Nouvelle #3 - Sommeil
Six ans... six longues années de solitude, de fuite, de survie, de paix... Cela peut sembler étrange pour les gens ordinaires, mais pour quelqu'un comme moi, c'était une sorte de paradis, une parenthèse dans mon existence pavée de souffrance, de douleur et de violence.
Je suis mort une fois, pour mon plus grand bonheur. La mort a un goût de liberté pour celui qui la dispense. Et, en ce qui me concerne, elle doit bien m'en vouloir de lui avoir servi tant de travail. Je n'ai jamais craint son courroux, jamais redouté sa venue. Là d'où je viens, on a pour coutume de dire qu'il ne faut pas craindre la mort, qu'il faut au contraire l'accueillir à bras ouverts, afin qu'elle reste tendrement à nos côtés.
Je n'avais jamais véritablement songé au sens de ce vieux proverbe, mais aujourd'hui, alors que cette silhouette dont je reconnaîtrais les courbes entre mille tombait sur le sol, que cette peau brûlante que j'ai caressée cent fois devenait froide, que ces yeux bleus, dans lesquels je me perdais si souvent, me fixaient sans plus me regarder, que ces cheveux, si soyeux, si doux, si beaux étaient désormais tâchés de sang et de boue, je comprenais.
Garder la mort près de soi, l'accueillir à bras ouvert, c'était la chose à faire pour se soustraire à sa vue, mais en retour, elle allait là où j'allais et prenais ceux qui avaient le malheur de croiser ma route, particulièrement ceux qui m'étaient chers. C'était donc, en fin de compte, une malédiction que de chercher à se soustraire à la mort.
Mais aujourd'hui, je lui rendrais sa liberté, je la laisserai partir. Pourquoi ? Parce que j'aurai déjà dû mourir bien trop souvent, alors, je lui dois bien ça.
Louise était étendue devant moi, son corps sans vie gisant sans la boue alors que la pluie battait comme jamais. La balle l'avait touché en pleine tête, elle n'a pas dû souffrir. J'ai tué son assassin, évidemment, au prix d'un coup de dague sur le côté. Je perds du sang, mais qu'importe. Un bandage fera l'affaire.
Avant de m'en aller, j'enterre son corps du mieux que je peux. Je ne prononce aucune parole, je ne lui demande pas pardon, c'est inutile. Elle et moi avons tant donné la mort autrefois, qu'il ne nous était plus permis de nous excuser depuis bien longtemps, moins encore de chercher le pardon. Est-ce que je l'aimais ? Plus que tout au monde. Mais l'amour n'a rien à voir avec tout ça...
***
De retour chez Voltz, je passe devant lui sans rien dire et m'assieds sur le canapé troué sur lequel j'ai passé tant de nuits. Ce vieux canapé... durant ces six dernières années, il fut un véritable ami.
Voltz s'assied devant moi, sans rien dire. Inutile, son regard parle à sa place. Le mien lui répond de la même façon. Je lui souris. — Tu as retrouvé Louise ? — Oui. — Elle s'est fait tuer ? — Oui. — Alors tu vas aller trouver Görraj pour le tuer ? — Oui. — Et tu ne reviendras pas, c'est ça ? — Non.
— Tu veux manger quelque chose ? me demande-t-il.
— Je meurs de faim.
— Je vais nous préparer quelque chose. Tu n'as qu'à nous servir deux vodkas en attendant.
— Très bonne idée ! approuvais-je.
Je m'approche du meuble et ouvre le placard du bas.
— Non, prend celle qui est cachée au fond, dans le placard du haut.
Je m'exécute et trouve la bouteille alors que l'odeur des oignons et du chou cuits commence à me parvenir.
— De la Pjetra Impériale ? Petit cachottier ! lui lançais-je en découvrant la bouteille. Tu l'as volée ?
— Mais pour qui tu me prends !? On me l'a offerte, si tu veux tout savoir. Je la garde planquée là depuis presque dix ans.
— Tu aurais pu partager !
— Entre toi qui ne fais pas la différence entre deux qualités d'alcools et l'autre folle qui boirait n'importe quoi pourvu que ça la saoule, c'eut été donner de la confiture aux cochons !
Je souris. Il râle, mais je sens bien ce qu'il essaie de me dire au fond. Toi aussi tu vas me manquer, mon vieux...
— À propos, tu as vu Natzka ?
— Non, et pourquoi tu me demandes à moi ?
— Y'a que toi dans les parages.
— Ouais, et ben j'en sais rien ! Elle fait ce qu'elle veut de toute façon, je m'en fous. Je suis pas son homme !
Mais tu en crèves d'envie, vieux grincheux ! Ne t'en fais pas, va, vous vous engueulez déjà comme un couple tous les jours depuis qu'elle nous a rejoints. Lorsque l'un de vous deux sera un peu moins con pour faire un pas vers l'autre, tout ira bien.
— Et puis qu'est-ce que ça peut de faire d'ailleurs ? T'as jamais pu la supporter.
— C'est pour ça que je te pose la question, ça m'aurait attristé qu'elle me gâche ce moment avec toi.
J'évite de dire « dernier » moment. Pas la peine de gâcher cet instant qui ressemble à tant d'autres que j'ai passé avec Voltz, depuis ces six dernières années, puis avec Natzka, depuis deux ans qu'elle nous a rejoints.
Avec eux, j'ai pu avoir un vague aperçu de ce que signifiait le mot « famille ». Nous avons vécu de bons moments ensemble. Rien à regretter.
Il nous sert les assiettes et grimaces de terreur lorsque je prends ma première bouchée. On n'a jamais été tendre à propos de sa cuisine, mais c'était bien trop amusant de l'emmerder.
J'esquisse un sourire.
— C'est vraiment le meilleur plat que j'ai mangé depuis longtemps.
— Pauvre con, me dit-il en souriant.
On mange sans rien dire, savourant de temps à autre une gorgée de vodka. Elle est vraiment bonne.
Après le repas, on prend le temps de fumer un cigare ensemble, en buvant encore un peu jusqu'à ce que la bouteille soit vide. Puis je me lève et me dirige vers la porte.
— Salut, me dit-il.
Je lève la main pour le saluer, sans me retourner.
En remontant l'allée, de croise Natzka, qui me regarde d'un air renfrogné.
— Qu'est-ce que tu fous là ? Tu n'étais pas parti rejoindre ta belle ?
— J'avais deux trois affaire à prendre avant de partir.
— Et ça y est ? Tout est réglé.
J'esquisse un sourire.
— Presque. À plus tard, gamine ! lançais-je en poursuivant mon chemin.
— Tu sais ce qu'elle te dit la gamine !? Abrutis ! me lance-t-elle.
Je souris largement sans me retourner. Provoquer sa colère pour masquer mes intentions est toujours un bon subterfuge. Elle ne comprendra qu'en croisant le regard de Voltz, mais à ce moment-là je serais assez loin pour qu'elle soit incapable de pouvoir m'arrêter.
***
Après une demi-journée à chevaucher, j'arrive enfin aux abords du manoir. De la forteresse, devrais-je dire, au vu du nombre de gardes postés dans les jardins.
Görraj me connaît comme si j'étais son frère. Ne voyant pas ses sbires revenir, il aura compris qu'ils avaient échoué. Alors il nous pourchasserait encore, ne nous trouverait pas et finirait par s'en prendre à Voltz et Natzka. C'est aussi pour cette raison que je dois en finir, briser ce cercle de violence que j'ai engendré.
Il ignore que Louise a été tuée. S'il ne s'attend pas à ce que je vienne le trouver, j'ai de bonnes chances de l'atteindre.
Je me faufile entre les haies, égorge trois gardes qui m'empêchent de passer, récupérant leurs pistolets pour augmenter mon arsenal et par la même, mes chances de réussite.
J'entre par la porte des domestiques et tombe nez à nez avec un sbire posté là. Il tire sur moi et me touche au bras gauche, mais j'arrive à me jeter sur lui et lui plante ma dague dans le cou.
Ma blessure me fait mal, mais j'ignore la douleur, focalisant plutôt mon attention sur la porte menant au corridor, par laquelle d'autres gardes n'allaient pas tarder d'arriver après avoir entendu le coup de feu de leur collègue.
On entre. Deux hommes. Ils découvrent le corps de leur camarade, je tombe sur le deuxième, lui enfonçant ma dague dans l'œil, puis je tue le premier en lui brûlant la cervelle en tirant sur lui à bout portant.
Je laisse tomber mon pistolet vide et le remplace par celui d'une de mes victimes, avant de me faufiler dans le couloir jusqu'à l'escalier du hall.
En haut un garde me fait barrage, mais je suis plus rapide que lui et fait feu le premier, un coup assuré, en plein cœur. Il s'écroule, laissant tomber son arme dans le vide. Tant pis, il me reste encore deux coups.
Je file le long du palier en direction du bureau de Görraj. Un nouvel adversaire me bloque le passage, je tire un de mes pistolets restants et presse la détente, mais rien ne se passe. L'arme était mal chargée, ou la poudre trop humide peut-être bien. Avant qu'il ne tire, j'ai le réflexe de lui lancer mon arme défectueuse en pleine tête.
Ce mouvement le prend au dépourvu et fausse son tir, il me rate. Je dégaine ma spada et me précipite sur lui, il a le temps de sortir sa lame et de parer mon attaque, mais il est mal assuré sur ses appuis, je lui fauche la jambe d'un coup de pied, saisit l'ouverture lorsqu'il écarte les bras pour ne pas choir et le transperce de part en part.
Il s'écroule, tué net.
J'ouvre la porte du bureau.
Au fond de la pièce, devant la baie vitrée, Görraj est debout, comme s'il m'attendait. Je cherche autour de moi de quoi bloquer la porte. Un meuble, quelque chose de lourd pour empêcher quiconque de venir nous interrompre.
Görraj m'adresse un sourire, puis me lance une clef. Il n'a pas l'intention d'éviter le combat.
— Tu es là. C'est donc qu'elle est morte, non ? me demande-t-il.
Je ferme le verrou, puis me tourne vers lui, un sourire triste aux lèvres.
— Ce n'est pas ce que je voulais... commence-t-il.
L'espace d'un instant, je crois déceler de la tristesse dans son regard. La plus grande faiblesse qu'il aura jamais su montrer au cours de sa vie. Tu te ramollis, mon pauvre Görraj.
— Finissons-en ! lance-t-il soudain en brandissant son pistolet vers moi et tirant.
J'ai tout juste esquivé, la balle m'a tout de même arraché la moitié de l'oreille. Je ne perds pas de temps à songer à la douleur et fonce sur lui, épée tirée.
Nous croisons le fer, des mouvements précis, meurtriers. Chacune de nos attaques vise un point vital de l'adversaire, mais nous nous connaissons par cœur, alors c'est en vérité un duel d'endurance, à qui faiblira le premier. Ce sera moi, évidemment. Blessé comme je le suis, mon corps tiendra moins longtemps que le sien. Nos techniques sont identiques, nous les avons apprises ensemble. Nous savons comment éviter d'être touché par l'autre, comment éviter de mourir.
Mais depuis ce matin, il est des choses auquel j'ai renoncé...
Alors qu'il vise mon ventre, attendant ma parade, je laisse passer sa lame qui me transperce de tout son long. Ça fait un mal de chien !
Lorsqu'il est au plus proche, je lui attrape le bras, pour l'empêcher de reculer, puis tir mon pistolet et le pose sur sa gorge.
Il a à peine le temps de comprendre ma feinte, l'étincelle jaillit, embrasant la poudre qui propulse la balle à travers le canon, lequel ne tarda pas à cracher le projectile meurtrier dans une gerbe de flammes.
Görraj mourut sur le coup, son corps sans vie s'écroulant lourdement. Je le regardais, immobile, l'expression de terreur figée sur son visage. Jusqu'au bout, tu n'auras été empli de que colère et de violence. Ce n'est certainement pas en paix qu'il reposerait, j'en suis satisfait.
Difficilement, douloureusement, je retire sa lame de mon ventre. Cette action me coûte mes dernières forces. Je tombe à genoux, puis m'écoule en avant sur le plancher.
Ma vue se brouille, j'ai l'impression que je vais m'endormir. J'ai sommeil. J'ai un peu froid, mais je n'ai pas peur. Il me semble que je distingue déjà les rives de l'autre monde. Peut-être y retrouverai-je Louise ? Ou peut-être que je pourrais juste dormir pour toujours ?
Nous allons bientôt le savoir, car tu n'es plus à mes côtés, ma vieille amie. Je te vois désormais devant moi. Tiens, tu m'adresses un sourire... un sourire chaleureux... comme pour me promettre que tout ira bien, ou bien peut-être me dis-tu merci, car... désormais... je te laisserai à tes affaires... je ne t'importunerai plus... ni moi... ni eux... personne.
Je souris... je n'ai plus froid...
FIN
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