1. Andréa
Encore une journée à accueillir les âmes perdues. L'emploi qui m'a été confié n'est pas des plus intéressants, il est répétitif au possible et donc, très ennuyeux. Depuis mon retour de l'Ombre, le lieu s'apparentant le plus à l'Enfer, ainsi que la confiscation de mes ailes, on m'a assigné à ce poste, pour soi-disant me mettre à l'épreuve, et voir si l'on peut me faire confiance. Je ne vois pas en quoi inscrire les âmes arrivantes dans un registre et les guider vers leur nouveau lieu de vie peut prouver quoi que ce soit. Je m'acquitte néanmoins de cette tâche, histoire que l'on me laisse tranquille. Mon seul plaisir est de rentrer chez moi, dans le bungalow que l'on m'a attribué, et de me balader dans cette nature fossilisée.
Ici, rien ne change ; ni la météo, ni l'espace-temps, ni le décor. Il fait toujours bon, les fleurs restent épanouies. La journée, le soleil brille en permanence et lorsqu'il se couche, la lune et les étoiles prennent le relais, éclairant si intensément le ciel que l'on y voit quasiment comme en plein jour. Nous vivons de l'Autre Côté, un entre deux monde, qui n'est ni l'Ombre ni la Lumière, où le bien et le mal s'équilibrent. Les âmes qui séjournent ici ne sont que de passage, le temps qu'un être plus gradé décide de leur destinée, en fonction de ce qu'elles ont fait de bien ou de mal de leur vivant.
Je me rends directement chez moi après le travail, ne rêvant que de me détendre un peu. C'est assez paradoxal, mais même les morts ont besoin de repos ; nous avons besoin de recharger notre énergie, afin de réduire notre fréquence vibratoire au maximum. Si celle-ci est trop élevée, nous risquons de changer totalement de personnalité, de devenir mauvais, et de finir notre éternité dans l'Ombre, là où se trouve la place des Démons et des âmes noires.
Personne ne ferme sa porte ici. Il n'y a rien à voler, pas d'objet de valeur ou d'argent. Il n'y a rien de matériel qui puisse rappeler notre ancienne vie terrestre et nous différencier socialement les uns des autres. Seul le port d'un vêtement blanc est obligatoire, au moins un tee-shirt ; le bas du corps importe peu. Ce n'est pas une question de pureté, comme on pourrait le penser, mais une histoire de hiérarchie. Il existe différentes catégories d'anges, et malheureusement je ne fais pas partie des plus hauts gradés. Selon notre rang, nous pouvons accéder, ou non, à certains endroits. Il n'y a pas de triche possible et si je décidais de porter un vêtement rouge, couleur dédiée aux grands chefs, je ne pourrais pas accéder à leurs quartiers pour autant. Tout fonctionne à la nature de l'âme ici, tout est automatisé.
Mon bungalow est situé face au grand lac, que j'adore admirer pendant mon temps libre, assis sur ma terrasse tout en sirotant un café. Il n'est pas très grand, mais pour une personne c'est bien suffisant. La décoration est laissée au goût de chacun. Moi, j'ai choisi la sobriété : peu importe la décoration tant que c'est propre. En entrant dans le petit salon entièrement blanc et très lumineux, j'ai l'impression que je ne suis pas seul.
— Qui est là ?
Pour toute réponse, je ne reçois qu'un gloussement qui vient de la pièce d'à côté. Je soupire. On ne peut donc jamais être tranquille chez soi.
— Salut June.
— Salut beau blond. Content de me voir ? minaude-t-elle.
— On n'avait pas dit qu'on ne se voyait pas tous les jours ?
— Ah bon, on avait dit ça ? glousse-t-elle de plus belle. C'est spécial aujourd'hui, je voulais t'annoncer que je vais sans doute avoir une promotion.
June est une amie. Je l'aime bien, elle est sympa et elle représente pour moi une distraction plus qu'agréable, mais là, j'ai besoin de prendre un peu temps pour moi.
— On dirait que tu as passé une mauvaise journée mon chou.
Je n'aime pas les petits surnoms, surtout lorsqu'il n'y a pas de sentiments derrière. June est charmante, blonde aux yeux d'un bleu intense, et elle est toujours là quand on a besoin d'elle. On passe pas mal de temps tous les deux, à discuter, à se promener, et à coucher ensemble lorsqu'on en ressent l'envie. Il ne s'agit pas d'une relation de couple entre nous, je ne veux pas de ça, je l'ai prévenue dès le départ. Je ne me sens pas prêt à me caser sérieusement avec une femme, et je pense même que je ne le serai jamais. Ce n'est pas pour autant que je papillonne avec d'autres, je n'en ai ni le temps ni l'énergie. Une seule femme représente déjà son lot d'ennuis potentiels, et June me donne souvent du fil à retordre. Elle est d'un naturel assez possessif, et bien que je lui répète que notre relation est purement amicale – une amitié améliorée certes – elle n'en fait qu'à sa tête et devient une vraie tigresse lorsqu'une autre fille m'approche.
June vient lentement vers moi, avançant à genoux sur mon lit, d'une allure féline. Je pèse le pour et le contre, et compte les heures de sommeil qu'il me restera si nous couchons ensemble ce soir encore.
— Dis donc, cache ta joie Andréa ! s'exclame-t-elle, vexée.
— Désolé June, je suis crevé. Il y a eu beaucoup de monde à la Grande Porte aujourd'hui.
— Justement, je suis là pour te détendre.
L'étincelle coquine réapparaît dans ses yeux. Bon après tout, puisqu'elle est là...
— OK, déshabille-toi, lui ordonné-je.
Elle s'exécute et prend une pose lascive. Un grognement sourd s'échappe de ma poitrine, j'enlève moi aussi mes vêtements pour la rejoindre sur le lit. June grimpe sur moi et m'embrasse à pleine bouche. À vrai dire, ce geste ne m'excite pas, ses baisers ne me font aucun effet. J'ai l'impression d'avoir une ventouse collée sur la bouche. Je préfère lorsqu'elle pose ses lèvres ailleurs, un peu plus bas, ce qu'elle s'empresse de faire. Je me concentre sur l'agréable sensation qu'elle me procure alors, promenant ses mains partout sur moi. Je ne pense pas au passé lorsque je suis avec June, non seulement parce que je ne le veux pas, mais aussi parce que c'est une partie de moi qui est « rangée » dans un coin de ma tête.
Nos ébats ne durent pas plus d'une demi-heure. Je ne suis pas assez en forme pour tenir plus longtemps, June n'a pas l'air de s'en plaindre.
— Je suis tellement fatiguée, grogne-t-elle en bâillant bruyamment.
— Alors file te coucher, on se verra une autre fois pour discuter de ta promotion.
— Rien n'est sûr encore, je dois passer un genre de test demain. Dis, je peux rester dormir avec toi pour une fois ? dit-elle d'une toute petite voix.
— Non, tu sais bien que ce n'est pas possible.
— S'il te plaît ! Je me ferai toute petite, promis ! Je suis trop fatiguée pour rentrer.
Cette fille est impossible. Deux solutions s'offrent à moi : soit j'accepte, et j'enfreins ainsi mes propres règles, soit je refuse, et je devrai la porter jusqu'à chez elle. June habite dans la forêt, ça fait une trotte de chez moi. Je n'ai pas le courage de la porter jusque là bas.
— OK, tu peux rester. Je te laisse le lit, moi je vais dormir dans le canapé.
— Quoi ? Mais c'est ridicule ! Le lit est bien assez grand pour nous deux, et je te laisserai dormir, je ne t'embêterai pas, c'est promis.
Sa voix de crécelle m'agace, je n'ai pas envie de discuter.
— Tu étais prévenue, je ne dors pas avec les femmes avec qui je couche. Plus maintenant, dis-je fermement.
— Bon, d'accord.
Elle tente de me faire ses grands yeux tristes, mais ça ne marche pas avec moi. Je prends un oreiller ainsi qu'une couverture et me dirige vers le salon, lui laissant la chambre libre.
— Tu sais où sont la salle de bain et la cuisine. Fais comme chez toi. Je suis crevé, je vais me coucher.
— Bonne nuit bébé, dit-elle doucement.
Je lui jette un regard noir. Ce surnom m'insupporte encore plus que les autres. Elle a un mouvement de recul, mais ne se reprend pas.
— Bonne nuit, June.
Je ferme la porte de la chambre et vais m'installer sur le canapé d'angle, qui prend une place importante dans le salon, mais qui par chance, est très confortable.
Je suis réveillé par une agréable odeur de café. Je mets un moment à me rappeler pourquoi j'ai dû dormir sur le canapé, mais la vue de June à moitié nue dans ma cuisine finit de me remettre les idées en place.
— Salut mon chou, roucoule-t-elle. Bien dormi ?
Elle n'obtient pour toute réponse qu'un hochement de tête. Déjà de mon vivant je n'étais pas du matin, et ça ne s'est pas arrangé avec la mort. Je suis incapable d'être un tant soit peu sociable avant d'avoir bu mon café. June ne m'en tient pas rigueur, elle commence à me connaître.
— Bon je file sous la douche, si tu veux m'y rejoindre.
Elle me fait un clin d'œil aguicheur et disparaît dans la salle de bain. J'en profite pour m'habiller et décide de sortir prendre l'air près du lac. J'espère qu'elle sera partie lorsque je rentrerai me préparer pour le boulot. June a parfois tendance à être envahissante. Je l'ai déjà surprise à laisser traîner quelques affaires dans ma salle de bain, mais je les ai remises discrètement dans son sac le jour suivant, en espérant que le message serait assez clair. Plus on est positifs, et plus notre fréquence vibratoire est basse, ce qui nous permet de garder la forme, à la fois physiquement, mais surtout mentalement. Je ne suis pas d'un naturel positif, je suis même fondamentalement pessimiste, mais c'est quasiment une loi ici, il faut faire avec.
Je respire profondément l'air tiède et le parfum subtil des fleurs. Ici, tout est fait pour éviter la négativité. Les couleurs sont chatoyantes, les animaux vivent en liberté, le soleil brille sans discontinuer, et l'herbe reste éternellement verte. Si je n'avais vu les paysages de l'Autre Côté de mes propres yeux, j'aurais pensé que ce n'était qu'un cliché de la vie après la mort, tout comme le jardin d'Éden et tout ce qui s'ensuit.
J'aime me balader seul. Je n'ai jamais été très sociable de mon vivant. À l'école, pendant la récréation, je restais souvent dans la classe pour lire ou dessiner, je ne prenais pas de plaisir à rejoindre les autres élèves, et jouer à la bagarre ou au foot ne m'intéressait pas. Pendant mon adolescence, j'étais considéré comme un « rebelle » parce que je ne me mélangeais pas aux groupes du lycée. Je n'étais pas gothique, ni skateur, ni geek, ni sportif ni quoi que ce soit de prédéfini qui soit accepté par la société en général. Je n'entrais dans aucune case, j'étais juste moi, et je n'en étais pas malheureux pour autant.
Lorsque je rentre au bungalow, June est partie. Soulagé, je prends une douche qui finit de me réveiller, et change de vêtements. Je sais que je n'échapperai pas longtemps à ses reproches puisque nous travaillons au même endroit. Moi, je m'occupe d'accueillir les âmes égarées qui viennent d'arriver ; June, elle, s'occupe des équipes non loin de la Grande Porte.
Mon travail actuel n'a rien en commun avec celui que j'exerçais de mon vivant ; j'étais rédacteur en chef d'un magazine musical. J'avais alors sous mon autorité une petite dizaine de personnes, qui étaient chargées d'écrire les articles dont je donnais le thème de manière hebdomadaire. Chaque semaine, je confiais aux rédacteurs une rubrique différente, cela permettait aux plus jeunes de prendre du galon et aux plus expérimentés de ne pas se reposer sur leurs acquis. Quant à moi, en plus des missions inhérentes au métier de rédacteur en chef, je me chargeais de la rubrique des concerts. Il n'y avait que pendant ces événements que j'arrivais à supporter les gens ; même au milieu de la foule, je parvenais à me créer une espèce de bulle de tranquillité. Alors que j'avais régulièrement l'occasion d'accéder aux coulisses, là n'était pas ma place. J'avais besoin d'être dans l'ambiance du lieu et de voir comment le public réagissait à chaque chanson. Je voyageais sans cesse de sorte à n'être jamais deux fois au même endroit dans la semaine, j'avais la bougeotte.
Autant dire que mon nouveau job ne me fait pas rêver, je reste debout au même endroit tout au long de la journée, à accueillir les âmes, les inscrire sur le registre et les compter, ou à rectifier les éventuelles erreurs de mes collègues.
— Tu es parti comme un voleur tout à l'heure, dit June, l'air boudeur.
— J'avais besoin de marcher un peu. Je ne me sentais pas très bien.
— Bon, et ça va mieux maintenant ?
Elle passe ses bras autour de mon cou et tente de poser ses lèvres maquillées sur ma peau, ce dont j'ai horreur.
— Ça allait mieux, jusqu'à maintenant. Qu'est-ce qui te prend ?
Elle n'est pas aussi collante d'habitude. Ou alors c'est moi qui suis de mauvais poil ce matin. Elle m'oppresse, à cet instant, je la trouve exaspérante.
— Je me disais qu'on pourrait peut-être passer au niveau supérieur tous les deux. Ça fait un moment qu'on se fréquente, avec le temps tu ne crois pas qu'on pourrait envisager d'avoir une relation digne de ce nom ?
— Non, lui réponds-je sèchement. J'ai été clair June, les histoires de couple c'est terminé pour moi, il n'y aura jamais rien de plus entre nous et je ne reviendrai pas là-dessus.
— Mais si tu nous laissais une chance, peut-être que...
Je ne lui laisse pas le temps de continuer et lui tourne le dos. Il faut que je m'éloigne avant de devenir méchant et de lui dire des choses que je ne pense pas.
La journée se déroule tranquillement. J'inscris les âmes qui arrivent par la Grande Porte sur l'énorme registre, et leur indique la direction qu'elles doivent prendre pour rencontrer leur Superviseur. C'est lui qui les guidera dans leur dernier voyage. Si ces âmes égarées sont ici, c'est qu'un élément de leur ancienne vie est resté inachevé. Ça peut être quelque chose qu'elles n'ont pas dit à leurs proches, une action manquée ou une erreur à réparer ; les causes sont infinies. Cela fait partie du travail des Superviseurs, trouver ce que l'âme n'a pas pu achever dans le monde des vivants, et faire en sorte qu'elle règle le problème. Une fois l'âme en paix, elle peut poursuivre son chemin vers un monde parallèle. Elle intègre alors ce que les vivants appellent communément le Paradis, qui est la Lumière pour nous, ou ce qu'ils nomment Enfer, qui est pour nous l'Ombre, peuplée de Démons. C'est une instance supérieure qui décide du cheminement de l'âme dans l'une de ces dimensions.
Je ne suis pas passionné par ce travail, mais je préfère mille fois cela que de me faire torturer par les Démons et les âmes noires de l'Ombre.
June me rejoint en fin de journée, au moment où Carl vient me relayer. Ce genre de poste doit fonctionner en permanence, car personne n'attend qu'il fasse jour sur Terre pour mourir.
— Salut, dit-elle prudemment.
— Salut. Tu as passé une bonne journée ?
Je ne lui en veux pas pour ce qu'il s'est passé ce matin. Je sais que June ne pensait pas à mal, elle s'est juste laissé dépasser par ses émotions. Quant à moi, je m'étais juré que plus aucune femme ne me mènerait par le bout du nez, la seule à qui je me suis ouvert n'ayant finalement réussi qu'à me conduire jusqu'ici.
— Plutôt pas mal, j'ai eu ma promotion !
Je vois bien qu'elle a envie de me sauter au cou, mais le fait d'avoir été repoussée ce matin l'a visiblement refroidie. Je prends l'initiative de l'accueillir dans mes bras, plus pour lui faire une accolade amicale que pour un véritable câlin, mais elle a tout de même l'air satisfaite.
— Félicitations miss, c'est mérité. Il va falloir fêter ça comme il se doit !
Son regard devient lubrique. Ce n'est pas le genre de fête à laquelle je pensais, mais après tout, si ça lui fait plaisir, ça me va aussi.
Je la prends par la main, et nous nous éloignons dans la forêt, jusqu'à atteindre une partie plus sauvage, plus dense. Les arbres sont si feuillus à cet endroit qu'il y fait presque noir. Lorsque je la relâche, elle est essoufflée. Ce n'est pas de la fatigue, mais de l'excitation intense.
— Déjà épuisée, ma belle ?
— Non, non. Je reprends mon souffle et je suis toute à toi.
Je ricane. J'avoue que je me venge un peu pour ce matin, mais joueuse comme elle l'est, elle ne m'en tient pas rigueur.
— Pourquoi m'as-tu emmenée si loin dans la forêt ? demande-t-elle, feignant l'innocence.
— Parce que ce qu'on ne pouvait pas faire ça devant tout le monde.
Sur ces mots, je la plaque contre l'arbre le plus proche et l'embrasse sauvagement et machinalement. Je ne la laisse pas répondre à cet assaut. Je lui maintiens les bras au-dessus de la tête, ne lui laissant d'autre choix que de me laisser la guider.
— Dis donc, quelle fougue ! s'exclame June.
— Tais-toi.
Je sais qu'elle aime quand je lui donne des ordres, et étrangement, même si ce n'était pas trop mon style au départ, je me suis vite pris au jeu.
— Tes vêtements ! dis-je sèchement.
Elle s'exécute et en quelques secondes, elle se retrouve nue au milieu de la forêt. Elle est jolie, fine, mais musclée, la peau légèrement hâlée, comme si elle venait tout juste de rentrer d'un séjour au bord de la mer. Sa poitrine se soulève rapidement, au rythme de sa respiration, ses yeux deviennent légèrement vitreux. Je n'ai pas encore posé la main sur elle qu'elle brûle déjà de désir. Moi aussi j'ai envie d'elle, c'est purement physique, animal. Mais ça aurait certainement été la même chose avec une autre femme.
Je ne prends pas la peine de me déshabiller entièrement, j'ai besoin de la prendre, maintenant. Sa peau chaude entre en contact avec la mienne, et mes automatismes se remettent en route. Je ne réfléchis plus, mon corps agit sans que mon cerveau ne s'en mêle. Ses râles résonnent de plus en plus fort, et je suis obligé de mettre ma main contre sa bouche en guise de bâillon.
— Je ne t'ai pas dit de te taire tout à l'heure ? Tu n'es pas très obéissante aujourd'hui, chuchoté-je à son oreille.
À ces mots, June se raidit, un son étouffé retentit autour de nous, et son plaisir entraîne le mien. Apaisés, et en nage, nous nous séparons afin de reprendre nos esprits.
— Eh bien, je n'oublierai pas de te le signifier chaque fois que j'aurai quelque chose à fêter, raille-t-elle.
Je ris pour la première fois de la journée. C'est agréable de terminer une journée de travail de cette façon.
— Ravi de voir que tu as apprécié ta récompense !
Nous finissons par nous remettre en route vers les bungalows. Cette fois, je prends la peine de la reconduire jusqu'au sien, afin d'être sûr de pouvoir passer une nuit paisible ce soir.
— Merci de me raccompagner, c'est sympa.
— Non, c'est normal. Tu ne m'as pas parlé de ton nouveau poste finalement, tu vas travailler dans un autre quartier ?
— Oui, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de t'en parler avant, mais je passe dans le quartier des Superviseurs.
— Tu vas être Superviseur ? Toi ? m'étonné-je.
June est très gentille, mais elle n'est pas du tout pédagogue. Je ne la vois pas accompagner les Anges Gardiens pour les former à leur nouveau métier, et encore moins accompagner les âmes égarées.
— Non, mieux ! Je suis désormais Ange Supérieur !
Je jure que des étincelles ont jailli de ses yeux lorsqu'elle a prononcé ces mots.
Les Anges Supérieurs sont en quelque sorte les assistants personnels du Grand Patron. Habillés en rouge des pieds à la tête, ils prennent en compte les demandes des Anges et les transmettent au Grand Patron, ils sont également chargés de régler les litiges d'ordre hiérarchique. Je suis impressionné par son ambition et sa réussite, je lui souhaite sincèrement de s'épanouir dans cette nouvelle voie et d'y trouver le bonheur. June me remercie, le sourire aux lèvres. C'est vraiment une jolie femme, dommage que mon cœur soit en miettes et impossible à recoller.
Sur ces paroles, je lui souhaite une bonne nuit, et l'embrasse rapidement avant de retourner dans mon propre bungalow. Elle ne me propose pas de rester, elle connaît d'avance la réponse.
* *
Je ne vois pas June lorsque je prends mon poste à la Grande Porte le jour suivant. Elle a déjà entamé ses fonctions dans le quartier des Superviseurs. Elle ne me manque pas, mais c'est étrange de ne pas entendre le son strident de sa voix toutes les cinq minutes. La vision d'une silhouette familière me fait sortir de ma rêverie.
— Salut Chris.
Chris est une connaissance qui travaille depuis peu dans le nouveau quartier de June. Il n'est pas commun que les Anges Supérieurs viennent jusqu'ici.
— Salut Andréa, tu es occupé là ?
— Eh bien, c'est calme depuis une bonne heure, donc je suppose que je peux laisser Wendy se débrouiller seule quelques minutes.
— OK, suis-moi.
Je n'aime pas trop ça. Je ne donne pas ma confiance à beaucoup de personnes, même June a mis un moment à en gagner quelques bribes. Je ne connais pas beaucoup Chris, autant dire que je n'ai aucune confiance en lui. Les gens ne sont pas malveillants dans cette partie de l'Autre Côté, mais les mauvaises nouvelles, cependant, peuvent vite arriver.
Lorsque nous sommes assez isolés de la foule, Chris retrousse légèrement les manches de sa toge écarlate puis il s'assied au bord du socle d'une statue grecque et me fait signe de le rejoindre. Je me demande bien ce que j'ai fait de mal pour avoir droit à tout ce cérémonial. Après quelques secondes à me regarder en silence, l'Ange Supérieur esquisse un sourire. Intrigué et légèrement agacé, je lui demande de me dire ce qu'il se passe, et il me répond qu'il a une bonne nouvelle pour moi. J'ai rarement eu le droit à ce genre d'annonce depuis que je suis ici, je me demande ce que cela peut bien cacher.
Chris se racle la gorge. Il ne semble pas très à l'aise en ma présence, je n'ai pourtant jamais eu le moindre problème avec lui. Il finit par me dire que je vais changer de boulot. Je ne réponds rien, j'attends la suite afin de savoir s'il y a un « mais » quelque part. Il y a toujours un « mais ». Sur ses lèvres je lis « Ange Gardien », mais je dois certainement me tromper, il est impossible que je tienne ce rôle. Je le fais répéter, et cette fois le son de sa voix me confirme bien ce que j'avais cru comprendre. Je n'ai jamais eu pour ambition de protéger les autres, je ne suis déjà pas capable de me protéger moi-même...
Après avoir questionné Chris, j'apprends que c'est June qui a eu cette « merveilleuse idée », et comme elle est bien vue par le Grand Patron, elle a réussi à plaider ma cause auprès de lui.
J'avoue que je suis assez surpris, je pensais qu'elle m'avait cerné, ou tout du moins qu'elle avait cerné ce que j'avais bien voulu lui montrer de moi, mais vu le poste qu'elle me propose, elle n'y est pas du tout.
— Je peux refuser ? demandé-je à tout hasard.
— À moins de vouloir rester à l'accueil pour l'éternité, je te conseille d'accepter.
— Et en quoi ça va consister ?
— Comme tu le sais, L'Ange Gardien doit protéger un vivant. Tu devras donc faire des allers-retours entre nos deux mondes. Mais la particularité ici, c'est que ce vivant n'en est pas vraiment un. Du moins, il ne le sera plus très longtemps.
— Explique-toi, m'impatienté-je.
— C'est une vivante. Elle a une âme particulièrement lumineuse, mais elle ne pourra pas rejoindre la Lumière sereinement. Elle a une mission à accomplir avant.
— Et en quoi vais-je pouvoir l'aider dans cette mission ?
— Tu dois savoir qu'elle va bientôt mourir. Elle sera certainement perdue, et surtout, elle ne sera pas au courant de la mission qu'elle doit accomplir, explique Chris dans un calme absolu.
Dans ma tête, c'est l'anarchie totale. Une tonne de questions fusent de toute part, mais je n'arrive pas à en formuler une seule. Un Ange Gardien aide les vivants, pas les morts. C'est quoi ce plan ?
— Pourquoi est-ce moi qui dois l'aider, alors que ce sont les Superviseurs qui sont censés aider les âmes égarées ?
— Tu as très vite appris les pouvoirs dont les Anges disposent, et il va falloir que tu lui apprennes tout aussi rapidement. Parce que non seulement tu devras l'aider dans sa nouvelle fonction, mais elle devra elle aussi aider un autre individu dans la sienne.
— Ça a l'air compliqué ce que tu me proposes. Elle aura quelle fonction elle ? Ange Gardien comme moi ?
— Non, elle sera la Guide d'un Médium, pour l'aider à contrôler ses facultés et à les exercer sans en avoir peur.
— Pourquoi ne pas me laisser être le Guide du Médium ? demandé-je, passablement énervé par tout ce manège.
— Parce que ce n'est pas le métier auquel on t'a affecté, et comme tu le sais, les règles sont strictes ici.
— Ouais, je sais, maugréé-je.
— Tu es d'accord ?
— Je n'ai pas vraiment le choix. Je commence quand ?
— Tout de suite. Tu dois choisir le Médium qui sera lié à la Guide.
Bon, au moins ce nouveau job semble riche en rebondissements. Ça va être marrant de torturer la nouvelle arrivante en lui apprenant des tours de magie bidon.
Chris m'emmène au quartier des Superviseurs, dans une salle où je ne suis jamais entré. Elle est immense, et des miroirs sont accrochés partout sur les murs. C'est très étrange de se voir en des centaines d'exemplaires.
L'Ange allume un écran dans le vide et me montre les portraits de quatre Médiums potentiels, qui ne connaissent pas encore leur pouvoir, et n'ont aucune idée de la manière d'aider les âmes errantes à rejoindre la Lumière. Celui que je choisirai sera irrémédiablement lié au Guide, leur connexion sera si forte que personne ne pourra la défaire, pas même moi. J'ignore sur quels critères je suis censé faire mon choix, je ne suis même pas sûr de savoir pourquoi c'est à moi que l'on assigne cette tâche. J'étais finalement plus tranquille devant la Grande Porte, à accueillir les âmes entrantes.
— Et si je me trompe ? demandé-je en passant ma main d'un portrait à l'autre.
— Fais-toi confiance.
— Et qu'est-ce que ça me rapporte, à moi, tout ça ?
— Une nouvelle chance.
Alors c'est ça, l'épreuve que j'attends depuis mon retour de l'Ombre. C'est la condition qui me permettra d'accéder à la Lumière, et de ne plus être en conditionnelle ici.
— Et je pourrai récupérer mes ailes ?
— On verra, si tu réussis.
Finalement, Chris me laisse seul face aux portraits des quatre jeunes hommes. Je peux faire pivoter les photos d'un simple mouvement de la main. Je ne savais pas qu'ils avaient ce genre de technologie ici. Ces quatre types ne me disent rien, je ne les ai jamais vus, et rien ne me vient à l'esprit en regardant leur visage. Aucune information ne m'est donnée sur eux, afin que je ne sois pas influencé par quoi que ce soit. Je ferme les yeux, autant essayer de bien faire mon job dès maintenant. Je fais de nouveau défiler les portraits, une étrange sensation m'envahit. Intérieurement, je ne saurais décrire ce que je ressens, mais c'est assez puissant, comme une profonde intuition. J'ouvre les yeux, fais défiler les photos une dernière fois et m'arrête sur la dernière. C'est lui, c'est cet homme. Je clique sur le bouton me permettant de le choisir, scellant ainsi son sort et celui de son Guide. Immédiatement, un bruit sourd se fait entendre, et un étrange parfum de framboise envahit la pièce.
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