2 - Celle qui parle au fond des bois
Elle était assise dans la forêt, sous un arbre aux feuilles orangées. Reniflant, elle tentait vainement d'arrêter ses larmes qui coulaient en continu.
- Est-ce que ça va ?
Surprise, la jeune fille leva la tête. Personne. Pourtant elle avait bien entendu quelqu'un parler ! Une voix aigue, qui aurait pu être désagréable si elle n'était pas aussi douce et chaleureuse.
- Question stupide, reprit la voix. Si ça allait, tu serais pas en train de pleurer. Bref, qu'est-ce qui va pas du coup ?
- Qui... qui est là ? Montrez-vous !
- Oh, du calme ! Je suis là ! Tu me vois pas ? Pff, les humains sont vraiment aveugles parfois !
- Où ça, là ?
- Ici andouille !
Une petite créature fonça sur elle et s'arrêta à plus ou moins quinze centimètres du nez d'Anne. Qui hurla. Et recula précipitamment. Avant de se cogner au tronc de l'arbre.
- On se calme ! pépia la créature en faisant un bond en arrière. C'est pas la peine de hurler comme ça, je vais pas te manger !
Anne se tut. Elle se mit à observer la créature plus en détails. Elle mesurait une dizaine de centimètres et avait la peau brune. Ses cheveux rouge orangés se dressaient sur son crâne à la manière d'une flamme. Ses yeux, de la même couleur, avaient des pupilles verticales et ses oreilles étaient pointues. Elle semblait vêtue de morceaux d'écorces et de feuilles mortes. On aurait dit une fée, mais contrairement à ce que disent les légendes, elle ne possédait pas d'ailes.
- Qu'est-ce que tu es ? murmura Anne. Une fée ?
- Une fée, moi ? J'ai l'air d'être une fée ? s'énerva-t-elle. J'ai des ailes peut-être ? Non mais franchement, une fée ! Je ne suis pas comme ces écervelées qui passent leur temps à glousser comme des idiotes, j'ai des responsabilités, moi !
- D'accord, d'accord, je suis désolée, je ne voulais pas te vexer. Mais si tu n'es pas une fée, qu'est-ce que tu es ?
- Moi, je suis un esprit de la forêt ! Et pas n'importe lequel, je suis la meilleure ! Tu devrais être flattée que je m'intéresse à toi.
- Tu es la meilleure en quoi ?
- En tout ! Au fait, je m'appelle Numa. Numa Eto. Et toi, humaine insignifiante, quel est ton nom ?
- Je m'appelle Anne.
- Peuh ! Quel manque d'originalité !
- Ce n'est pas moi qui ai choisi.
- Je sais, je sais. Mais bon on s'en fiche. Pourquoi tu pleurais ?
La jeune fille détourna le regard.
- Mes parents m'ont trouvé un mari.
- Et c'est mal ?
- Non. C'est juste que... je ne veux pas me marier, soupira-t-elle.
- Alors ne te maries pas !
- Ce n'est pas aussi simple.
Numa croisa les bras et fit la moue puis se laissa tomber sur l'épaule d'Anne.
- Les humains compliquent toujours beaucoup trop les choses. Tu vas faire quoi du coup ?
- Rien.
- Mais qu'est-ce que tu voudrais faire ?
- Je ne sais pas.
- Menteuse !
- Je ne mens pas !
- Si ! Tu sais très bien ce que tu veux faire, c'est juste que tu ne le sais pas encore.
- Je ne comprends rien à ce que tu racontes.
- Oh là là, tu ne fais aucun efforts ! Bon, ferme les yeux et réponds à ma question. Et surtout, prends ton temps avant de répondre ! Quand tu étais petite et que tout te semblait possible, que voulais-tu faire ? Qu'est-ce que tu veux faire au fond de toi ?
Elle garda le silence quelques instants. Derrière ses paupières closes, elle revoyait son deuxième frère lui tendre son luth, un sourire sur le visage. « Vas-y, essaie-le. » Elle prit alors une profonde inspiration avant de répondre.
- Je voudrais être ménestrel.
- C'est bien, on avance ! Et qu'est-ce qui t'en empêche ?
- Tout. Ma famille. Les autres. Tout le monde.
- Et tu serais prête à y renoncer pour pouvoir aller de l'avant ?
- Je ne sais pas.
- Ce n'est pas une réponse, ça !
Anne lui lança un regard noir.
- Pourtant c'est la seule que j'ai à te proposer !
- Très bien, très bien. Mais tu sais, tu vas devoir prendre une décision. Et l'automne est le meilleur moment pour changer de vie !
L'humaine regarda l'esprit, interloquée.
- Quel est le rapport ?
- Comment ça, quel est le rapport ? s'énerva Numa. C'est quoi pour toi, l'automne ?
- Et bien, c'est la fin de tout. Les arbres perdent leurs feuilles, les fleurs fanent, les animaux se mettent à hiberner, il pleut et il fait froid...
- Les humains et leur pessimisme... L'automne, ce n'est pas du tout ça !
- Et c'est quoi alors ?
- Et bien, l'automne, c'est le renouveau.
- C'est le printemps, ça.
- Laisse-moi finir ! piailla l'esprit de la forêt. Et puis, tu dis que c'est le printemps le renouveau, mais sans automne, il n'y aurait pas de printemps. Si les feuilles ne tombaient pas, elles ne pourraient pas repousser. Si les animaux ne s'endormaient pas, ils ne pourraient pas se réveiller. L'automne, c'est le phénix qui s'embrase pour pouvoir renaître. C'est l'arbre qui renonce à ses feuilles pour survivre. C'est la sagesse de la nature. Mais c'est aussi le rouge et l'orangé sur la palette du peintre. La douce mélodie sur le luth du musicien. Les mots qui tourbillonnent comme des feuilles mortes dans l'esprit du poète. La chaleur réconfortante des flammes dans l'âtre.
- C'est beau ce que tu dis, reconnut Anne. Mais je ne comprends pas où tu veux en venir.
- C'est pourtant simple ! Tu dois choisir entre être une feuille malmenée par les vents de la vie ou être un arbre, prêt à renoncer aux feuilles mortes qui l'empêchent de vivre. D'ailleurs les émotions sont nécessaires pour comprendre quelles feuilles sont mortes. Et moi je te conseille d'être un arbre. Après, tu fais comme tu veux.
- Et s'il y a des choses que je ne veux pas oublier ?
- Je n'ai jamais parlé d'oublier. J'ai dit renoncer. S'il y a une feuille morte que tu ne veux pas perdre, tu n'es pas obligée de la laisser tomber par terre. Tu peux la ranger ici, dans le creux de l'arbre, et la conserver comme une étoile, comme un trésor.
En prononçant ces derniers mots, elle posa sa minuscule main sur la poitrine d'Anne, à l'emplacement de son cœur. Puis elle s'envola et fonça droit sur le feuillage d'un arbre voisin.
- N'oublie pas, les émotions sont la clé !
Bien vite, elle disparut totalement du champ de vision d'Anne. La jeune humaine la regarda partir sans vraiment la voir, perdue dans ses pensées. Les yeux fermés, elle tenta de mettre en pratique les paroles de Numa Eto et écouta ses émotions .
Elle chassa le mariage, les enfants, la cuisine et le ménage. Le regard fier puis déçu de son père. Celui plein d'incompréhension de sa mère. Elle chassa les conseils d'amis, les « quand tu seras mariée ». Les paroles de réconfort qui entaillent le cœur. Elle chassa la peine, la honte et la colère. La culpabilité, le chagrin et la rancœur. Et puis elle garda le sourire lumineux de sa mère et celui si doux de sa sœur. Le rire des enfants. La voix de son père. Elle garda les leçons de luth et les chansons de son frère préféré. Les cache-cache, les courses, les escapades. Le regard malicieux de sa grand-mère quand elle couvrait ses bêtises. Elle garda la joie, le bonheur, la douceur et la tendresse. Et quand toutes les feuilles furent tombées, elle se releva.
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