Qu'importaient nos liens de sang, je ne pouvais pas le blairer.
Tante Frieda intima à Sophie d'approcher avec la gamine. Cette dernière se tenait droite, d'une posture presque militaire, et, outre ses traits dénués d'émotion, ses prunelles étaient d'un vide abyssal. Pourtant, impossible d'ignorer cette impression qu'elle avançait contre son gré. Son visage poupin scia mes os un par un, il revêtait la même expression angélique que Katharina. Elle portait le même masque.
Non... le sien possédait quelque chose de plus vif et de plus vide.
Elle n'avait pas examiné cette chambre si particulière, à l'image d'une maison de poupée datant du XIXe siècle. Comme si ces lieux lui étaient familiers, elle n'avait semblé ni éblouie ni piquée de curiosité comme l'aurait été n'importe quelle autre jeune fille.
Elle n'avait d'yeux que pour moi.
Et je n'avais d'yeux que pour elle.
Seigneur...
À deux mètres de moi, elle me provoqua des milliers de frissons le long de l'échine.
— Hansel a trouvé cette petite orpheline non loin des ruines d'un monastère incendié. Elle était seule et en difficulté, elle n'appartient à personne, n'est enregistrée nulle part, ne possède ni parent ni la moindre connaissance. C'est la raison pour laquelle nous allons l'accueillir dans notre famille.
— Dans notre famille..., murmurai-je, sous le choc.
À nouveau, ma poitrine s'oppressa.
J'entendis ses rires dans ma tête. Vis son sourire étincelant se peindre sur le visage de cette fille impassible.
— Quel âge a-t-elle ? m'entendis-je demander, envoûté par ses traits si familiers.
— Onze ans.
Onze ans. Katharina en avait treize lorsqu'elle avait succombé.
Tétanisé, je ne savais que croire, que penser. Une multitude d'idées absurdes s'entrechoquaient dans mon esprit.
Accueillir un nouveau membre dans la famille... Quelle famille ? De notre branche des von Gail, il ne subsistait rien. Que des pions décapités rassemblés au sein d'un sinistre manoir hors du temps.
N'aurait-elle pas pu m'en parler avant ? À moins qu'elle ne prenne sa revanche sur cette année passée à subir ma colère, à la suite des dernières obsèques. J'aurais voulu sauter à la gorge de Frieda pour m'infliger une telle épreuve le jour de mes dix-huit ans.
Je restai là, hébété.
— Elle a besoin d'un foyer, s'éleva la voix paisible de Sophie.
Sans lâcher la petite main, elle s'approcha de moi et me servit son expression la plus engageante.
Sophie symbolisait pour moi la bonté. J'avais beau lui apporter toutes les misères du monde, la blesser profondément était inenvisageable. Et, à l'instant présent, notre complicité de toujours parvint à ouvrir une brèche dans mon apathie.
— Elle a besoin d'une famille autant que toi, Wolf.
En temps normal, je l'aurais rabrouée, scandant que je n'avais plus besoin de rien, mais la sensation d'avoir du sable dans le gosier brida toute révolte.
Le froissement des jupes de ma tante qui se dirigeait vers la porte attira mon attention.
— Désormais, cette chambre sera la sienne. Il te faudra retourner dans tes quartiers, jeune homme.
Mes yeux s'écarquillèrent. D'instinct, je m'agrippai à la housse de lit et ma bouche s'ouvrit sans qu'aucun son n'en sorte.
Occuper la chambre de Katharina ?
Cette harpie avait-elle pour dessein de m'arracher le cœur et de m'achever une bonne fois pour toutes ?
— Je pense que nous devrions la laisser seule, de sorte qu'elle se familiarise avec les lieux. Ne reste pas là, Wolfgang, ordonna ma tante, avant de fermer le battant derrière elle.
J'étais tendu jusqu'à la douleur, manquais de salive et n'entendais plus que le sang battre dans mes oreilles. J'eus l'impression qu'un trou noir s'ouvrait devant moi, le même qui m'engloutissait lors de mes plus affolantes remises en question.
Et comme de coutume, l'ovale de la jolie tête de Sophie se substitua à ce chaos.
Elle avait lâché la main de la fillette pour la poser sur mon genou. Son contact à travers mon jean, son sourire et ses sourcils froncés dénotant son inquiétude me ramenèrent dans le manoir des von Gail.
— Est-ce que ça va ?
Nièce du défunt mari de Frieda, Sophie Koch avait occupé la demeure en même temps que ma tante pour l'aider dans notre éducation, à Katharina et moi. Toutefois, seules sept malheureuses années nous séparaient. J'avais même fantasmé à de nombreuses reprises sur ses courbes alléchantes, conscient que, depuis la formation de mes premiers muscles, je ne l'avais jamais laissée complètement indifférente. De ce fait, le ton infantilisant dont elle usait parfois m'irritait au plus haut point.
Depuis le décès de ma cadette, mes sorties se résumaient aux bars écumés en compagnie de Lukas Klum, aux litres d'alcool ingurgités, accompagnés de temps à autre de rails de neige, aboutissant souvent sur des nuits passées entre les cuisses des filles les plus courageuses, osant inviter l'impossible Wolfgang von Gail dans leurs draps. Le sexe n'était pas ma principale motivation. Vraiment. J'éprouvais juste le besoin de noyer mes pensées. Seulement, en état d'ébriété, j'avais bien du mal à résister aux assauts intempestifs de ces prédatrices.
En dehors de mes escapades anesthésiantes, j'avais passé la majorité de mon temps dans cette chambre, sans déplacer le moindre jouet, le moindre vêtement dans sa garde-robe. Allant jusqu'à exiger que l'on redécore les pièces principales du manoir dans le même goût, afin que la présence de Katharina perdure auprès de moi, où que j'aille.
Parfois il m'arrivait même de la voir. Son visage, tout sourire, me reprochant de l'avoir abandonnée à cette prison immatérielle, dénotant pourtant son ravissement de pouvoir m'observer à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, ce qui lui était impossible de son vivant.
Voilà qu'aujourd'hui, on me chassait de mon terrier sans état d'âme.
Mes tripes hurlaient à la mort, j'aurais pu m'y opposer avec hargne, cependant, face au double de ma petite sœur, je ne pipai pas mot, complètement hypnotisé. Elle était ici à sa place, cela m'apparut comme une évidence.
— S'il te plaît, dis-moi ce que tu ressens. Je comprendrais que tu sois hors de toi, Wolf.
Je ne désirais pas lui répondre, je ne voulais prononcer aucun mot devant l'enfant immobile face à moi avec son regard inanimé. Mais Sophie insista.
— Fous-moi la paix !
Chagrinée, elle rabattit les paupières, expira lourdement avant de se redresser.
— Très bien, je te laisse.
Dans son pantalon et son pull à la sobriété réglementaire, elle effleura l'épaule de « mon cadeau d'anniversaire ».
— Approprie-toi ces lieux à ta guise. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à descendre, je serai dans la cuisine à te préparer de quoi manger. Tu as une préférence ?
La petite mit quelque temps avant de secouer la tête.
Si elle ne parlait pas, au moins, elle comprenait notre langue.
Ensuite, la brune revint à moi.
— Ne reste pas trop longtemps, je pense qu'elle a besoin d'un peu de solitude. Et ne lui fais pas peur.
Sur cette dernière mise en garde, elle nous abandonna tous les deux dans cet antre si cher à mon cœur.
Dès le moment où la porte avait cliqueté, le regard de la jeune fille qui, jusqu'à présent, était arrimé à moi, dégringola sur le sol.
Tout ce qui nous entourait, les murs tapissés, ces poupées symboliques, les roses par dizaines, cette fragrance prononcée imprégnant la pièce, toutes ces fioritures atrocement féminines, se volatilisèrent, écrasés par sa présence inerte. Sa poitrine ne se soulevait même pas, son enveloppe charnelle paraissait sans vie.
— Ka... Katharina...
Cela m'avait échappé.
Elle tressaillit. De frayeur. La tête toujours baissée.
Ma trachée me brûlait.
Elle était si jolie. Sa peau délicate respirait la pureté, sa pâleur, rehaussée par de saillantes pommettes couleur pêche, lui conférait des airs de poupée.
À l'instar de Katharina.
Ses cheveux étaient épais, retombant dans de lourdes boucles jusqu'à la moitié de son dos. Ses cils étaient foncés, longs et drus, cerclant des yeux en amande d'un bleu électrique, et son nez menu se retroussait adorablement.
Katharina. Katharina. Katharina. Katharina.
Cette fois, les larmes affleurèrent. J'avais le cœur comprimé.
C'est alors qu'elle poussa un petit soupir. Discret, presque indistinct, preuve irréfutable que cette fille-là, cette fille devant moi, était bien vivante. Elle n'était pas un mirage ni un souvenir. Elle n'était pas un quelconque fantôme ressuscité pour me martyriser, apaiser mon âme cabossée, ou faire disparaître ma culpabilité.
Cette fille était constituée de chair et d'os.
Mais sa présence n'était pas anodine, tout juste un an après sa mort.
Subitement, comme une tornade, un besoin vigoureux dévasta mon organisme. Je peinais à en déceler l'essence, j'éprouvais juste un manque nouveau, criant, douloureux.
Katharina. Katharina. Katharina. Katharina.
— Katharina..., exhalai-je, en m'entourant de mes bras, sur le point d'inonder mes joues de larmes.
Ses frêles épaules se crispèrent.
Bouleversé, je me levai, provoquant son recul.
Katharina n'avait jamais reculé. Elle adorait se pendre à mon cou, rechignait à quitter mes bras, se languissait de ma chaleur. Elle m'adulait si fort...
J'avais fini par l'abandonner.
Katharina. Katharina. Katharina. Katharina.
Déchiré et traversé d'une cruelle frustration, je contournai l'enfant sans établir le moindre contact, puis quittai ces lieux habités de mes plus atroces tourments.
À l'extrémité de la table, je la dévorais du regard. Sur les neuf places disponibles, on l'avait installée à côté de tante Frieda qui trônait à mon opposé. Avant le décès de ma sœur, Sophie mangeait avec l'intendant et la gouvernante, parfois le jardinier. Seulement, me retrouver en tête à tête avec mon austère parente m'ennuyait profondément. Aussi avais-je obligé ma complice à partager nos repas afin de les égayer, lorsqu'elle ne me les apportait pas dans ma chambre.
Elle était assise en face de la jeune fille, à la gauche de la plus âgée. J'aimais contempler son profil, mais aujourd'hui, je ne parvenais pas à me détacher du « nouveau membre de la famille ».
À la lueur tamisée diffusée par le lustre en cristal, son visage portait une autre teinte. Le châtain cendré de ses cheveux s'harmonisait à merveille avec les tons taupe de cette salle à manger au style XIXe, elle aussi, redécorée en hommage à Katharina.
Son fantôme rôdait, s'entortillait autour de l'inconnue, m'appelait, m'invitait à la toucher.
Je me voyais poser mes doigts sur sa peau diaphane, caresser les paupières qui recouvraient ces yeux dérangeants. L'envie était si forte qu'elle me coupa l'appétit.
L'atmosphère était tendue. Hansel avait déserté après avoir amené cet ange égaré. À présent, elles se contentèrent de m'épier de temps à autre.
— Dans quelle mesure fera-t-elle partie de notre famille ? demandai-je subitement.
Sophie et tante Frieda furent surprises par mon intervention. Un coup d'œil fut échangé avant que la plus âgée me réponde d'un ton sans appel :
— Dans la mesure où je l'adopterai.
Je ne pus réprimer un rire gras et bref, trouvant la situation grotesque. Cette femme aussi froide qu'un glaçon s'était désignée mère. Depuis quand savait-elle s'occuper d'enfants ? Après la mort de mes parents, elle avait légué cette responsabilité à une adolescente de seize ans.
— Comment et pourquoi diable oncle Hansel a-t-il réussi à t'embarquer là-dedans ? La vieillesse t'aurait-elle recomposé un cœur ? À moins que tu n'aies décidé d'imposer à Sophie un nouveau fardeau.
Cette dernière se tourna vivement vers moi, prête à contre-attaquer. Quand elle se confronta à mon expression, elle se ravisa.
Sa ride du lion profondément creusée, Frieda me mitrailla du regard.
— Le Seigneur en a décidé ainsi. Tu ne discuteras pas mes décisions.
Le Seigneur... ou la culpabilité. Sa culpabilité.
Je secouai la tête, un sourire sardonique au coin des lèvres. Ma main droite cala mon couteau au bord de l'assiette, la gauche s'était réfugiée sur ma cuisse, tremblant depuis ce début d'après-midi. Ma raison cherchait les réponses que mon cœur bannissait.
Et si Frieda ne s'était jamais trompée ? Et si, après tout, le Seigneur était clément ? Ma douleur avait été trop insupportable. Katharina n'avait pas mérité la mort, et je n'avais pas mérité de la perdre. Aujourd'hui, il m'offrait l'opportunité de me rattraper.
Je voulais embrasser Katharina, la palper, vérifier que son petit corps chaud me procurerait les mêmes sensations qu'il y a un an. Je désirais caresser les fils de soie qui cascadaient sur ses épaules.
Je voulais illuminer ce visage éteint.
J'aperçus Katharina, assise, habillée de ses tenues à froufrous préférées, buvant le thé dans son service de porcelaine chinoise, et mes ongles s'enfoncèrent dans le tissu de mon pantalon.
Plus tard dans la soirée, Sophie me rejoignit dans ma chambre, un panier à linge dans les bras.
— Ce sont tes vêtements propres, annonça-t-elle en le déposant sur une chaise. Je les range dans ton armoire.
J'acquiesçai sans un regard pour elle.
Ma chambre n'avait subi aucune modification. J'ignorais pour quelle raison je l'avais préservée. Peut-être parce que je ne l'occupais plus, ces derniers mois. Dans tous les cas, elle me donnait l'impression de m'éloigner de Katharina, et je n'aimais pas ça.
— Je veux qu'elle porte les robes de poupée.
Sophie s'immobilisa, le nez toujours dans mon armoire en acajou.
— Mais qu'est-ce que tu racontes, Wolf ?
Cette fois, ma voix claqua, implacable :
— Je veux qu'elle porte les robes préférées de Katharina.
Ma cadette vouait une passion sans bornes pour les poupées en porcelaine et l'univers qui s'y accordait. En dehors de son établissement scolaire, elle-même se parait de ces habits d'époque, regrettant d'être née deux siècles trop tard. C'était une lubie que notre tante affectionnait également, elle lui en avait fait confectionner une multitude à sa taille, à mesure que son corps se développait.
— La petite est plus menue que Katharina, tu en trouveras certainement qui lui iront.
Ahurie, ma cousine par alliance fit volte-face.
— Pourquoi ?
Comptait-elle parlementer ?
— Je croyais qu'il s'agissait d'un cadeau d'anniversaire ? répliquai-je durement.
Elle soupira et porta ses mains sur ses tempes.
— C'est ce qu'a dit tante Frieda, mais voyons, elle est...
— ... J'en fais ce que je veux. Vous me devez bien ça.
Elles auraient pu m'avertir de sa venue, à cette gamine sortie de nulle part. Sophie en était consciente. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle elle craignait ma fureur.
Je n'en ressentais pas. Pas pour elles, du moins.
J'éprouvais juste le besoin qu'elle porte les robes de Katharina. Un besoin incendiaire, prêt à tout ravager s'il n'était pas assouvi.
— Je... chercherai dans le coffre de ses anciens costumes, se résigna-t-elle en retournant à son rangement.
De mon côté, la tête posée sur mes bras croisés, j'observais le plafond, tentant de réprimer ces tsunamis qui me dévastaient l'esprit.
Il faisait une nuit d'encre, le parquet couinait sous la plante de mes pieds nus. Les rafales à l'extérieur de la demeure exprimaient leur désaccord dans de lugubres murmures, mais j'étais incapable de m'arrêter. Une puissance cosmique invincible contrôlait mes membres, s'appropriait mes pensées et mes désirs, de sorte qu'elle m'avait extirpé du lit pour me jeter dans le couloir, toujours en boxer.
Heureusement, je connaissais les lieux par cœur et n'avais guère besoin de la lampe de mon Smartphone pour me guider jusque dans sa chambre.
Ma main frémissait sur la poignée. J'ouvris doucement la porte, me fis envahir d'emblée par ce parfum de bonbon. La première seconde, il parvint à me détendre, la deuxième, je réalisai que la jeune fille ne dormait pas.
Elle était recroquevillée sur le grand lit, à moitié dissimulée derrière les voilages. La veilleuse l'éclairait suffisamment pour que je remarque ses yeux écarquillés.
Ils agirent comme des fusils, me tirèrent des balles en plein dans le ventre.
— Katharina...
Son nom m'avait échappé. Ses syllabes si mélodieuses étaient un ravissement à entendre, je voulais les prononcer jusqu'à la fin de mes jours. Me punir ad vitam aeternam.
À chaque pas qui me rapprochait d'elle, je décelais les tremblements violents de son corps frêle. L'effroi se lisait sur sa mine, pourtant, elle n'émit pas un son. Je ne l'en dissuadai pas non plus, je ne lui voulais aucun mal, bien au contraire. J'avais besoin d'elle.
Campé à quelques centimètres du lit, je la considérai avec stupéfaction. Elle n'osait même pas enfouir la tête dans ses draps, alors qu'elle ne pensait sans doute qu'à ça.
— Tu es brave.
Je l'entendis déglutir, m'agenouillai aussitôt. Elle n'eut d'autre choix que celui de croiser mon regard.
Bon sang, Katharina...
— Comment tu t'appelles ? demandai-je d'une voix basse, afin de ne pas la brusquer davantage.
Sa respiration se hacha, néanmoins elle opta pour le courage et, pour la première fois depuis notre rencontre, j'entendis le son de sa voix :
— ... « Pe... petite fille », chuchota-t-elle.
Sidéré, je fronçai les sourcils, pas sûr d'avoir compris. Elle ne répéta pas, resta plantée dans la porte enchaînée de mon âme dont elle possédait déjà le cadenas.
« Petite fille... »
Mes doigts grelottants se tendirent vers son visage. Elle se cristallisa avant que ma peau n'entre en contact avec la sienne.
Dès que je touchai la courbe de sa joue, une décharge me secoua. J'en eus une chair de poule si aiguë que mon bras se replia de lui-même et retourna le long de ma hanche.
Ma gorge se noua. Je réprimai un spasme. Un sanglot. Des larmes. Fis un effort incommensurable pour lui expliquer mes intentions en me glissant dans sa chambre, au beau milieu de la nuit.
— Tu t'appelleras Katharina.
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