Hôtel de Justice du District Neuf , Panem

Je déglutis nerveusement , encore sous le choc de cette annonce . Comment est-ce possible ? Comment est-ce possible que ce soit moi ? Certes , il y a vingt-sept petits papiers à mon nom , mais le district est habité par quelques millions de gens . Certains enfants ont dû prendre trois fois plus de tesserae que moi .

Pourtant nous y sommes .

La voix de l'hôtesse , Améla , résonne dans mes oreilles .

- Où es-tu , ma chère Lily ? Tu as peur ? Viens me rejoindre !

Elle essaie sans doute de faire de l'humour , à tort , car personne n'ose proférer l'ombre d'un gloussement . Elle déglutit à son tour , et tend la main vers moi lorsque je sors des rangs . Quand les personnes alentours voient mon visage , ils sont tous horrifiés . Je leur lance un faible sourire .

J'adore mon district , ainsi que les gens qui y habitent . Tous me connaissent , tous m'aiment un tant soit peu . Pour eux , je suis la fille de quinze ans sur qui ils peuvent compter . Je suis la fille généreuse , qui vient immédiatement à la rescousse quand ils ont besoin d'aide .

J'entends des gémissements ici et là , ce qui m'agace . C'est moi qui vais partir aux Hunger Games , moi qui risque de mourir atrocement dans cette arène , eux ne sont aucunement en danger de mort !

Mais je me contente d'afficher un air serein , car , à partir de maintenant , l'image qu'on aura de moi sera capitale . Hors de question de faiblir devant toute la nation , de m'écrouler devant des gens qui me connaissent , car c'est déjà arrivé dans le district Neuf , et , franchement , ce n'est pas beau à voir . Un gloussement me parvient quand je repense à cette journée .

Voilà l'image que je donne en ce moment ; déterminée , forte et joyeuse . Joyeuse ? Ce n'est qu'aux district Un et Deux , voire Quatre , que ce genre de choses est censée arriver . Pourtant je ris . Je ne sais même pas pourquoi , mais je ris .

Les habitants du Neuf me regardent désormais d'un air de profonde incompréhension . Alors je décide de continuer . Cette image que je donne m'est favorable . Une image confiante , sûre d'elle , et surtout , Logan ne se rend pas compte de ce qui m'arrive . Il s'est mis à rire , lui aussi .

Amela m'invite sur l'estrade d'un geste de la main , en se penchant légèrement en avant , ce qui fait claquer ses colliers . Heureusement , ceux-ci ont été arrangés de manière à ce qu'on ne voit rien . Cela augmente le sourire qui défigure mon visage .

Je monte les escaliers la tête droite , le dos droit , et prend poliment la main que me tend l'hôtesse , même si cela me répugne . Elle me pousse dans le dos afin de me conduire jusqu'au micro , et me demande d'une voix polie :

- Eh bien , Lily , quel âge as-tu ?

- J'ai 15 ans ! je m'exclame avec une pointe de vivacité mais aussi de dégoût , dégoût qui n'a pas échappé à Logan .

Il se met maintenant à pousser de grands cris en tendant ses petits bras vers moi , retenu par l'étreinte de Ray . Mais mon petit frère se débat si fort et si bien que son étreinte finit par céder . Je lance un regard entendu à mon petit frère , mais il ne s'en rend pas compte , si bien qu'il fend la foule affolée .

Mais un Pacificateur le gifle et il reprend sa place , non sans un petit couinement de ma part .

Pour reprendre le contrôle de la foule , Amela s'élance vers l'autre sphère de verre en faisant claquer ses sandales . Elle s'écrie :

- Bien ! Passons à présent aux garçons . Mais nous ne t'oublions pas , Lily , ajoute-t-elle en m'adressant un clin d'œil .

Mon sourire s'évanouit , mais je reste de marbre . Qui sera le malchanceux qui devra m'accompagner ? Je n'ai rien à craindre pour mes frères , seulement je ne souhaite ce sort à personne .

La tension est à son comble , le cœur de tous se met à battre deux fois plus vite . Amela tire un papier d'un geste élégant , sans prendre en compte que ce papier va changer la vie de toute une famille , peut-être plus . Après tout , on ne sait jamais . Elle prend une grande inspiration , me jette un coup d'œil inquiet , puis s'exclame :

- Irwin Malik !

Ouf . Mon cœur se calme . Je déteste ce gars-là . Du haut de ses treize ans , il est d'un machisme incroyable . Il crache aux pieds des filles qu'ils jugent dignes d'être femme de ménage , il leur tire les cheveux , il ne laboure pas bien ses céréales . Bref . Tout ce que je veux dire , c'est que ce n'est pas moi qui le pleurerait .

Je l'aperçois dans la foule , tremblant de la plante des pieds jusqu'au bout de cheveux . Sa mère est en larmes , elle a le pleur d'une vache qui meugle dans les plaines . Cette scène est plutôt ridicule , il m'en convient de l'avouer . La foule toute entière réprime un gloussement . Amela ne peut se retenir un commentaire :

- Quelle scène touchante ! Vous avez raison de pleurer , madame Malik , après tout , vous ne le reverrez sûrement jamais !

Elle adresse un sourire charmant à la bonne femme , qui imite son fils en crachant par terre à l'adresse de l'hôtesse . Irwin , toujours tremblant , s'avance comme moi auparavant sur l'estrade , mais de l'autre côté . Cette fois-ci , Amela ne l'aide en rien , peut-être pour éviter de se prendre un crachat . Qui sait ?

Elle nous rassemble tous les deux , et nous ordonne de nous serrer la main . Lorsque nous nous exécutons , je ne peux m'empêcher de remarquer que celle d'Irwin est froide et frêle comme la mort qui l'attend . Quand je relève la tête , son regard est un mélange de mépris , de suspicion et de peur . Qui pourrait s'empêcher d'avoir peur dans un moment comme celui-là ? Moi . Je le prouve en n'arrêtant pas de sourire .

Prise au dépourvu , je sursaute lorsque la main gantée et froide d'un Pacificateur se dépose dans mon dos , avec une brutalité digne de leur poste . Un autre en fait de même avec Irwin , et nous sommes conduits tous deux à l'intérieur de l'hôtel de Justice .

On me jette dans une immense pièce luxueuse . C'est ici que je vais recevoir les adieux de ma famille . Je sais déjà ce que je dois faire . Je vais réconforter Logan , lui dire que je gagnerai à coup sûr , ce qui est évidemment un mensonge . Je vais supplier Ray de tous les garder en vie , et je vais prendre les jumeaux dans mes bras , tout ceci en ne versant pas la moindre petite larme .

Si j'en verse une , on me verra comme une candidate faible , et c'en sera fini de Lily Smolan , tribut féminin du district Neuf .

Alors il ne faut pas que je pleure .

Pendant cinq minutes , j'observe la salle avec un intérêt moyen , je veux juste m'occuper . Le canapé sur lequel je suis assise est fait de velours doré . Cette couleur me rappelle les champs de mon district lors de la bonne saison . Avec Loïc , nous courions dans les épis de blés dorés par le soleil , nous jouions dans les champs , nous ramassions du blé , du bon blé - qui n'a rien à voir avec celui des tesserae - que nous mangions sous forme de pain le soir même .

La nostalgie s'empare de moi , car je sais que , même si j'en réchappe , jamais je ne pourrais revivre des journées semblables à celle-ci .

Soudain , j'entends un cliquetis dans un coin de la salle , coupant court à mon observation de la salle . La première chose que j'aperçois est l'œil embué de mon petit frère . Je comprends aussitôt que retenir mes larmes ne va pas être si facile que je le pensais . Mais je dois le faire . Pour eux .

Alors , je me contrains d'afficher un grand sourire tandis que je vis mes derniers instants avec mes quatre frères . Dès qu'il entre , Logan se précipite vers moi , et vient s'asseoir sur mes genoux . Il essaie de sécher ses larmes , car il voit bien que ça ne m'aide pas . Bien au contraire .

Je ne parviens pas à dire tout ce que j'ai sur le cœur , alors l'heure se déroule , silencieuse . Nous nous étreignons tous un par un , eux pleurant , moi affichant un air neutre , qu'ils comprennent parfaitement .

Au bout d'une heure , un Pacificateur vient les chercher , et , avant qu'ils sortent de la salle , un sanglot étranglé sort de ma gorge , ainsi que trois petits mots :

- Je vous aime .

Ils m'en disent autant , puis la porte se ferme sur leurs visages en larmes .

Je ne m'attends pas à recevoir d'autres visiteurs , alors ma surprise est grande lorsque je vois Maëla , mon enseignante , se diriger vers moi les yeux larmoyants . Elle s'assoit sur un fauteuil situé en face du mien , et me prend la main entre les siennes . Elle murmure :

- Nous sommes tous avec toi , Lily . Tout le district . Ils m'ont envoyé te dire cela .

Je hoche la tête en souriant . Décidément , c'est si dur de retenir ses larmes ! Pendant le reste de l'heure , elle m'apprend quelques techniques pour survivre dans l'arène . Comment faire un feu , comment trouver de l'eau , elle m'apprend même quelques techniques de combat .

Et quand l'heure touche à sa fin et qu'un Pacificateur l'escorte vers la sortie , elle me lance d'une voix douce :

- Je suis fière de toi , Lily . Nous sommes tous fiers de toi . Tes parents le seraient aussi , s'ils étaient en vie .

C'en est trop . Une larme s'échappe de mes yeux , suivie par une autre , encore suivie par d'innombrables autres . Je suis en train de fondre en larmes , sous le regard désolé de ma professeur et de celui indifférent du Pacificateur . Enfin , la porte se ferme , me laissant seule avec mon désespoir .

Quelques secondes plus tard , le même Pacificateur vient me chercher , moi , pour m'escorter jusqu'au train . Une petite voiture nous attend devant l'Hôtel de Justice , pour ne pas que nous soyons étouffés par la foule venue nous dire au revoir .

Je vois mes quatre frères , et je devine à leur regard qu'ils savent que j'ai cédé . Que je me suis mise à pleurer comme une cruche . Je suis désolée pour eux , pour moi , car la première image que je donne est juste pitoyable . Irwin doit s'en apercevoir , car il sourit .

Je lui lance un regard noir qu'il ne semble pas remarquer .

Puis , ignorant mes proches venus me faire leurs adieux - je ne veux pas les blesser , mais je ne veux pas pleurer non plus - , je monte dans le train .