3-Coléoptères voraces
Pardonnez-moi, oui, pardonnez à ce pauvre Teer-Il pour cette brusque interruption de l'histoire. Je suis attaqué par des parasites qui envahissent mon houppier, tailladent mon tronc et dévorent mes racines ! Des signaux sont envoyés des diverses parties de mon corps pour alerter mes sens. L'envergure de mon feuillage est de trois mètres mais de partout les parasites tentent de m'épuiser. Pour se débarrasser des insectes, les arbres emploient plusieurs techniques différentes mais qui se rejoignent sur certains points. Tout d'abord, garder son calme et alerter les arbres voisins. Je me mis à hurler des ultrasons (sons qu'apparemment les humains ne perçoivent pas) et à lancer des signaux dans mes racines, qui passeront dans des milliers d'hyphes établis par des champignons collaborateurs reliés aux radicelles de Froulit, Bown-R, Syvel et Gol. Petite parenthèse sur ce réseau, appelé le réseau mycorhizien. Il fonctionne un peu comme internet chez vous, les humains, mais en plus lent et plus compliqué. Les hyphes se comptent très nombreux sous terre. Pour vous donner une idée, une cuillerée de terre forestière contient plusieurs kilomètres de ces filaments. Et les informations y circulent à la vitesse d'un ou deux centimètres par secondes. Par exemple, Froulit, qui se situe à six mètres de moi, sera au courant de cette invasion de bestioles dans environ sept minutes. C'est lent, mais efficace, une fois qu'ils seront en mesure d'aider. Syvel, lui, ne sera sur ses gardes que dans un quart d'heure, et il le restera plusieurs jours. Etant de l'espèce Semul ( Bombax Ceiba ) il donnera à ses feuilles un goût et une odeur épouvantable afin de faire fuir les insectes. Moi j'utilise une méthode plus avantageuse, mais aussi plus cruelle. J'identifie le parasite, puis j'émet une odeur qui attirent d'autres insectes prédateurs qui correspondent au sujet. Pour identifier l'agresseur, c'est simple. Chaque espèce à une salive différente des autres. Et du fait que ces maudits phytophages grignotent mes racines, en fouillant dans ma mémoire, je déniche la bave correspondante et conclus que c'est le coléoptère Dendrocturus Forticas qui m'assaille. Mais là, j'ai un trou de mémoire quand il s'agit de trouver l'insecte qui raffole de ce coléoptère. Heureusement, quinze minutes étaient passées. Froulit m'envoyait une réponse : lui aussi était attaqué par Dendrocturus. Mais il avait lancé le message olfactif à l'insecte d'au-dessus sur la chaine alimentaire. Je savais cependant que Dendrocturus détestait le froid, mais je n'avais pas vraiment les moyens d'en produire. C'était peut-être ma fin, mais non. C'était sans compter sur l'entraide incessante que les arbres prêtent les uns aux autres, par amitié. Bown-R et Froulit m'envoyaient des signaux : Ichneumon ! Ichneumon ! et des messages olfactifs que mon cerveau identifia comme l'attraction de la guêpe Ichneumon. C'était elle, et elle seule, qui me sauverai. Mais ça serait gore, car Ichneumon a une méchante habitude de procéder. Elle est munie d'une aiguillon pointue et puissante qui contient ses larves qu'elle plante dans le corps de ses malheureuses victimes. Sa progéniture est alors libérée et grandit en se nourrissant des tissus et des organes des pauvres bêtes. En fait, tout était une question de larves, car si les Dendrocturus s'attaquaient à ma personne, c'était pour y bâtir leur nid. Mais pas d'inquiétude avec Ichneumon, car elle favorisait les corps animaux que les corps sylvestres pour y laisser ses embryons. Mais les Ichneumons mettront du temps à venir, ce pourrait être plusieurs heures à plusieurs jours, et pour patienter, je vais vous apprendre de nouvelles choses sur les arbres. A quoi ressemble un arbre ? Chaque arbre est différent, alors je vais me décrire moi. Je suis haut comme une maison de deux étages, et large comme un gaur. Mon tronc visible mesure un mètre de haut, mais il continue dans mon énorme houppier triangulaire qui occupe la plus grosse partie de mon corps. Mes feuilles sont d'un vert clair, et je reçois beaucoup de soleil, les feuillages voisins ne me gênant point. Je dispose d'énormes racines (comment dirai-je ?) très épaisses et orientées à l'horizontale. Les humains appellent cela, je crois, les racines traçantes en surface. Froulit, lui, possède des racines avec un robuste pivot, c'est à dire qu'elles vont toutes dans la même direction, vers un bas bien précis. Mes radicelles sont courantes et très utiles. Aïe ! Les maudits coléoptères ! Ils creusent des galeries dans mon tronc. Froulit souffre encore plus que moi, à en juger par les ultrasons de douleurs qu'il envoie. Mes ramilles, mes gourmands, mes rejets, mes nœuds, tout mon tronc et mon feuillage me grattait, m'agressait. Mais voilà que soudain, des bourdonnements retentissent, des aiguillons fendent l'air, les coléoptères hurlent. Attirés par mes messages chimiques, les Ichneumons sont accourus et avec cruauté ils introduisent leurs larves dans l'anatomie des Dendrocturus. La plupart des coléoptères s'enfuient, les autres tombent à terre et se tordent de douleur. Je suis sauvé, Froulit aussi. Les messages des autres arbres arrivent en disant que les seuls insectes dont ils avaient senti la présence étaient les Ichneumons. Tout était terminé, et ça avait été drôlement rapide, en plus de ça. Je veux dire, plus rapide que d'habitude, où une attaque d'insecte durait plusieurs jours avant que l'arbre ne trouve la parade. A présent, avant de reprendre le cours de mon histoire, et afin de retrouver mes esprits, sensibles et tourmentés, je vais continuer de te parler de moi, Teer-Il, ainsi que de toute ma communauté sylvestre. A quoi ressemble un arbre ? Eh bien, (comment dirai-je ?) chaque individu est unique et nous sommes tous extrêmement différent les uns des autres -je l'ai déjà dit, comme si nous étions chacun représentant d'une espèce différente. Pourtant, dans le voisinage, nous sommes cinq Mahua Indica (moi, Froulit, Bown-R, Leaver et Sanaat), deux Semuls (Syvel et Go), trois Sals (Stumpy, Rabarjad, et le vieux Plant-Old -qui a vu Vercingétorix en maillot de bain) et six Tecks (Marakeet, Maraaktila, Foggial, Longroot, Toka, et Trunkabyss). Des Tecks, il y en avait sept, il y a un an de cela, mais ce cher Etre a été abattu par des bûcherons, et il n'est plus qu'une souche à peine vivante des quelques ressources que ces voisins continuent à lui fournir. Nous avions aussi un sapin, un sapin très grand, mais comme l'arbre élevé attire le vent, et que son tronc n'était pas tout à fait droit, sa santé a décliné avant qu'un orage ne l'achève complètement. Son corps git au pied de Trunkabyss, son houppier est écrasé contre le sol, et son fût est la proie des insectes. Que sais-je encore ? Des sentiers et des rivières traversent Sanjay-Van, ce qui n'a peu de conséquences sur le réseau mycorhizien, car, à condition d'unir nos forces -aucun arbre ne peut réellement vivre en solitaire- nous pouvons venir à bout de n'importe quel obstacle. Chacun a ses qualités, et ses défauts, c'est aussi valable chez les arbres, chez les plantes. D'ailleurs, l'homme attribut une force à chaque espèce d'arbre. Par exemple, le chêne symbolise la majesté et la longévité. Le sapin représente un pont entre le ciel et la terre, un lien entre l'esprit et la matière, la vie et la mort, l'espoir et le désespoir. L'épicéa symbolise la vie, la naissance, la fécondité, l'éternité. Le platane désigne la réincarnation. Mais le Mahua Indica, lui, a été oublié par l'homme, comme s'il n'existait pas. Je ne représente rien, je suis insignifiant, inexistant, inconnu. Et pourtant, l'homme d'aujourd'hui ne connaitra pas les robots dinosaures du futur, comme moi je les connaitrai. Le manque de logique dont l'Homo Sapiens Sapiens fait preuve m'interroge nuit et jour. Mais je pense qu'il y a peu de chances pour que les humains et les plantes se comprennent à jour, et qu'il vaut mieux que les arbres continuent à se terrer dans l'ombre qu'est l'ignorance absolue de l'homme. Mon cerveau, moi tout entier, perçut alors un son. Des bourdonnements, des claquements, et je sentis une grosse patte d'animal se poser sur une de mes racines. Ses griffes la déchirèrent. Puis il y eut des hurlements, et je frémis, la froideur de la clarté lunaire éclairant la face de mon écorce. Mes dernières feuilles, orangées par l'automne, tombèrent de l'arbre. Les pattes des loups se mouvaient sur mes pauvres racines. Les animaux aussi sont ignorants de la présence de l'âme sylvestre. Les loups allaient envahir Delhi, ou New Delhi, ou les deux, peu importe. Dans un concert de jappements affamés et enthousiastes les loups s'ébranlèrent dans la nuit et le meuglement d'un bovin qu'on égorge me fit frémir une nouvelle fois.
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