Chapitre 9
Ce qui avait dérangé la journée de Soraia n'avait pas été le dîner passé avec ses patrons, aussi étrange fut-il. Plus elle passait de temps avec les deux hommes, plus elle se rendaient compte à quel point leurs codes de vie étaient différents des siens.
Mais cette légère gêne qui l'envahissait ne fut rien face à l'horreur qui s'était emparée d'elle lorsqu'elle croisa les yeux de son père, ce soir-là.
Il était furieux.
Fou de rage, même.
– SORAIA !
La jeune femme sursauta violemment, et faillit faire tomber la vaisselle qu'elle tenait dans ses mains. Elle eut à peine le temps de poser toutes les assiettes sur la cuisine qu'une gifle claquait déjà sur sa joue :
– Pourquoi es-tu en retard, encore ?!
– Je...
Mais Prokhor ne lui avait pas laissé le loisir de s'exprimer . Il avait continué, d'une voix rauque :
– Qu'est-ce que tu mijotais ?
Il envoya un coup de pied dans le tibia de Soraia, ce qui la fit grimacer de douleur, alors qu'elle s'appuyait contre le mur pour ne pas tomber.
– Réponds ! Beugla-t-il dans la même seconde, lui postillonnant presque à la figure.
– Je... J'ai fini le travail plus tard aujourd'hui.
Le russe plissa les yeux, avant de rajouter d'un ton brut :
– Que faisais-tu ?
– Je suis restée pour le dîner.
L'homme leva les yeux au ciel en soupirant. Il cracha dédaigneusement à terre et lança de sa voix de vipère :
– Idiote. Tu aurais dû rester après le dîner, tant que t'y es. Ça aurait pu t'apporter un petit pourboire, au moins.
Sa voix était répugnante, tandis que le visage de Soraia se décomposait encore plus. Toujours avec ses allusions de gros porc... Cet homme le répugnait.
Elle n'eut même pas le temps de se remettre de ses émotions qu'il recommençait à hurler comme un fou :
– Eh bien, bouge-toi donc ! Fais la vaisselle pour servir à quelque chose un peu, et après je veux plus te voir !
Sans rien ajouter, Prokhor avait quitté la pièce, tandis que la brunette s'avançait, encore tremblante, vers l'évier rempli d'eau. Il y avait un petit miroir juste au-dessus, et elle aperçut son reflet. On pouvait nettement distinguer la tache rouge vif de la main masculine sur sa joue.
Ça brûlait tellement que son nez lui piquait. Elle secoua la tête et baissa les yeux, déprimée.
Heureusement, lorsqu'elle se réveilla le lendemain matin, la marque de la claque avait entièrement disparu. Ce n'était plus qu'un souvenir qui blessait encore plus son cœur déjà en bien mauvais état.
C'est fou, sinon, comme le temps passait vite à cette époque. Elle avait été embauchée le premier octobre, et à peine eut-elle l'occasion de dire ouf qu'elle se retrouvait déjà la fin du mois, comme si le temps avait décidé d'accélérer son tempo sur ces dernières semaines. L'automne se faisait de plus en plus rude et elle commençait sérieusement à fatiguer, entre son travail à la villa et le rythme acharné que lui faisait vivre son père, et son frère lorsqu'il était là.
– Soraia ?
Nous étions le mercredi trente octobre, dans l'après-midi. La brunette sursauta à l'entente de cette voix brusque, qui lui faisait toujours autant peur. Bien sûr, c'était Inacio qui venait de lui parler, rendant le dialogue moins paniquant que si c'était l'autre frère qui avait pris la parole.
Avec l'un, on avait l'impression qu'il allait vous tuer sur place, sans émotions. Et pour l'autre, on devinait sans problème qu'il allait prendre plaisir à vous tuer.
Petite nuance, soit, mais tout de même présente.
La jeune femme se retourna, lissant machinalement le pli de son sweat :
– Oui ?
Elle déglutit, en voyant que les deux frères étaient face à elle, la surplombant de leur aura. Habillés de sobres costumes noirs, ils avaient les mains dans les poches.
– Nous avons l'habitude de faire en fin de mois une réunion avec nos employés.
– D'accord, pas de soucis. Dit-elle en acquiesçant, attendant qu'ils lui donnent la date et l'heure, pour qu'elle puisse se préparer un peu. Voyant qu'elle ne disait rien d'autre, Joâo lâcha ces quelques mots, qui donnaient l'impression qu'il s'arrachaient la gorge :
– C'est tout de suite.
La brunette sursauta violemment.
Comment ça tout de suite ?
Mais je ne suis pas prête !
C'est si important ?
J'ai fait une bêtise, peut-être !
Ils vont me virer alors ?
Ses pensées obscures montaient crescendo, et les membres de la jeune femme se mirent à trembler fortement. Quelques secondes de flottement se déroulèrent, jusqu'à ce que la voix autoritaire de Joâo parvienne à ses oreilles :
– Eh bien, tu viens ?
Elle releva la tête, qui s'était instinctivement baissée pour fixer le sol, et vit que ses patrons avaient déjà commencé à marcher dans la direction opposée. Acquiesçant fébrilement, elle trottina pour se mettre juste derrière eux, et les suivre sans un bruit.
Ils allaient vers leur bureau.
Après trente jours passés dans la demeure, elle n'avait mis les pieds dans ces pièces que lorsqu'elle se trompait de porte. Et à chaque fois, les regards qu'elle avait reçus avaient été si noirs qu'elle aurait presque pu en faire des cauchemars.
Si elle s'en souvenait bien –mais les possibilités qu'elle se trompe étaient bien élevées– c'était dans le bureau de Joâo qu'ils étaient entrés. Sobre et d'une ambiance flippante, un frisson la saisit alors qu'elle passa le pas de la porte.
C'était bizarre de dire ça, mais c'est comme si elle ressentait l'histoire lourde que les murs renfermaient.
Soraia était bien loin d'imaginer que son pressentiment se révélait plus que vrai, lorsqu'on connaissait le nombre de personnes tuées ou parfois même torturées dans cette pièce.
Peut-être même que leurs âmes vengeresses emplies de douleur hantaient la salle jusqu'à l'éternité.
– Assieds-toi.
On lui montra une simple chaise, sur laquelle elle se posa, face à la grande table remplie de paperasse. Inacio prit place en face d'elle, tandis que Joâo s'était assis de façon arrogante sur le recoin du bureau. Déstabilisant.
C'était une salle était assez large, spacieuse. Dans un décor mélangeant le sobre, le vintage et le grandiose. On y trouvait un sol de carrelage crème qui contrastait étrangement avec les murs de bois. Comme nous étions dans un angle de bâtiment, la pièce avait de nombreuses fenêtres. En face de la porte et donc sur la largeur Est de la villa se trouvait un immense hublot rond. Juste devant elle était d'ailleurs positionné le bureau, immense, en bois lui aussi. À gauche, on trouvait deux des fenêtres habituelles à la façade de la maison. Dans les murs mêmes étaient incrustées ou ajoutées des dizaines d'étagères en bois également, sur lesquelles étaient entreposées quelques plantes vertes, des livres, des boites... Sur le mur de droite, où ne figurait aucune ouverture, était posé un immense placard, qui semblait être fermé à double tour. L'ambiance était lourde et la brunette frissonna.
– Bien. Es-tu satisfaite de ton travail ?
Elle écarquilla les yeux, étonnée par cette question et bredouilla une réponse :
– Heu... oui, très... Enfin, j'apprécie vraiment de travailler chez vous et... espère que vous êtes content du travail que je fournis.
Elle observa les deux hommes du coin de l'œil, comme cherchant à déchiffrer le moindre indice sur leurs visages impassibles.
– Ton travail nous convient.
Elle hocha la tête, gênée par ces blancs de silence que les deux frères semblaient entretenir exprès pour la mettre mal à l'aise.
– Après un certain temps de travail, caractérisé pour toi par ce premier mois, nous avons l'habitude d'attribuer de nouvelles tâches à nos employés. Ce fut Inacio qui avait commencé ces mots, très vite complétés par son aîné :
– Deux propositions. Ou bien tu restes chez nous mais auras plus de responsabilités, ou bien nous te disons au revoir.
Sa phrase avait été sèche, laissant la jeune femme sur le cul. Elle parut réfléchir, complètement perdue, avant de demander d'une petite voix :
– Exactement, là, vous me demandez de partir ou de rester ?
– De rester.
C'était encore une fois Joâo qui avait pris la parole. Cet homme était intrigant. Il parlait si rarement, qu'avait-il donc avec elle ? Il ne l'aimait pas au point de se refuser à lui adresser la parole ? Mais dans ce cas, pourquoi voulait-il qu'elle reste, c'était complètement paradoxal !
– Quelles sont ces nouvelles charges ?
– En temps normal, c'est nous qui posons les questions. Pas toi.
Elle déglutit, regardant encore une fois le premier de la fratrie qui semblait, pour une fois, avoir délié sa langue. Celui-ci se posta près de son frère, s'accoudant à son bureau en y posant ses mains. Un charisme impressionnant émanait de lui.
Elle se sentait irrésistiblement attirée, autant par Inacio que Joâo, et ses joues rougirent instantanément alors qu'elle chassait rapidement ces pensées de sa tête, et que le deuxième frère prenait la parole :
– Tu viendras, rarement mais de temps en temps, nettoyer nos bureaux, chambres, ainsi que le sous-sol. Dit-il en énumérant toutes les pièces auxquelles elle était pour l'instant interdite d'accès.
Oui, Soraia avait interdiction d'aller dans le sous-sol. Et cette règle l'envahissait d'effroi alors qu'elle s'imaginait mille et unes histoires tordues à propos de cette pièce sur laquelle reposait tant de préjugés.
– Il est possible qu'en plus du vendredi soir, nous te demandions de rester dormir ici par occasions, ce qui pourra se décider le jour même. On te demande donc d'être flexible sur ton emploi du temps, et si vraiment tu n'es pas disponible nous pourrons nous arranger autrement, mais évitons que ça se produise. Et nous te laisserons découvrir le reste au fur et à mesure que ça arrivera.
Sans même réfléchir, la brunette acquiesça et répondit d'une voix assurée :
– J'accepte.
En même temps, pourquoi douter ? Elle était bien ici : son travail lui permettait d'échapper à son père, et ces deux hommes qui lui servaient de supérieurs restaient assez séduisants et attractifs pour lui donner de bonnes raisons de rester chez eux.
Oui, c'est vrai, elle s'était promise de ne jamais retomber dans des situations amoureuses compliquées.
De ne jamais retomber amoureuse du tout, en fait.
Ça lui était arrivé une fois dans sa vie, de développer ce genre de sentiments, qu'elle considérait à présent comme toxiques. L'homme parfait, je vous jure ! Il avait tout pour lui, ils avaient tout pour eux. Il leur manquait juste le psychisme inatteignable pour réussir à surmonter ensemble les situations compliquées que la vie avait décidé de leur donner.
Mais bon, elle était encore loin de tomber amoureuse de Joâo ou Inacio, et de toute façon il était impossible qu'un homme de leur gamme s'intéresse à elle.
Pour l'instant, du moins...
Inacio avait penché la tête sur le côté face à la réponse si certaine de son employée. Soraia venait d'accepter sans hésitation un travail qui allait pouvoir se montrer ingrat.
Comme à leurs habitudes, ils ne lui avaient pas dit les termes de l'accord niveau salaire. Tous leurs autres hommes et femmes à tout faire avaient hésité quelques instants avant de signer, ou avaient aborder le sujet des heures supplémentaires. Mais elle... elle semblait même pressée de commencer.
– Sûre ?
– Oui.
Elle n'avait aucun doute, ça se voyait. Cette jeune femme si timide et peureuse venait de s'affirmer, yeux dans les yeux.
Les deux frères se lancèrent un regard, et Joâo saisit un des papiers posés sur le bureau pour le lui tendre :
– Ton nouveau contrat.
Elle hocha la tête, saisit un crayon, signa sans attendre.
Inacio fronça les sourcils. Il appréciait cette certitude de vouloir garder son emploi, qu'elle laissait entrevoir. Mais ça, c'était carrément inconscient de sa part. Ils auraient pu la convertir en prostituée, elle aurait signé avec la même ardeur.
La brunette releva les yeux vers lui et croisa son regard noir. Elle frissonna et baissa subitement les yeux. Toute son assurance venait de s'évaporer, comme si signer ce foutu papier l'avait allégée d'un certain poids.
Inacio se saisit calmement de la feuille et la glissa dans un tiroir, tandis que son ainé prenait la parole :
– Ton salaire suivra une augmentation conséquente aux heures supplémentaires qui se feront.
Les yeux de Soraia s'agrandirent :
– Ho... merci.
Elle était adorable.
Un chaton apeuré face aux lions enragés.
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