- Mais qu'est-ce qui t'as pris ? s'écria Godfred lorsqu'ils furent en sécurité dans les rues du rempart extérieur.

- J'ai récupéré des racines de glum, ma mission est donc une réussite, répondit fièrement Lila.

- Tu aurais pu te faire attraper ! Tout ça pour un marchand !

Les oreilles de Lila sifflèrent et la jeune fille foudroya son ami du regard.

- « Tout ça » ?! Non mais tu t'entends ? Ce marchand est comme tous les autres que nous voulons sauver avec la cause !

- Ce marchand est avec les nobles, il n'est pas de notre côté.

Lila allait répliquer mais Geron lui attrapa le bras.

- Taisez-vous, vous allez réveiller toute la ville.

  Les trois amis continuèrent leur route dans un silence tendu. Geron et Godfred ne laissèrent pas le choix à Lila, la jeune fille devait passer par les quartiers des Cracheurs de Feu. Godfred, en bon Cracheur et bras droit de la cheffe, Edna Osin, avait prévenu cette dernière de leur opération express pour sortir Lila des mains des légionnaires.

La jeune fille se sentait trahie. D'une part par son ami qui aurait simplement pu l'aider sans la dénoncer et d'autre part par Geron qui suivait Godfred sans rien dire. Lila sentait une boule au fond de son ventre. Elle regrettait d'avoir refusé la proposition de Geron pour la ramener au monastère de Dehan.

Non. Elle ne pouvait pas penser ainsi. Tao, les habitants de Jayal, ils avaient besoin d'aide et Lila ne pouvait laisser toute cette population en proie aux maladies et à la pauvreté. Elle avait ses convictions et elle ne les abandonnerait pas.

Les trois amis arrivèrent dans la grande salle où les attendait Edna. Geron et Godfred reculèrent tous les deux de trois pas, laissant Lila seule face à la cheffe. Lila se sentit écrasée par l'ombre de la Cracheuse qui s'approcha d'elle. Dans son regard se trouvait de la colère, aucune compassion n'en ressortait.

- Tu as détourné les règles, Lila.

La voix de la femme, puissante, résonnait dans toute la pièce, de quoi donner des frissons. La jeune fille se contrôla pour maintenir son regard.

- Je veux simplement soigner un ermen.

- Tu es venue en aide à des ennemis lors de la dernière mission.

- Mon rôle était de m'occuper des blessés, c'est ce que j'ai fait.

Edna laissa un long silence qui pesa sur la conscience de Lila. N'était-elle pas en train de faire une erreur ? Les Cracheurs de Feu avaient été si gentils avec elle jusque là et elle avait simplement brisé une règle pour un inconnu.

Lila cligna des yeux pour se raccrocher à la réalité. Qu'était-elle en train de penser ? L'homme actuellement allongé dans son infirmerie était un blessé qui avait besoin d'aide. Un être humain tout aussi important qu'un autre.

Les yeux de Lila s'arrêtèrent sur les mains de la cheffe. Elle faisait tout de même une bêtise en se confrontant à Edna. La cheffe n'avait qu'à donner une impulsion et Lila finirait en bûcher.

- Godfred m'avait dit que tu serais quelque peu problématique, finit par dire Edna qui brisa le silence.

Lila se retourna pour jeter un regard réprobateur à son ami.

- Tu as fait preuve d'engagement à notre cause, continua Edna, mais il faut que tu apprennes à respecter les règles.

Lila allait rétorquer mais fut interrompue par deux arrivants.

- Et bien Edna, que se passe-t-il ?

Samuel Laden et Simon Pek, les deux autres chefs des Cracheurs étaient entrés dans la pièce.

Edna ne sembla pas déstabilisée par l'arrivée de ses confrères. Elle se tourna calmement vers eux.

- Godfred m'a rapporté des actions de Lila allant à l'encontre de nos règles.

- Tes règles, trancha Samuel.

La femme ne put retenir un râle de mécontentement.

- Tu sais très bien que tes manières ne mènent à rien. La diplomatie c'est bon pour ceux qui aiment se faire écraser !

Lila n'en croyait pas ses oreilles, les chefs étaient en désaccords sur leurs propres règles.

- Que te reproche-t-on, Lila ?

C'était Simon qui c'était adressé à la jeune fille. Lila ne l'avait jamais réellement apprécié. Du moins, depuis son entrée dans les Cracheurs de Feu, elle avait évité sa compagnie. Ce soir là, elle devait tout de même reconnaître qu'il n'arborait pas son air sournois. Il semblait même naviguer entre les feux d'Edna et de Samuel qui, de toute évidence, avaient des avis divergents.

Lila croisa le regard de la cheffe qui la foudroyait. Elle essayait de la menacer silencieusement. La jeune fille sentit sa gorge se serrer. Elle était terrifiée de ce qui allait lui arriver. Elle décida tout de même de défendre sa vérité.

- J'ai décidé de soigner n'importe quel ermen dans le besoin, fit-elle timidement.

- Que te reproche-t-on, Lila ? redemanda Samuel.

Lila croisa le regard du chef. Il lui adressa un petit sourire. Ce jeu de répéter les questions était leur règle et chaque chef devait recevoir sa réponse. Samuel et Simon étaient en train de retourner l'interrogatoire d'Edna seule en un fonctionnement officiel des Cracheurs de Feu. Ce retournement de situation lui fit prendre un peu de confiance.

- J'ai dû infiltrer la caserne des légionnaires pour récupérer des racines de glum.

La fin de sa phrase avait presque été chuchoté lorsqu'elle eut croisé le regard de la cheffe, prête à la brûler. Samuel et Simon adressèrent un regard insistant à Edna. Cette dernière soupira et reposa la question, à contre cœur.

- Que te reproche-t-on, Lila ?

- D'être une guérisseuse.

Cette fois, la voix de Lila avait été claire et assurée. Samuel lui adressa un sourire rassurant. Même Simon avait une once de bienveillance dans son regard. Edna, par contre, semblait prête à exploser.

- Et bien Edna, je ne pense pas qu'être guérisseuse soit un problème, fit Samuel.

La femme fit une moue, puis le chef se tourna vers Lila.

- Tu as cependant pris un énorme risque en pénétrant dans l'enceinte de la caserne.

La jeune fille baissa les yeux, honteuse.

- Nous comprenons ton intention, ajouta Simon. Mais les Cracheurs imposent des règles pour certaines raisons. Tu ne dois jamais mettre en danger le groupe.

Lila hocha la tête, sans rien dire.

- Nous savons que tu as comme décision de guérir plutôt que blesser mais nous sommes en guerre contre le Général, reprit Edna.

Lila leva la tête vers les trois chefs. Son corps était tendu, son estomac et sa gorge étaient serrés. Par quoi allaient-ils conclure ?

- Tu t'es engagée auprès de nous, nous te faisons confiance dans nos missions, dit Samuel.

- Ce combat contre le Général ne peut être gagné que si tous les Cracheurs sont soudés, continua Simon.

- Nous allons bientôt avoir besoin de toutes les forces possibles. Tu vas devoir nous montrer que tu peux tuer pour mener à bien la cause, finit Edna.

Cette dernière phrase tourna toute la nuit dans la tête de Lila. Alors que l'aube commençait à montrer le bout de son nez, Lila veillait auprès du marchand blessé dans son infirmerie. Après la discussion avec les trois cheffes, elle avait eu besoin de se retrouver seule. Elle avait appliqué de la bouillie de glum sur la cicatrice. Le pauvre homme était à un filet d'air de la mort mais elle avait espoir qu'il puisse s'en remettre.

Pendant tout le reste de la nuit, Lila s'était répété en boucle les paroles des chefs. Elle allait devoir se battre. Plus que cela, elle allait devoir tuer. Tout ce qu'elle avait voulu éviter jusque là arrivait face à elle comme une muraille qu'elle devait contourner.

Les Cracheurs de Feu étaient à quelques semaines de ce qu'ils appelaient leur « dernière bataille ». Les chefs n'avaient pas voulu lui en dire plus mais un grand évènement allait avoir lieu pour la capitale et les Cracheurs comptaient tout renverser.

La jeune fille repensa au jour où Amin Er-Payan lui avait proposé de suivre la formation des guérisseurs en parallèle des légionnaires. Le capitaine avait été bienveillant et gentil toute cette semaine de voyage. Lorsqu'elle avait montré sa détermination pour ne pas blesser, il avait tout de suite détourné le but de ses entraînements pour elle. Peut-être aurait-il été de même lorsqu'elle serait arrivée à la caserne de la capitale ?

C'est une chose qu'elle ne saura jamais.

« Nous comptons sur tous les Cracheurs de Feu pour la grande bataille, dans trois semaines », lui avaient dit les chefs.

Le moment ne tarderait pas où Geron ou Godfred viendraient la chercher et l'emmener en salle d'entraînement.

Lila allait apprendre à tuer.

Rien que d'y penser, son ventre se tordait.

C'est alors qu'un bruit se fit entendre derrière elle. Quelqu'un entrait dans l'infirmerie.

- J'arrive, marmonna-t-elle. Laisse-moi le temps de ranger mes aff...

Lila s'était retournée et tandis qu'elle s'attendait à découvrir le visage d'un de ses amis, Tao se trouvait dans l'embrasure de la porte. Ses yeux étaient rouges, ses joues humides, ses cheveux, d'habitude sales mais soigneusement coiffés, étaient tout ébouriffés, son souffle était saccadé.

Lila s'approcha du garçon et s'accroupit pour se retrouver à sa hauteur.

- Que se passe-t-il ?

- M... Ma...man, articula-t-il entre deux sanglots.

Lila ne réfléchit pas plus longtemps. Elle attrapa sa sacoche et accompagna Tao jusque sa maison.