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Pour celles et ceux qui aiment lire en musique :
https://youtu.be/TbXLFwv3NRU
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J’étais partie sans dire un mot. Encore une fois, j’avais fui sans faire le moindre bruit. Je ne savais faire que ça de toute façon. J’avais beau prétendre que tout ceci ne m’atteignait plus, la vérité était que j’étouffais entre les murs de cette maison. Alors dès que l’occasion se présentait, je disparaissais dans la nature, parfois seulement pour quelques heures, mais il m’arrivait souvent d’étendre mes escapades sur quelques jours. Personne ne se souciait jamais de savoir où j’étais ni ce que je faisais, je crois même que ça les arrangeait bien de ne pas m’avoir sur le dos. Au moins, lorsque je n’étais pas dans le coin, je ne risquais pas de les déranger. Ma seule présence suffisait à les irriter et pouvait déclencher les conflits les plus violents, alors je me faisais la plus petite possible, dans l’espoir de passer entre les mailles du filet ; même si cela se soldait bien souvent par un échec, car le simple fait de respirer était parfois de trop. Nous n’étions qu’une famille sur le papier, cinq individus qui partageaient le même nom et la même habitation. Cela n’allait pas plus loin et rien ne pourrait y changer. Les liens du sang n’avaient aucune valeur à mes yeux, et ils n’en auraient jamais. Vivre sous le même toit que cette prétendue famille était d’ailleurs plus un calvaire qu’autre chose et j’attendais avec impatience le jour où je pourrais enfin quitter définitivement cet enfer.
Une dispute avait éclaté plus tôt dans la soirée, pour une raison que j’ignorais et pour une fois, je n’y étais pas mêlée, alors malgré l’heure tardive, j’avais profité du vacarme pour sortir discrètement et aller récupérer mon vélo. Comme trop souvent en ce moment, j’étais au bord de l’explosion. J’avais besoin d’espace, mais j’avais surtout besoin de me retrouver seule avec moi-même et de couper tout lien avec le monde qui m’entourait, avec ce monde qui m’épuisait, qui m’oppressait, qui me détruisait. Je savais qu’une fois dans ma bulle, je me sentirai bien, je me sentirai en sécurité. Je ne perdis donc pas de temps et m’engageai dans les rues agréablement silencieuses du lotissement. Puis, sans m’en rendre compte je me mis à pédaler à toute allure, comme si ma vie en dépendait, comme si la vitesse avait le pouvoir de me faire oublier tout ce qui me brisait. Je n’avais aucune destination précise en tête et pourtant, mon corps semblait parfaitement savoir où aller. Voilà comment, quelques minutes plus tard, je m’étais retrouvée à l’autre bout de la ville, essoufflée comme jamais je ne l’avais été, au pied d’un bien étrange escalier qui me paraissait sans fin et dont l’existence venait de m’être révélée. Les marches les plus éloignées se faisaient avaler par l’obscurité, si bien que de là où je me trouvais, je ne les percevais qu’avec difficulté.
Je ne connaissais pas cet endroit et pourtant, j’avais l’intime conviction que je ne m’étais pas retrouvée ici par hasard et que ces escaliers me mèneraient au lieu que je cherchais inconsciemment. J’entrepris alors mon ascension, abandonnant mon fidèle compagnon à deux roues au pied de la montagne. Quelques centaines de marches me séparaient de son sommet, que je ne distinguais pas, car la végétation le camouflait. Des lampions disposés ici et là éclairaient mes pas mal assurés alors que je m’enfonçais dans la pénombre, mais je me laissais surtout guider par la douce lumière que me renvoyait la lune. Je manquais plus d’une fois de trébucher à cause de l’irrégularité de ces marches en pierre que le temps n’avait pas épargnées. Le manque de visibilité n’aidait pas, mais heureusement pour moi, ma bonne étoile semblait être de mon côté ce soir-là. Au fur et à mesure que j’avançais, ma silhouette se fondait dans le paysage nocturne, ne devenant plus qu’une ombre parmi celles des arbres endormis. Plus je prenais de la hauteur, plus le calme me gagnait. J’avais l’impression que chaque marche franchie me rapprochait de cette liberté tant convoitée. Mes pensées semblaient s’être finalement apaisées et il ne me fallut pas longtemps pour atteindre le sommet.
Comme je m’en étais doutée, cet interminable escalier menait à un temple ; un temple qui ne devait pas être très fréquenté vu son emplacement, mais il n’en restait pas moins majestueux et les cerisiers en fleurs qui l’entouraient conféraient à l’endroit une atmosphère des plus chaleureuses. Une faible lueur au loin attira mon attention et, prise d’une soudaine impulsion, je partis à sa rencontre. Quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris le spectacle qui se jouait devant mes yeux. Le sentier qui se cachait derrière le temple m’avait conduit à un bosquet d’une beauté insoupçonnée, un lieu idéal pour contempler un ciel parsemé d’étoiles. J’avais marché jusqu’à atteindre son extrémité et ainsi pouvoir admirer le gigantesque panorama de la ville en contrebas. Seule une rambarde en bois qui me paraissait relativement solide me séparait du vide. La splendeur de la vue me laissa sans voix. J’étais si émerveillée qu’un sourire furtif étira mes lèvres l’espace de quelques secondes. Ainsi existait-il encore des choses dignes d’intérêt dans ce bas monde. Ce constat me réconforta et je décidai alors de laisser mon esprit divaguer tout en observant la voie lactée.
Pour mon plus grand plaisir, les étoiles brillaient de mille feux ce soir, et si le désespoir qui m’animait n’était pas si profondément ancré dans mes veines, j’aurais presque pu tirer un trait sur mes idées noires. Mais rien n’y faisait, peu importe combien je tentais de les fuir, elles parvenaient toujours à me rattraper. Comme si nous étions connectées par un fil invisible, que rien ni personne ne saurait ébranler. L’emprise qu’elles avaient sur moi s’intensifiait de jour en jour et elles profitaient du moindre signe de faiblesse de ma part pour répandre tristesse et douleur dans chaque parcelle de mon cœur. Honnêtement, j’avais l’impression de nager en plein cauchemar, comment pouvais-je espérer un jour échapper à mes démons alors qu’ils vivaient à l’intérieur de moi et prenaient un malin plaisir à se nourrir de mes peurs les plus viscérales. Je n’en voyais pas le bout et je commençais sincèrement à perdre patience. Passer une nuit dans le silence le plus complet, rien qu’une seule, était-ce trop en demander ?
Visiblement oui, car des bruits de pas derrière moi me tirèrent hors de mes songes. Qui donc osait venir me déranger dans mon havre de paix ? Une silhouette vint se poser à quelques mètres de moi, sans m’adresser un regard. Adoptant une position semblable à la mienne, les bras croisés sur la rambarde, le regard fixé sur un point invisible dans le ciel ; Ce jeune homme sorti de nulle part me sembla si profondément plongé dans ses réflexions que j’en vins même à douter du fait qu’il ait remarqué ma présence. Et je devais bien avouer que cela m’arrangeait, car lui faire la conversation ne faisait pas partie de mes projets. Je ne me préoccupais donc pas davantage de ce mystérieux inconnu et reprenais mon dialogue intérieur là où je l’avais laissé.
Les souvenirs de ces derniers mois remontaient à la surface, contre mon gré, et c’est alors que je réalisai à quel point je n’étais plus maître de rien. J’avais été reléguée au rang de personnage secondaire de ma propre vie, condamnée à subir les événements sans pouvoir agir. Je ne vivais plus, je me contentais d’exister, telle une poupée sans âme dont on tirait les ficelles. Et je semblais m’en satisfaire, du moins c’est ce que je croyais, car ne plus rien contrôler avait quelque chose d’apaisant. Je me sentais sombrer, chaque seconde un peu plus que la précédente, dans cet océan de noirceur dans lequel je finirais probablement par me noyer, si personne ne venait m’aider. J’étais bien consciente de ce qui allait m’arriver si je continuais sur cette lancée et pourtant, je ne faisais rien pour y remédier. Je n’en avais pas la force, du moins pas ce soir. Tout me faisait atrocement mal et je n’avais qu’une envie, me fondre parmi les étoiles.
J’aurais tant aimé pouvoir mettre ma vie sur pause un instant, histoire de reprendre mon souffle, de faire table rase du passé et de pouvoir affronter ce futur si terrifiant en toute sérénité, mais malheureusement, je n’en avais pas la possibilité. Tout s’enchaînait à une vitesse affolante, j’avais à peine le temps de respirer, j’étais complètement submergée. Quand est-ce que tout cela allait s’arrêter ? Je crois que j’avais atteint un point de non-retour, mon propre piège venait de se refermer sur moi. Moi qui voulais rompre les liens qui m’enchaînaient à ce monde, rien que l’espace d’un instant. Moi qui voulais de nouveau me retrouver sans attache, libre de tout sentiment. Quelle ironie, franchement. S’il y avait bien une chose dont je ne pouvais me séparer, c’étaient ces fichues émotions qui m’en faisaient voir de toutes les couleurs et j’étais en train de le comprendre à mes dépens. Et c’est alors que, sans surprise, une perle glissa le long de ma joue, presque instantanément suivie par une deuxième, puis par une troisième et il en vint tellement que les dissimuler s’avéra impossible. Le temps s’écoule, les larmes coulent et c’est tout un monde qui s’écroule.
Je poussai un long soupir qui trahit mon épuisement et sentis le regard de l’inconnu se poser sur moi. De quoi avais-je l’air à cet instant ? Je n’en avais que faire. J’avais des choses bien plus urgentes à gérer, comme ce torrent d’émotions qui déferlaient en moi et que je ne savais comment appréhender. L’obscurité couvrait la rougeur de mes yeux gonflés par des larmes trop longtemps ravalées, tandis que l’éclat de la lune illuminait le sillon humide qu’elles avaient déposé sur mes joues. Mes yeux rencontrèrent ceux de l’inconnu pour la première fois. Et quelle rencontre troublante. Un regard. Il n’avait suffi que d’un regard, pour tout comprendre, pour tout savoir. Les prunelles azurées qui me détaillaient depuis quelques secondes maintenant dégageaient une aura que je ne connaissais que trop bien, et j’en étais bouleversée. Tels deux diamants ayant perdu leur éclat d’antan, elles n’exprimaient que mélancolie et tourment, exactement comme les miennes... J’avais l’impression déconcertante d’être face à un reflet de moi-même.
L’inconnu m’adressa un sourire compatissant avant de reporter son attention vers la ville ensommeillée, puis de déclarer dans un murmure presque inaudible : « Les larmes silencieuses sont les plus douloureuses, pas vrai ? ». Il s’était exprimé avec un détachement tel que je ne sus dire si ces paroles m’étaient réellement destinés ou s’il avait simplement réfléchi à voix haute. Je m’attendais à ce qu’il ajoute autre chose mais il n’en fit rien, me laissant seule avec l’écho de ces mots tout juste prononcés, des mots dont je saisissais si bien le sens que je sentis ma poitrine se compresser. Ce trop plein d’émotions que je m’efforçais de contenir depuis si longtemps ne demandait qu’à resurgir. Et pour une fois, je m’autorisais à ne pas les retenir. Alors je me penchais doucement vers le vide, les mains fermement agrippées à la rambarde, pour aller chercher au plus profond de moi-même la clé de ce cœur cadenassé. Ce soir, j’avais enfin décidé de renouer avec mon passé et quoi de mieux pour ce faire que de laisser tout exploser. Un cri empli de rage vint briser la sérénité des lieux, faisant sursauter au passage le pauvre inconnu qui me regardait désormais d’un œil suspicieux. Toute son attention était portée sur moi, mais je ne m’en souciais pas, trop concentrée sur ma performance vocale improvisée pour me préoccuper de quoi que ce soit. Telle la bombe à retardement que j’étais, toute la douleur qui s’était accumulée au fil du temps et que je n’avais su exprimer se manifestait soudainement. À trop vouloir la réprimer, voilà qu’il m’était devenu impossible de la contrôler, et hurler à m’en arracher les poumons semblait être la seule solution que j’avais trouvée pour calmer la tempête qui rugissait.
D’autres cris se superposèrent aux miens, à mon grand étonnement, l’inconnu s’était mis à hurler sa souffrance avec moi. Heureusement pour nous, l’endroit était désert. De toute façon, personne n’était assez fou pour venir s’aventurer ici au beau milieu de la nuit, personne à part nous. Deux jeunes adultes égarés, écrasés par le poids de leurs sentiments, à bout de souffle, qui se dévisageaient en riant. Demain serait un autre jour, en attendant nous étions là tous les deux, à observer le ciel étoilé de nos yeux larmoyants. Je ne savais rien de lui et pourtant, je ne m’étais jamais sentie si connectée à quelqu’un auparavant. J’avais l’étrange impression qu’il parvenait à lire en moi comme dans un livre ouvert, et inversement.
« Tu ne penses qu’à disparaître pas vrai ? » finit-il par me demander, bien que l’intonation de sa voix montrait clairement qu’il connaissait déjà la réponse.
« C’est si flagrant ? » lui répondis-je en plongeant mon regard dans le sien.
« Ça crève les yeux » me confia-t-il. Il semblait sur le point d’ajouter quelque chose mais il se ravisa.
« Mais je ne veux pas disparaître dans le sens de mourir. J’aimerais simplement ne plus rien ressentir… » m’empressais-je d’ajouter, ne laissant pas le temps au silence de s’installer.
« Moi aussi… moi aussi je ne pense qu’à ça. J’y pense tellement que ça tourne à l’obsession. » m’avoua-t-il tristement en passant une main dans ses cheveux.
« J’aimerais pouvoir m’échapper de ma propre réalité pour un temps » poursuivit-il, les yeux désormais rivés vers le vide.
« Tu aimerais toi aussi te défaire des liens qui font de toi un humain. »
« Si seulement c’était possible… »
« Dis, tu crois vraiment qu’un jour ça ira ? Qu’on réussira à passer au-dessus de tout ça ? »
« J’en suis persuadé. »
« Comment tu peux en être si sûr ? »
« Je ne suis sûr de rien, j’ai simplement envie de croire en un avenir dans lequel je serai heureux pour de vrai. »
« Alors en attendant ce jour, accrochons-nous ! » renchérit-il, voyant que je ne répondais pas. L’assurance avec laquelle il venait de s’exprimer avait quelque chose de réconfortant.
Être heureuse ? Je n’en demandais pas tant. Pouvoir dire « je vais bien » sans que cela ne soit un mensonge me paraissait amplement suffisant. Toutefois, je devais bien admettre que cette idée était loin d’être déplaisante. Croire en un avenir radieux ? N’était-ce pas trop ambitieux ? Et puis pourquoi pas après tout ? Je ne pouvais pas tomber plus bas que je ne l’étais déjà en étant l’ombre de moi-même. Je n’avais clairement rien à perdre et tout à y gagner.
Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’aucun de nous ne prenne la parole, puis l’inconnu décida qu’il était temps pour lui de repartir. « À la prochaine, demoiselle ! » me lança-t-il, comme si nos chemins étaient destinés à se croiser de nouveau. J’y croyais peu mais je lui rendis tout de même le sourire entendu qu’il m’avait adressé. Je le regardais s’éloigner en silence en repensant à ce moment si particulier que nous avions partagé. Jamais je ne m’étais montrée aussi vulnérable devant quelqu’un et avoir pu ressentir une telle proximité avec un individu dont je ne connaissais même pas le prénom me laissait une drôle d’impression. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me sentais en paix, et même si elle ne serait probablement que de courte durée, je la chérissais de tout mon être. Elle était née d’une nuit pleine de promesses avec cet inconnu que je ne reverrai jamais et cela la rendait précieuse.
Lui comme moi le savions, il était désormais trop tard pour faire marche arrière, nos passés s’étaient entremêlés, le lien avait été créé. La rencontre inopinée de nos deux âmes égarées, jamais nous ne pourrions l’oublier.
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