Durant toute cette histoire, je ne vous ai rapporté que des faits vécus par d'autres arbres. Mais voici quelques pages d'évènements plus sûrs, puisqu'ils se sont produits au pied même de mon tronc. Ce matin-là, Prisha Jagan et Bryce Tolman vinrent s'assoir contre mon fût. Prisha semblait songeuse, tandis que Bryce téléphonait au palais de Rashtrapathi Bhavan, haut-parleur activé.

-Alors, des nouvelles ? grogna Kovind visiblement encore de mauvaise humeur.

-Oui, plein ! Les loups vont peut-être attaquer ce soir, avec tous les animaux de la forêt, mammifères, oiseaux, reptiles. Mais nous avons espionné leurs agissements et nous savons parfaitement où ils attaqueront, de quelle manière, dans l'ensemble des détails. Nous savons aussi que seuls les dholes ne sont pas pliés à la volonté des loups et résistent encore et toujours à l'envahisseur. Nous avons pour projet de nous en servir pour empêcher une bonne fois pour toute l'existence de l'empire lupin. Qu'en dites-vous ?

-Ce soir, vous dites ? Mince alors, pile le soir où j'avais prévu d'aller au Taj Mahal rendre visite à Amit Shah, le ministre de l'intérieur...

-Quoi ? Vous allez au Taj Mahal ?

-Oui pourquoi ? demanda-t-il d'une voix étonnée.

-Monsieur le président, n'allez surtout pas au Taj-Mahal !

-Ce n'est pas à vous de me dire ce que je dois faire, débrouillez-vous sans moi pour sauver New-Delhi, bande d'incapables !

-Mais...

Mais il avait raccroché. Bryce était exaspéré. Il reçut des explications.

-Chez les loups, quand on tue le chef d'une meute, on prend possession de la meute, dit Prisha. Ils ont dit s'imaginer qu'en supprimant le président, l'Inde serait à eux, suggéra-t-elle.

-Mais comment savaient-ils que c'était le président ? demanda Bryce.

-Tout ces mois à espionner New-Delhi... J'ignore comment, mais je crois que le loup indien a acquis une intelligence hors-norme, c'est incroyable !

-Mais s'ils pensent qu'on va leur donner l'Inde simplement parce qu'ils ont dévoré ce crétin de Kovind au Taj Mahal, ils se trompent. Mais j'imagine qu'on doit sauver le président...

-Mais on doit déjà sauver New-Delhi !

-On peut sauver les deux si on se dépêche.

Bryce se leva et partit précipitamment, la jeune bouddhiste à ses talons. Plus tard, vers midi, une famille d'hindou vint pique-niquer non loin. Il y avait deux enfants, un garçon et une fille, ainsi que leurs parents. Comme il faisait chaud, ils s'installèrent à l'ombre de mon feuillage, et le père entreprit d'instruire ses enfants sur la façon dont était fait un arbre. Les enfants écoutaient, intéressés, et posaient beaucoup de questions.

-Vous voyez, les arbres disposent de sens, comme nous. Ils ont l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher. Ce qu'ils n'ont pas, c'est la vue. Mais grâce aux autres sens, ils sont parfaitement conscients de leur entourage et de la position des éléments autour d'eux.

-Et cet arbre, c'est quoi ? demanda le fils.

-Ça, Divya, c'est un Mahua Indica. Il produit des fruits très bons, ainsi que de l'huile qui sert à fabriquer des savons ou des bougies. Comme tu peux le voir, celui-là a décidé de se reproduire cette année : il a fleuri et certaines fleurs ont déjà laissé place aux fruits.

-Mais papa, demanda Anjali. Avec quoi les arbres se nourrissent-ils pour grandir ainsi ?

-Ah ! Bonne question, Anjali. C'est le principe de la photosynthèse. Les racines de l'arbre puisent en permanence de l'eau et des sels minéraux sous terre, qui remontent dans le tronc jusqu'au feuillage, c'est la sève brute. Sous l'effet de la lumière solaire, la sève brute fabrique la matière de l'arbre et c'est ça qu'on appelle la sève élaborée. En bref, pour grandir, l'arbre a besoin d'eau, de soleil, de sels minéraux, de dioxyde de carbone, et de dioxygène.

-Mais si c'est la sécheresse et qu'il n'y a plus d'eau sous terre ? objecta Anjali.

-Les jours de pluie l'arbre a trop d'eau et il fait des réserves en cas de sécheresse.

-Et il n'arrive pas que les réserves soient épuisées ?

-Ça arrive, Divya, mais dans ce cas, l'arbre demande à ses congénères de lui fournir un peu de leurs réserves.

-Demande ? Mais les arbres ne peuvent pas demander !

-Les arbres communiquent, Divya, tu ne savais pas ? Ils vivent en communauté.

Les deux enfants ouvrirent des yeux ronds, attendant des explications.

-Sous terre, il y a tout un réseau de filaments établi par des champignons afin que les arbres discutent. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi la plupart des champignons se trouvent au pied des arbres ?

-Des champignons, j'en ai aussi sur mes pieds, dit Anjali.

-Regarde papa, dit Divya tout excité. Il y a une colonie de champignons, là, contre le tronc du Mahua qui a fleuri !

Il n'y avait que la mère qui continuait de manger en silence. Et tandis que le père parlait du système de communication des arbres, il ne se doutait pas qu'en ce moment même Froulit et moi discutions à l'aide de cet internet souterrain. Froulit souffrait. Il envoyait des ultrasons de douleur et des messages d'alerte car un bûcheron importun était en train de l'abattre à coups de hache. Je ne pouvais pas laisser Froulit être transformé en carton ou en papier W.C. mais ma méthode la plus efficace, celle de la guêpe Ichneumon, n'était pas assez rapide pour tuer un homme et le temps qu'Ichneumon arrive, Froulit serait déjà mort. Tout ce que je pouvais faire, c'était rassurer Froulit pour qu'il souffre le moins possible, pour que ce soit fait rapidement et sans douleur.

-Ça va aller, Froulit, ça sera rapide, dis-je. Oublie tout, oublie que tu existes. Pense à quelque chose d'autre, quelque chose que tu aimes.

-Le soleil ?

-Par exemple. Ou la forêt, l'eau, la terre, les oiseaux.

-Ou Bown-R. J'ai eu une belle vie, n'est-ce-pas ?

-Magnifique, mon vieux. Tu as vécu deux-cent ans, et tu as été mon meilleur ami. Repose en paix, à présent.

-Ce qui m'inspire le plus d'horreur, ce n'est pas de mourir, c'est d'être ensuite transformé en mobilier ou en papier. Je préfèrerais être le refuge des petites bêtes afin de me décomposer lentement et de me transformer en terre.

Tel furent ses derniers mots. Dans un dernier râle, il s'étala sur le sol, et le bûcheron entreprit de le découper en petits morceaux. Le soir, vers 18h, Prisha Jagan et Bryce Tolman revinrent près de mon tronc.

-Alors, demanda la jeune femme, tout est prêt ?

-J'imagine que oui. Récapitulons. Nous partons dans cinquante minutes pour Agra, au Taj Mahal. Nous arriverons vers 19h.

-Il restera une heure avant que le soleil ne se couche et que l'obscurité ne dévore l'Inde.

-Nous attendrons ensuite les loups, ils arriveront là-bas dans deux heures environ. Le président, lui, doit déjà y être.

-Et pendant ce temps, à New-Delhi, quelques centaines de forces de l'ordre et de bénévoles, ainsi qu'une cinquantaine de dholes attendent de repousser l'assaut de la forêt, armés et stratégiquement placés.

Bien, et maintenant, moi, Teer-Il, vais vous raconter l'aventure du Taj Mahal et très brièvement l'assaut de New-Delhi car je préfère suivre les chasseurs à Agra. Un vrombissement de moteur retentit. Tolman et Jagan venaient de partir pour...