4.
Je la croise le lendemain, dans la cour intérieure de notre immeuble, ma poubelle à la main. Elle est accroupie devant un bac de fleurs, à tailler les plantes. Je ne sais pas si elle remarque ma présence car elle ne se retourne pas pour me parler, elle ne dit rien, elle reste juste penchée vers les pétales blanches avec son sécateur.
Je vais mettre ma poubelle dans le local et je retourne dehors, les yeux rivés sur son dos. Dans un coin il y a un petit robinet et je me lave les mains. Elle, se relève. Je la vois essuyer ses doigts plein de terre sur son jean et puis se tourner légèrement vers moi, mine de rien.
Je ne lui laisse pas le temps de changer d'avis et je lui fais face avec un grand sourire.
-Bonjour !
Son visage est tellement... Inexpressif. Vide. Mort. Seuls ses yeux font des allers retours entre moi et le mur sur le côté. Est-ce que c'est de la timidité ? Ou juste une gêne affreuse de se retrouver face à moi après hier soir ? Mais sait-elle au moins que c'était moi, qui l'observait ? Je n'en suis pas sûre.
-Bonjour...
-Vous, hm, je ne savais pas que les fleurs étaient à vous.
Je dis n'importe quoi. La honte putain. « Je ne savais pas que les fleurs étaient à vous gngngn. » Mais au moins, ma remarque a le mérite de la faire sourire légèrement.
-Elles sont à tout le monde. C'est une cour collective. Mais je m'en occupe.
-Tous les jours ?
-Oui.
Je n'avais jamais remarqué. Elle ne travaille pas ? C'est vrai que j'ai l'impression qu'elle reste toujours dans l'appartement, les fenêtres sont constamment ouvertes... Peut-être qu'elle bosse depuis son ordinateur, quelque chose comme ça.
-C'est... Courageux. Enfin, je veux dire, sinon elles mourraient.
Elle tourne la tête pour regarder les fleurs. C'est étrange. Son visage est si doux et coupant à la fois. Son corps comme une surface lisse et dure sur laquelle je n'ai aucune prise.
-Oui. C'est vrai...
Je lui souris. J'ai envie de lui parler encore mais je ne sais pas de quoi. J'ai envie qu'on s'assoit toutes les deux sur la petite table de jardin au milieu de la cour et qu'elle me raconte comment poussent les fleurs, n'importe quoi, mais juste qu'elle parle.
Elle relève la tête. Elle dit :
-Il y a longtemps que vous regardiez ma fenêtre ?
Poing dans le ventre. Je reste bien droite. Je n'ai pas honte mais j'ai mal quelque part dans le sternum, ça appuie. Je hausse les épaules, en faisant genre d'être naturelle, d'être cool. Elle me déstabilise. Elle me fait un peu peur. Ce sont ses yeux. Si noirs, on y voit pas la pupille. Il n'y en a pas. Elle est noyée dans le reste.
-Non. Je venais juste de m'installer sur mon balcon.
-D'accord.
Elle se penche, elle récupère ses outils de jardinage. Son t-shirt se relève et j'aperçois le bas de son dos, les os ronds de sa colonne vertébrale. Je détourne le regard. Elle me dit « bonne journée » et puis elle part.
*
-Ca va toi ?... Je suis stressée à cause de mon book à rendre... Non, non rien de spécial pourtant... Ah ? C'est super ! ... Moi, pas vraiment. Je suis toute seule ce soir... Mina est passée l'autre jour mais en ce moment tu sais, tout le monde est un peu surmené par les examens... Oui, c'est ce que je me dis ! ... Ok ! Merci d'avoir appelé Lou... Passe une bonne soirée !
Je raccroche. Pendant un moment, les yeux dans le vide, je me contente de passer mon pouce sur la vitre de mon téléphone. Sa surface lisse et froide m'apaise. Je vais me faire un bain. Il faut que je bouge, que je fasse quelque chose. Il faut que je lise, que je regarde une série, que j'entende quelqu'un parler.
La solitude est en train de m'avaler.
J'ai toujours eu tellement peur de ça. Depuis que je suis gamine, depuis que mon père a quitté ma mère et s'est enfui à l'autre bout du monde, dirait un psy. Depuis toujours. Quand j'étais au collège j'avais des tas d'amis dans ma tête, en réalité et sur internet. Je me livrais à tout le monde, je rencontrais quelqu'un et je lui disais tout, j'adorais mettre mes secrets entre les mains des inconnus, j'adorais me dire qu'ils savaient, que je n'étais pas seule au monde, que des gens pouvaient me comprendre parce que je leur avais tout donné de moi. J'adorais être une lumière sans ombres, un corps en plein soleil.
J'ai eu terriblement de la chance de ne jamais tomber sur des connards sans nom.
J'aime trop fort aussi. Je suis incapable de m'en empêcher, incapable de ne pas finir dans les bras de quelqu'un après une soirée, incapable de rester célibataire plus d'un mois, incapable de ne pas avoir envie de mains sur ma peau, de mains qui me touchent et m'apprennent par cœur, de mains ivres de ma peau qui la tire, l'arrache, la malaxe, la blesse, la troue, la lèche, la rende moite et rêche, tout.
Tout à l'heure j'ai pleuré. Recroquevillé sur moi-même, parce que les fleurs sentaient bon, parce que j'avais besoin de quelqu'un qui ne parte pas, parce que je voulais une bouche à embrasser, je ne sais pas, juste une personne qui m'ouvre la porte de mon propre appartement. Parce que soudainement, je venais de me rendre compte que j'étais terriblement seule depuis Louis. Qu'il n'était plus là. Qu'il ne le serait plus jamais.
Je suis tellement égoïste. Au téléphone je n'ai rien dit, mais au milieu de ma crise de larmes j'ai souhaité très fort qu'il me revienne, même sans amour, qu'il soit juste là et qu'il reste jusqu'à ce que je me sente assez forte pour vivre seule.
*
Une serviette de bain autour de moi, j'arpente mon salon en sautant par dessus les clichés posés par terre. Des tas de photos que je dois assembler pour mon book. Je n'arrive pas du tout à y trouver un sens. Je voulais une ligne directrice claire, mais finalement, devant mon travail, je me rends compte qu'il n'y en a aucun. Et dans un mois je dois l'envoyer.
Je m'assois sur la table basse, les mains entre mes cuisses pour ne pas céder à la tentation de se ronger les ongles. J'ai choisi de photographier exclusivement des femmes. Des tas de femmes, de tout âge. Elles me regardent toutes depuis le tapis. Leurs regards me supplient, je ne sais pas de quoi. J'ai peur d'elles. J'ai peur de ne pas être à la hauteur. Je voulais les mettre en valeur, maintenant je ne sais plus. Est-ce que leurs yeux m'appellent à l'aide ? Ce sont toutes des femmes que je trouvais belles et tristes. Prises au hasard. Rencontrées comme ça, à la fac, au coin d'une rue, dans le métro. J'ai écrit leur prénom en bas de chacune des photos.
Je les dis à voix haute.
Diane, Vicky, Françoise, Nadja, Ophélie, Mélissa, Jeanne, Amandine, Lise, Atlas, Pauline, Anne, Clara, Myriam, Hortense, Winry, Gisèle, Rose, Gabrielle, Ouria, Naïssé...
J'ai un morceau de vous en moi. Et si vous m'appreniez à vivre ? Si vous me disiez le sens de tout ça ? Est-ce que vous aussi, vous rêvez d'aimer, d'aimer les yeux fermés, d'aimer et d'être plongées entièrement dans cette amour-là, définitif, aveuglant, terrible ? Est-ce que vous aussi, vous n'avez que ça en tête, mettre votre vie dans les bras d'une autre ?
Ou est-ce seulement moi ?
Je soupire. Je me masse les tempes lentement, et puis je me redresse. J'ai mal au dos. J'ai froid. Ma serviette est devenue rêche autour de moi.
Je me glisse dans ma chambre, lumière éteinte. J'ai envie de dormir.
Et puis, par la fenêtre de ma chambre, j'aperçois la voisine, au balcon comme hier soir. Je ne sais pas si elle me voit, mais elle regarde dans ma direction. Le temps se fige à nouveau. Lent. Il précède mes pas, il m'attire. Je marche, j'ouvre la fenêtre. Le soir tombe, le mur de l'immeuble est mauve et jaune, elle est toute entière dans cette lumière. Sa peau est belle. Je veux lui dire ça. Je ne sais pas comment faire. Je ne peux pas crier. J'ai peur qu'elle s'en aille comme la veille. Je veux lui dire de rester, de me regarder toute la nuit, de me dire ses secrets en silence, avec ses yeux.
Alors très vite, je me penche, j'attrape un papier sur ma table de nuit. Je le plie pour en faire un avion et sur l'aile droite, j'écris : « J'aimerais regarder les étoiles avec vous pendant très longtemps. » C'est tellement stupide comme phrase. Mais c'est la première chose qui m'est venue à l'esprit.
Il n'y a pas de vent dehors. Je sors ma main par la fenêtre. Je la vois froncer légèrement les sourcils. Et puis elle esquisse un sourire lorsque j'envoie mon avion.
Il glisse en ligne droite jusqu'à elle. Elle l'attrape, le déplie. Elle sourit encore, un peu plus. Et puis elle chiffone le papier et elle me fait un petit signe désolé de la tête avant de rentrer à l'intérieur.
J'ai envie de sangloter mais j'peux pas.
Faut que je sois forte.
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