Mars - 15.
Mais la nuit reprit bien vite ses droits. Les étoiles blafardes brillaient au-dessus des têtes des trois amis. Elles dardaient sur les rues désertes un halo nitescent. Les yeux brillants et rieurs qui erraient dans l'amicale pénombre regardaient à présent ces astres silencieux.
Dans le ciel qui couvrait les rires festifs, quelques nuages acerbes s'élevaient. Quelle pluie acide cachaient-ils en leur sein solitaire et errant ? Et quelle pleine lune, toute ronde et laiteuse, se dissimulait dans les hautes sphères célestes, derrière ces nébuleuses ténébreuses ? L'oeil glacial de Diane observait les hommes ; tandis que par delà les façades grises et marbrées résonnait les douze glas du nouveau jour.
Les trois adolescents, toujours à l'extérieur du bar, se remettaient d'un nouvel éclat de rire qui les liait depuis quelques secondes. Puis après la nuit et ses nuages filandreux, ce fut autour du silence, calme et apaisant, de regagner son autorité. Les trois lycéens laissèrent leurs yeux courir sur les voitures ronronnant dans l'obscurité.
Le brun, adossé contre un mur, regardait tantôt les rues partiellement animées, tantôt Yann. Ce dernier se tenait, les mains dans les poches, dans la même position que lui, adossé au mur adjacent. La tête inclinée vers le ciel, sa respiration paisible faisait bouger sa poitrine largement, comme s'il se devait d'aspirer tout l'air du monde. Victor, les yeux dans le vague, fixait un point dans le néant, quelque part entre la rue d'en face et la chevelure de blé de celui qu'il aimait.
Une armée de questions baignait à présent dans son esprit, parmi laquelle l'une d'entre elle, plus coriace, baignée d'une lumière écarlate, revenait frapper son esprit, comme un refrain entêtant, revenant encore et toujours cogner son cerveau ; un refrain rebondissant, qui recommençait chaque fois qu'il apercevait l'oeil brillant de l'amour.
Victor sursauta. Le blond s'était avancé et s'était posé près de lui. Il n'osa pas bouger, un peu surpris par ce rapprochement. Il se corrigea alors mentalement ; par ces rapprochements, qui se multipliaient de plus en plus depuis quelques temps. Son coeur cognait plus fort dans sa poitrine, tandis que ses entrailles se retournaient continuellement.
Cette musique intérieure qui résonnait en lui, il la ressentait dans chacun de ses os, chacun de ses muscles, de ses nerfs, de ses veines, de ses organes. Tantôt, son être entier grondait dans une cacophonie d'excitation, tantôt il croyait que le vide abyssal s'était logé en lui, que ses organes avaient été dévorés par un gigantesque trou noir interne.
Ce sursaut fut redoublé par une sonnerie désagréable, qui le délogea violemment de ses pensées et le fit sortir de son état contemplatif. Il regarda dans sa poche, mais il n'y avait rien. Une angoisse naquit dans son esprit et s'y installa le temps d'une seconde.
— Où est mon téléphone ? grogna-t-il en fouillant dans son pantalon.
Soudain, il vit Yann tendre son bras vers la poche de son manteau. Victor arqua un sourcil et le regarda. Le jeune auteur sortit la main du vêtement de son ami.
— Ici, dit le blond en lui tendant l'appareil. Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez...
— Oh, ça va, ronchonna Victor en l'attrapant. Ah, mais... J'ai pas de messages...
— Normal, c'est moi, intervint Mathéo.
— Si tu pouvais ne pas avoir la même sonnerie aussi...
— Si t'as la même que moi, ça veut au moins dire que tu as un peu de goût, non ?
Victor se para d'un sourire légèrement amer ; il ne savait pas s'il devait prendre cette réflexion comme une petite attaque ou une plaisanterie. Il préféra considérer la deuxième option. Il ne connaissait pas Mathéo ; il ignorait donc s'il était mauvais ou non. Mais il connaissait la bêtise crasse de l'humanité. Mais s'il était le meilleur ami de celui qui était sa lumière, son étoile, son soleil, alors il pouvait bien se permettre d'abandonner un peu sa faculté à juger les autres.
Le jeune basané reporta son regard turquoise sur son appareil et grinça des dents. Yann s'éloigna un instant du brun pour se mettre à côté de son meilleur ami. Le brun ne dit rien, d'abord agacé par l'attitude du blond, puis visiblement intrigué par celle de son meilleur ami. Le visage de Mathéo se crispait à vue d'oeil, au même rythme que celui du jeune écrivain. Gêné, le plus jeune n'osa rien faire et resta à bonne distance.
— Putain, elle fait chier... grogna Mathéo.
— Hmm.
— C'est qui ? demanda finalement Victor, devant le silence qui pointait le bout de son nez.
— Doriane.
Le nom de son ennemie fit soupirer le jeune homme.
— Et tu peux pas juste l'ignorer ?
— Parfois, j'aimerais bien, répondit le basané en soupirant. Mais je ne peux tout simplement pas.
— Pourquoi ?
Devant la profondeur du regard noisette qui lui faisait face, Mathéo hésita un instant puis rangea son portable dans sa poche. Il se retourna et lança un regard intriguant au brun.
— Je reviens... Merci, les gars. C'était sympa.
Poussant l'un des battants de la porte, il s'éclipsa à l'intérieur du bâtiment, laissant le duo seul.
— Je t'arrête tout de suite, Vic, déclara Yann en le voyant se tourner dans sa direction. Je ne peux rien te dire.
— Sérieux ? Mais...
— C'est à Mat de le faire. S'il en a envie.
— C'est pas grave, au moins ? questionna le brun.
— Non, je ne crois pas. C'est juste que je ne peux pas t'en parler. Simple question d'amitié, je sais qu'il préfère en parler lui-même.
Le brun se résigna, comprenant qu'il ne tirerait rien de plus de la part de Yann. Ils restèrent silencieux un instant, appréciant le calme qui régnait en dehors de l'établissement.
— On se les pèle, mais on est bien, ici, remarqua finalement Victor.
— Ouais. On n'entend plus tout ce bordel, à l'intérieur.
— C'est toi qui as voulu nous y emmener, constata Victor.
— Je sais. Je ne regrette pas, hein. Je passe une bonne soirée, dit Yann en marquant un temps avant de continuer. Mais ça fait du bien, un peu de calme.
— Malgré ta popularité, t'es pas un rat de boite de nuit, hein ?
Le blond à lunettes étouffa un gloussement, que le petit ne put s'empêcher de considérer comme étant bien plus agréable que ceux des autres lycéens.
— Certainement pas ! J'aime bien sortir, mais juste de temps en temps. Ce n'est pas mon monde.
Soudainement, il se rapprocha de Victor. La respiration du brun s'accéléra. La fraîcheur de la nuit ne suffisait plus à calmer les battements de son coeur. Avec son large blouson crème, l'éclat des cheveux de celui qu'il aimait sautait différemment aux yeux du plus petit.
Un soleil qui brillait à la lueur de la lune, un soleil que Victor adorait caresser, un soleil qui illuminait l'âme ténébreuse du jeune homme, qui pouvait sentir toute la chaleur de l'univers se blottir dans le peu de distance qui les séparait. Le sang lui montant aux joues, il garda les yeux rivés sur les baskets blanches serties de rayures d'un rouge vermillon bien moins éclatant que le visage du lycéen.
Jamais il n'avait fait face à Yann d'aussi près. Jamais il n'y avait eu si peu de distance entre eux. Jamais il n'avait senti le monde plus loin et plus près de lui qu'en cet instant.
Il s'autorisa finalement à remonter les yeux vers ceux de son amour, illuminés d'un éclat de jade. Derrière les verres de ses lunettes rectangulaires, ses pupilles semblaient plus grandes, plus profondes, plus colorées. Le blond le regardait avec intensité, comme s'il réfléchissait longuement.
L'adolescent en face pouvait même frôler le flux de pensées qui traversait la tête de celui qui l'obsédait. Ce regard, Victor l'avait déjà vu une fois. Il le connaissait. Et il l'aimait. Ce regard transperçait chaque parcelle de son corps et de son âme ; c'est celui d'un lecteur aguerri et blasé devant la plus touchante oeuvre qu'il ait pu croiser dans sa vie.
— Tu vas me plaquer contre le mur ? plaisanta Victor, perturbé par le sourire de son ami.
Un sourire qui ne ferait pas tomber les dieux, se dit Victor. Mais un sourire qui pourrait éclairer le monde. Un sourire stellaire. Il se moquait que Yann ne soit pas parfait aux yeux du monde, que les gens le trouvent superficiel. Il se fichait aussi d'éventuels regards qui pourraient les surprendre. Mais une pensée, fugace et plus douce que tout le miel du monde, traversa son esprit un court instant.
Les miracles se tiennent parfois dans le creux d'une main. La sienne, pensa le jeune lycéen. Yann était son papillon qui avait créé un ouragan en plein coeur. Le petit littéraire sentit son ventre se creuser. Il avait faim. Une faim qui ne se nourrit que des plus belles oeuvres.
— T'es fou, ricana Yann. On n'est pas dans un roman pour adolescents. Et t'es pas un de ces vulgaires personnages qu'on plaque contre un casier.
— Qu'est-ce que t'en sais ? Un cinglé est peut-être en train de jouer avec nous.
— Et alors ? répliqua-t-il, un air insolent sur le visage. Pour moi, ça ne change rien.
Le brun ne répondit pas et se contenta d'observer Yann avec la plus grande attention. L'espoir de vivre ce moment l'aurait aisément métamorphosé en un de ces personnages de romans sans qu'il ne puisse faire quoi que ce soit.
Un doux frisson langoureux lui traversa les bras, le dos, le corps entier. Les bras de Yann, frêles mais rassurants, venaient de se poser contre son dos. Comme un enfant, Victor vint loger sa tête contre la poitrine de son ami. La pression dans son dos l'électrisa et faillit le faire défaillir. Les battements de son coeur redoublèrent, s'harmonisant avec ceux du blond. Leur monde bascula dans une dimension parallèle, celle où l'infini d'azur laisse chanter les mélopées idylliques de l'amour, où la lune et le soleil veillaient sur les poètes étoilés et où la liberté résonnait comme le mot le plus doux du monde.
Yann et Victor restèrent un long moment l'un contre l'autre. Les questions abandonnées dans l'abysse de leurs esprits vagabonds, la réalité écartée de leur monde, ils demeurèrent ensemble sous l'éclat éthéré des étoiles. Plus rien d'autre ne comptait pour le brun à présent. Il écouta la respiration de son ami, légèrement tremblante.
Mais il s'en fichait.
L'étreinte qu'il vivait avec le blond lui suffisait. Ces deux ans, terribles et lointaines, lui revenaient par vagues, et la vague de l'amour balayait ces gouttes qui chutait dans sa mémoire.
Quand le jeune auteur passa une main dans son dos, la chaleur dans tout son corps redoubla. Pourtant, un souffle le repoussait, un souffle intérieur et insupportable qui lui ordonnait de fuir. Victor commença à bouger son pied. En réponse, la prise de Yann se raffermit, comme s'il avait deviné dans ses pensées.
— Non... S'il te plaît.
Victor sentit son épaule se mouiller. La première idée qui lui vint en tête, aussi surprenante soit-elle, était que, si un oiseau venait de se soulager sur le couple, ça tuerait ce précieux moment. Quand il releva la tête pour vérifier cette hypothèse, il ne trouva pas d'oiseau. Il ne trouva pas un ciel sanglotant. Il ne récolta qu'une larme solitaire d'un oeil plein de vie.
— Yann ?
Aucune réponse ne lui parvint. Victor parvint enfin à regarder son petit ami dans les yeux. Ses yeux, dissimulés dans la pénombre, brillaient comme les prunelles d'un chat dans la nuit. Il savait que seul le silence cueillerait son murmure. Ce nom, le brun l'avait murmuré d'une petite voix rayée. Il se racla la gorge.
— Tu sais, tu peux tout me dire. Je t'aime. Tu peux me faire confiance. Tu es mon univers.
— Victor...
Le brun resta muet, prêt à écouter ce que le blond avait à lui dire. Victor détestait son nom. Il haïssait ce nom qu'on lui avait donné. Il le trouvait hideux et trop dur. Mais glissant des lèvres des gens qu'on aime, les mots dominent et changent l'univers. Dans la bouche de Yann, il aimait ce prénom. Il aurait aimé que le jeune écrivain le répète, deux, trois, mille fois.
Il ne savait pas si c'était le rhum qui les rendait à la fois si dociles et aventureux, mais il sentait que leurs âmes apaisées avaient soif d'aventure, comme celles de pirates amoureux de l'écume.
La suite de la phrase ne vint que quelques secondes plus tard. Yann finit par se détacher légèrement de son ami, les joues cramoisies, pour lui glisser quelques mots qui résonnèrent à jamais dans l'esprit du jeune littéraire. Et quand ces derniers parvinrent à ses oreilles, il se jeta dans les bras du blond et laissa couler quelques larmes.
— Si je dois laisser ce monde que je connais si bien pour un nouveau pour toi, alors oui, je le laisserai.
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