Mars - 2.
Les quatre heures de la matinée avaient passé à une vitesse toute relative selon la matière. Le cours de philosophie avait été particulièrement agréable selon Victor, autant grâce au sujet abordé qu'à la présence de Yann à ses côtés. Certes, ils n'avaient échangé que des politesses durant la première moitié du matin, mais le brun s'en fichait pas mal.
En fait, il ne savait pas comment réagir et ça l'agaçait profondément. Au début du cours, Victor avait désiré balancer ses affaires et se mettre au fond de la salle. Mais plus il y pensait, plus ça lui semblait stupide. Il n'allait tout de même pas réagir comme un gamin et faire en sorte que l'autre remporte la partie ! Au final, il était assez perdu, et c'était bien là tout le problème. Si seulement Pauline n'avait pas loupé les cours, songea-t-il à plusieurs reprises tout au long du cours.
Une fois les deux heures passées, toute la classe changea de salle. Dans les couloirs, le jeune lycéen salua deux de ses anciens camarades avec qui il gardait contact de temps en temps. La récréation lui parut encore plus longue sans sa superbe acolyte, mais avait-il vraiment le choix ?
Le deuxième cours fut encore plus long qu'il ne l'avait imaginé. Et pourtant, il en avait connus, des moments qui passent lentement. Assis au deuxième rang, à quelques places du blond, Victor se sentait revenir dans le passé ; quand il n'était pas proche de Yann, quand il n'était qu'un simple lycéen à ses yeux, quand son désir le plus fou n'était pas à portée de main, quand il passait son existence à rêver et non à vivre. Les dernières heures durèrent, aux yeux du brun, une petite éternité dont il se serait bien passé. Il enrageait de ne pas pouvoir être à côté de celui qu'il aimait. Et il n'avait personne, sinon Charlotte, la première de la classe, qui paraissait sympathique mais qui n'intéressait pas vraiment Victor. Il pouvait néanmoins la remercier ; grâce à elle, le temps se raccourcit légèrement et le sujet du cours devint plus intéressant et compréhensible. Pourtant, même si ce que l'enseignante racontait avait l'air captivant, ses pensées revenaient encore et toujours à son camarade, à quelques mètres de lui et pourtant hors de portée.
Comprenant que c'était inutile de se concentrer totalement sur le cours, il profita de ses instants de vagabondages spirituels pour analyser ce qui se passait devant. Le moins qu'il pouvait dire était que, même si Doriane était assise à côté de Yann, l'ambiance semblait au moins aussi glaciale qu'avec Victor, quelques temps avant. Et même s'il n'aimait pas cette peste, le jeune amoureux éprouvait quand même un certain sentiment de compassion envers elle.
Cette confidence qu'il se fit le rassura un peu quant à sa faculté à s'emporter, ce qui lui permit de passer plus vite le temps. Lorsque la dernière sonnerie retentit, Victor ne perdit pas une seconde et s'envola vers le réfectoire. Comme il n'attendait pas Pauline et qu'il ignorait si Yann voulait déjeuner avec lui, il partit à toute vitesse ; heureusement, il arriva aussi très rapidement à la cantine, se servit et s'installa dans une table en coin, là où personne ne pourrait le déranger.
Mais le destin ne voulait certainement pas qu'il ait la paix, parce que quelqu'un s'approcha. Il n'eut pas besoin de lever la tête pour savoir qui c'était.
— Je peux ? l'interrogea Yann.
— Pourquoi tu me demandes alors qu'on sait tous les deux que tu n'attends en général aucune autorisation ?
— Parce que cette fois, je préfère te poser la question.
— Je... Bah...
— On va dire que c'est un oui, considéra le blond en posant le plateau avant de s'installer.
— Il faudra vraiment que tu apprennes à considérer un peu plus les formules de politesse.
— Je n'ai pas le temps pour ce genre de choses. Je sais que c'est important, hein. Ne me vois pas comme un malpoli. Je suis juste impatient. En plus, tu sais comme moi que, si on veut donner une chance à notre histoire, il faut qu'on passe du temps ensemble.
Les deux adolescents commencèrent alors à manger, Victor ne désirant faire aucun commentaire. Aucun des deux ne parla durant un long moment. Dans la salle, à peu près tout le monde parlait, sauf le couple. Leur silence était presque surnaturel, religieux. Finalement, ce fut Yann qui brisa cette tension :
— Tu comptes me faire la tronche encore longtemps ?
— Si tu n'es pas content, tu peux aller déjeuner avec ta conne de Doriane, commenta Victor avec un mépris non feint.
— Putain, Victor, explosa son camarade, tu ne vas pas recommencer !
Le brun souffla du nez, particulièrement agacé. Quel culot ! se dit-il. Quel culot, comment ose-t-il me sortir ça !
— Doriane est ma meilleure amie, continua Yann. Je ne peux pas choisir entre elle et toi.
— Je suis supposé être ton petit ami.
— Et tu l'es.
— Alors pourquoi est-ce qu'elle te colle autant ? Pourquoi est-ce que tu la laisses raconter n'importe quoi sur moi ?
Soudain, le visage du blond s'illumina, il arqua un sourcil et se ravança, l'air choqué par les mots qui sortiraient de sa bouche d'une seconde à l'autre :
— Tu... Tu la crains ? C'est ça ?
— Quoi ? Mais pas du tout !
— Tu as peur de notre relation, tu as peur parce que, selon toi, elle a plus d'importance à mes yeux, c'est ça ?
— Et pourquoi je n'en aurais pas peur ? Hein ?
— Victor... Je sais que tu es un grand rêveur, et je sais aussi que t'as de bonnes qualités pour être écrivain, mais franchement, là, tu me déçois. Tu penses sincèrement que notre histoire est digne d'une série B ? Avec le fameux triangle amoureux ?
Plus Yann parlait et plus ses mots devenaient amers aux oreilles du plus jeune, qui sentait en lui enfler une angoisse volcanique.
— Heureusement que c'est moi qui me charge d'écrire notre histoire... Si tu veux tout savoir, Doriane est ma meilleure amie, mais elle ne m'aime pas. Pour dire vrai, elle est juste ma... ma meilleure amie de lycée. En dehors des cours, on se voit, mais bien trop peu pour que je puisse la considérer comme une amie. En un mois de temps, j'ai passé autant de temps avec toi qu'avec elle ! Doriane, c'est une fille que j'apprécie, mais voilà, ça s'arrête là.
— Menteur ! Vous avez été en couple en seconde.
— Parce que tu nous prenais vraiment pour un couple ?
Yann sourit, prit ses lunettes et les mit sur le bout du nez de son ami, qui eut un mouvement de recul et cligna plusieurs fois des yeux avant de s'adapter à ce nouvel accessoire.
— Tiens, en attendant que tu prennes rendez-vous chez l'ophtalmo, je te prête mes lunettes... Autant de naïveté, ça fait presque peur !
— Arrête de te moquer de moi ! enragea le brun.
— Bon, d'accord. Mais rends-moi mes lunettes avant.
— Et pourquoi ? ironisa le brun. Tu m'as dit que j'étais naïf... Comme on dit, l'amour est aveugle, alors pourquoi devrais-je te rendre tes lunettes ?
— Parce que sans elles, je ne peux pas admirer la beauté de ton visage ?
Le brun, surpris du compliment, se mit à bafouiller des mots incompréhensibles, comme une formule magique. Il décida finalement de rendre les lunettes à son propriétaire, qui s'empressa de les remettre sur son nez.
— Un compliment est fait, et tout est chamboulé, remarqua-t-il, sarcastique.
— Bah oui, mais...
— C'est le premier, c'est ça ?
— Ouais.
— Mais maintenant que j'ai mes lunettes, je peux t'assurer que tu es beau.
Il marqua une petite pause :
— En dépit de ton affreux bouton sur le nez.
— Connard.
— Parce que je le vaux bien, compléta le blond en se passant la main dans les cheveux dans un geste théâtral.
— Bon, puisque j'en ai marre d'écouter tes conneries, je vais faire une pause et chercher de l'eau. Pour mieux te noyer.
— Tu penses réussir dans une carafe d'eau ? L'impossible ne te fait pas peur.
— Ne sous-estime pas mon génie machiavélique.
— Parce que tu fais preuve de génie ?
Victor partit en maugréant que bientôt, il le tuerait. Ou pas. Il aimait trop le sarcasme de son ami pour s'en passer. En fait, en se servant, il se prit à sourire bêtement, animé par un sentiment de sécurité qu'il accueillait avec le plus grand bonheur.
Quand il revint à table, il trouva Yann sur son carnet, marquant quelques mots sur une page déjà bien remplie.
— T'écris encore ? T'as bientôt fini ?
— Bientôt, bientôt. Promis, tu seras le premier à le lire. Si tu ne me noies pas avant, bien entendu.
— Je veux bien t'accorder un sursis.
— Comme c'est aimable ! Merci, ô mon sauveur !
Victor se rassit et finit son dessert. Après avoir déjeuné, les deux se levèrent et quittèrent la salle, toujours dans ce flot de salutations adressées non seulement à Yann, mais, pour la première fois, aussi au brun. Quelques anciens camarades se réveillaient et semblaient remarquer, enfin, la présence de ce compagnon, de cet élu qui accompagnait le blond populaire. Yann ne s'en formalisa point, mais il arbora un délicieux sourire complice en remarquant comment évoluait la popularité de son petit ami.
Seulement, en quête de tranquillité, le duo se dirigea vers leur banc. Le blond aimait bien marquer les lieux où ils avaient l'habitude de se rendre. Leur banc. Leur table. Leur place. Parce que ce qui conserve le mieux les histoires, aussi courtes soient-elles, ce sont bien les objets et les lieux qui ont été gravés à l'encre du souvenir par la présence des sentiments et des mots. Victor attachait plus d'importance aux moments et au fait qu'ils soient présents, même s'il considérait la vision de son acolyte comme particulièrement poétique.
Aucun des deux ne désirait parler, aucun des deux ne voulait troubler l'instant, comme s'il s'agissait de lancer une pierre sur la surface du lac le plus pur, qui auparavant avait été eau furieuse mais qui avait retrouvé la sérénité des temps originaux. Gagnés par le silence, ils se perdaient dans une contemplation des jeunes pousses germant dans la cour, entre discussions et découverte d'un milieu qu'ils ne connaissaient pas encore, avant de se transformer en chênes qu'eux sont en train de devenir.
— Désolé, dit soudainement Victor.
— De quoi ?
— D'être aussi jaloux. Je suis désolé. Je trouve cet instant tellement magique, ces deux derniers mois, depuis que tu es venu me parler... Je... Je ne sais pas quoi en penser.
— Dis-moi tout.
Victor inspira un grand coup. Assis sur ce banc, là où il avait observé son âme soeur pleurer et se confier, enroulé dans son manteau moelleux, il se sentit pris d'une force nouvelle.
— C'est à la fois un rêve inespéré et quelque chose d'inattendu. J'ai tellement fantasmé ma réalité... J'ai passé toutes mes années de lycée en espérant que tu me voies. Bien sûr, si on en est là aujourd'hui, c'est sûrement parce qu'un jour, tu as tourné le regard vers moi et que tu t'es dit...
— C'est un garçon formidable, peut-être plus que je ne le pensais, a-t-il complété.
— Sûrement... reprit celui qui était à présent devenu une tomate humaine. Mais avant février, je ne le savais pas. Je l'ignorais. Et j'ai passé un temps incroyable à t'imaginer auprès de moi ; je t'ai offert toutes mes heures libres corps et âme, à cet être que j'envie depuis des années et qui se trouve aujourd'hui en face de moi.
— En gros, tu fantasmais sur moi, ricana le blond.
— Mais qu'est-ce que vous avez tous avec mes fantasmes ? s'écria le brun, prenant tout de même soin que les oreilles traînantes ne l'entendent pas.
Il secoua la tête pour éviter de penser à des images salaces que par la force de la bienséance, il serait difficile d'évoquer, pour ne pas choquer les esprits les plus purs et innocents, et qui malgré tout, cachent parfois bien des vices.
— Bref, j'ai rêvé de ces instants durant un temps que tu n'imagines même pas.
— Et t'es déçu ? supposa Yann.
— Non ! Enfin, ce n'est pas exact. Disons que c'est loin de la réalité. J'ai peur. Je devrais avoir peur selon toi, Yann ?
— Je ne sais pas, Victor. Peut-être. Au moins, ça veut dire que tu tiens à moi. Je me trompe ?
— Bien sûr que je tiens à toi !
Tandis qu'il clamait cela, le blond se rapprocha. Leurs cuisses se touchèrent. Il fit glisser sa main dans celle de son amant et la pressa tendrement. Un tourbillon de sentiments déferla dans la paume, la tête et le coeur des jeunes hommes, plombés par les bourgeons fleurissants des arbres protecteurs.
— Alors c'est le principal, parce que moi aussi.
Victor prit le temps de goûter ces paroles comme un œnologue qui serait en face du plus parfait des vins. Il posa de tendres yeux sur son bien aimé, qui leva la tête vers le ciel en souriant tristement. Il lui sembla que le teint de Yann s'alliait à merveille aux nuages immaculés. Il se figurait le plus humain des anges, le plus imparfait des êtres célestes, et pourtant ce dernier paraissait, le regard pointé vers l'infini, loin des hommes. Ses lèvres roses s'entrouvrirent pour laisser sauter un petit rire cristallin, perdu entre amusement et regret.
— Je suppose que je devrais aussi te présenter mes excuses.
Attentif, Victor le contempla sans faire de commentaire, décidant d'attendre la suite. Il se contenta de replier une jambe et de poser son talon contre le banc, encerclant cette jambe pliée avec son bras.
— Je sais que je ne suis pas très présent, se dit Yann, sûrement plus pour lui que pour Victor. Mais c'est tout nouveau pour moi. Je fais de mon mieux... J'avance à tâtons. C'est la première fois que je tente une telle aventure.
Aventure. Les lèvres du brun s'étirèrent sans qu'il ne leur en donne l'ordre. Yann venait de le qualifier d'aventure, avec ses hauts et ses bas, ses montagnes et ses abysses ; et tandis que le blond inspirait grandement l'air hivernal, l'autre se passait ces trois syllabes en boucle dans son esprit.
— Parfois, certaines choses m'échappent. C'est ma faute, je sais que je n'y fais pas suffisamment attention. Je sais aussi que je ne peux pas tout sacrifier, qu'il m'est impossible de délaisser un des deux partis sachant que je vais forcément blesser des gens. Mais même en essayant de faire des compromis, j'échoue et je t'ai blessé. C'est désespérant.
— Il y a des choses qu'on ne peut pas contrôler, reconnut Victor. Au fond, je ne suis pas sûr que je sois capable de t'en vouloir.
— Mais moi, je m'en veux. J'aimerais qu'on répare cet incident.
Victor se gratta le menton un instant, l'air songeur. Puis il se tourna vers son petit ami, le visage rayonnant. Il lui prit la main sans aucune hésitation et la serra avec la force que procure l'amour et l'innocente excitation de l'enfance retrouvée.
— Je crois que ça peut se faire ! Attends deux minutes, je reviens.
Il se leva brusquement, sautant quasiment sur ses pieds, avant de s'éloigner à grandes enjambées. Yann le regarda disparaître de son champ de vision et poussa un bref soupir teinté de mélancolie. Cinq minutes plus tard, le lycéen revint s'asseoir en brandissant fièrement son téléphone.
— C'est bon ! déclara-t-il.
— De quoi ?
— On va recommencer. La dernière sortie était assez... enfin voilà, alors on va sortir ensemble une seconde fois. Mais pour que ce soit encore plus amusant, j'ai demandé à Pauline de venir.
— Euh... D'accord, concéda Yann.
— Parfait, alors !
— Tu sais pourquoi elle est absente, au fait ?
— Elle avait un truc à faire, un rendez-vous médical.
— Ah. Je vois. Rien de grave ?
— Non, je ne crois pas.
— Tant mieux.
Victor ne sut pas quoi ajouter de plus. Il avait bien une idée de ce qu'il aurait pu dire à Yann, mais les mots restaient désespérément coincés sur sa langue sans qu'il ne soit capable de les formuler clairement. Et y avait-il sentiment plus embarrassant que de se savoir incapable de dissiper la brume des idées qui brouillaient l'esprit ?
— Dis-moi, Victor... Est-ce que t'as peur ?
— Peur ?
— De l'avenir, de notre avenir.
— Là, comme ça, je te dirais que oui, un peu. En vrai, je pense que nous avons tous un peu peur de ce qui peut arriver. On n'est pas libres quand on est enchaîné à notre futur. Il faut être fou pour ne pas craindre l'avenir, mais il faut être un héros pour l'affronter.
— Fou, hein... ? répéta Yann, la voix atone.
Il resta un instant le regard tourné vers le ciel, serrant de sa main les pans de son manteau.
— Je n'ai pas beaucoup de caractéristiques du héros. Mais au moins, à tes côtés, je suis un fou heureux.
Victor écarquilla les yeux, observant le jeune homme se lever. Là, debout, le brun ne pouvait que le regarder avec admiration. Yann avait des airs de colosse, dressé dans son manteau, le regard droit et fier, éclipsant même le soleil qui laissait passer quelques rayons de soleil à gauche et à droite de son corps. Il sentit ses yeux briller d'un éclat qui le surprit lui-même. Il fixa droit l'avenir qui se profilait devant eux.
— Ce genre de folie est contagieuse...
Et tandis que le ciel s'éclairait, les notes de la sonnerie du lycée retentirent.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro