Mai - 8 (2).
Un silence reposant s'abattit sur le parc. Victor admira les arbres qui les entouraient, géants de bois protecteurs. Les fruits de la vie perlaient à leurs multiples bras, si maigres et si solides. L'adolescent inspira longuement. La nuée de feuilles à la teinte mentholée les protégeait. Il se sentait à l'abri face aux tourments du monde.
— Dis-moi, tu l'as rencontré comment, Yann ?
La question ne surprit pas vraiment Victor, bien qu'il en eût l'air. Il savait bien que le lycéen serait curieux. Un petit sourire naquit sur ses lèvres, le transportant bien longtemps en arrière...
— Au lycée. Nous sommes dans la même classe depuis la seconde.
— Oh... Je vois. Une histoire banale, hein ?
— Tout à fait.
— Mais est-ce vraiment là que tu l'as rencontré ?
— Comment ça ? Je te dis que nous étions dans la même classe et que...
— Je sais. Ce que je voulais dire... C'est que... Tu promets de ne pas te moquer de moi, hein ?
— Pourquoi est-ce que je ferais ça ? Vas-y, dis.
— J'ai l'impression qu'on ne se rencontre pas tout de suite avec les gens. La première rencontre, ça ne veut rien dire. C'est comme tu m'as dit, c'est comme se concentrer sur le physique. C'est nul. C'est une petite théorie un peu nulle mais je l'aime bien. Les gens se rencontrent au moins deux fois : une première fois, c'est une rencontre de circonstances. Une rencontre banale, ça peut bien être au lycée, au boulot, sur internet... Et si on a de la chance, il y a une deuxième, où on se rend bien compte de la présence de la personne. Pas qu'elle soit là. Mais on se rend compte qu'elle existe vraiment et on prend la pleine mesure de l'importance qu'elle a ou qu'elle peut avoir sur nous. En quelque sorte, on a un regard plus éclairé. C'est un peu une rencontre de l'âme.
Victor sourit. Il ne voulait pas se moquer, mais l'évidence qui s'imposait lui arracha un petit rictus amusé.
— Tu as raison. Alors, comment ai-je rencontré Yann ? Je lui ai dit une fois que c'était en cours de littérature, où j'ai compris qu'on partageait la même passion.
Il s'interrompit. Personne ne connaissait la suite, à part Pauline, et peut-être Yann lui-même. Il n'en savait trop rien. Avait-il réalisé ce qui se passait ce jour-là ?
— A mon tour de te poser une question. Ce que je vais te dire, très peu de gens le savent et je veux que ça reste ainsi. Est-ce que je peux te faire confiance, Arthur ?
— Bien sûr.
— Super.
Victor laissa sa tête basculer en arrière. Le fleuve de ses souvenirs coulait, un peu comme ce ciel de printemps qui les toisait. Des souvenirs bleus.
— La première fois que j'ai vraiment rencontré Yann... C'était un jour d'hiver. Un jour comme un autre pour beaucoup de gens. Pour moi, c'était le jour où j'avais décidé de mourir.
— Quoi ?
L'air choqué de son interlocuteur arracha un rictus amusé à Victor.
— Victor, je... Je suis désolé que...
— T'inquiète. C'était il y a longtemps, et ça va, maintenant. Puis... Honnêtement, je n'avais pas vraiment pris ma décision. J'étais plutôt dans une sorte d'hésitation. Je crois juste qu'il ne m'aurait pas fallu beaucoup plus pour que je tombe dans le piège. Mais reprenons depuis le début, ça te va ?
Arthur acquiesça. Le conteur prit une grande inspiration :
— C'était il y a deux ans... J'étais en seconde, donc. Le collège venait de finir. Franchement, je n'ai pas grand chose à dire sur cette période. Je n'étais ni populaire ni le vilain petit canard, même si quelques connards m'avaient emmerdé pour des broutilles. J'avais quand même du soutien. Pauline, que tu as déjà rencontrée, m'aidait quand ça n'allait pas. Mais au lycée... Les choses ont un peu dérapé.
— Vous vous êtes disputés ?
— On se dispute souvent, mais non, ce n'est pas à cause de ça. J'ai commencé à partir en vrille. J'avais besoin d'être reconnu, je crois. Je trouvais tout le monde un peu con, je n'avais pas vraiment de gros espoir auquel je pouvais m'accrocher, à part Yann. Je crois que je me suis servi de lui comme bouée. En seconde déjà, j'avais remarqué qu'il était différent. Il était si discret et pourtant si rayonnant. Si sûr de lui. Il a vite gagné le respect de tout le monde et est devenu un des garçons les plus populaires du bahut. Comme il côtoyait aussi les personnes les plus populaires, ça n'a fait que le mettre en avant. Je savais que ce n'était pas sa place pour autant, ça se voyait trop. Et le respect qu'il dégageait n'était qu'une face de la pièce. L'autre est un peu plus sombre. Ses amis n'étaient pas méchants, mais le pouvoir ne les a pas aidés à se montrer accessibles. Après le départ d'un d'entre eux... C'est devenu un peu plus visible. Yann était poussé à se montrer toujours plus en tant qu'élève populaire. Et moi, je tombais de plus en plus dans le schéma de l'élève rebelle. L'élève qui n'en a plus rien à faire de la société, de la vie, de ce genre de choses. La seule chose que je voulais faire, c'était l'aider.
Un ricanement désagréable s'échappa de ses lèvres.
— Certaines de ses amies n'ont pas vraiment apprécié. La jalousie, la peur de perdre le pouvoir... Je ne peux pas te dire ce qui les a poussées à faire ça. L'amour, peut-être. Mais en tout cas, j'ai senti un éloignement. Le lycée m'a paru d'un seul coup bien trop amer. Même certains de mes potes se sont montrés plus froids. Un jour, calmement, j'ai commencé à y réfléchir. Et si je plaquais tout ? Si je me barrais loin ? Si je faisais en sorte de tout oublier ? Au début, c'était gentillet. Changer de bahut. Prétexter quelque chose et partir dans une autre ville. Refaire ma vie. Puis cette envie a muté. Ouais, comme un virus, un putain de virus qui m'a sacrément bouffé les entrailles. J'ai eu envie de partir, faire un road trip, une connerie du genre, sans prévenir personne et adieu les connards. Tu n'as jamais eu envie de faire ça, Arthur ?
— Euh... Je n'y ai jamais vraiment réfléchi...
— Partir en voyage, découvrir d'autres horizons, avancer sans avoir à regarder derrière toi... Avoir la chance de te délester d'un poids qui te pèse. Moi, oui, j'y ai réfléchi longuement. Je t'avoue, encore aujourd'hui, ça m'effleure l'esprit. Pas dans les mêmes conditions, évidemment. Mais j'y pense encore. A l'époque, c'était encore pire. Mais, en dehors du fait que, quand tu as à peine seize piges, c'est compliqué de te barrer comme ça, j'ai compris que ça ne servirait à rien.
— Pourquoi ?
— Tout simplement parce que je ne pouvais pas échapper à la seule personne que je voulais fuir.
— Qui ?
— Moi. Moi et mes angoisses. Moi et mon amour pour Yann. Le laisser lui, c'est me retrouver avec moi et des regrets. Peu importe la distance ou la conviction, c'est inutile. On ne s'échappe pas du poids de l'amour. C'est à ce moment que j'ai pensé à la possibilité qui me restait : me fuir moi-même. Cette idée a commencé à trotter doucement en moi, elle a vite fait son petit bonhomme de chemin, sans parvenir non plus à m'obséder. C'était une idée qui venait parfois, que j'envisageais. J'y réfléchissais, mais impossible de franchir ce cap.
Victor marqua une pause. Les mots avaient desséché sa gorge bavarde. Cette période sombre, il y repensait de temps en temps. Une période d'errance. Il avait réussi à s'en sortir. Parfois, il se sentait marin, accueillant les vagues colériques de la vie qui se brisaient contre son torse. Arthur, à côté de lui, buvait son récit.
— Voilà, t'as le contexte, s'amusa-t-il. Maintenant, on va passer à la partie croustillante de l'histoire. Ma vraie rencontre avec Yann.
Fermant les yeux un court instant, Victor s'imprégna de son souvenir.
— C'était une banale journée d'hiver. Je m'étais préparé si rapidement que j'avais pris une veste. Je pensais qu'il ferait un peu plus beau, comme la semaine avait été chaude. Il a plu des cordes. On avait deux heures de permanence. Alors j'ai voulu aller au CDI pour lire. Je venais en plus de m'engueuler avec Pauline... Bref, une sale journée. Comme le sort s'acharnait sur moi, je n'ai pas pu aller au CDI parce qu'il fermait ses portes. L'angoisse. Je ne suis pas du tout superstitieux mais je crois franchement que mon horoscope était mauvais. J'allais partir en salle de perm. Puis je l'ai vu. On a discuté un peu. Et je sais que c'est banal, mais il m'a proposé d'aller prendre un chocolat chaud à la machine à café et de venir avec lui.
La simple évocation de cette journée titillait ses papilles.
— Nous sommes allés à la maison des lycéens et il m'a proposé de s'asseoir avec lui et de me raconter ce qui n'allait pas. Il n'a pas bronché une seconde quand je lui ai raconté ma journée. Il m'écoutait vraiment. C'est ça qui m'a tout de suite plu chez lui, en plus de tout le reste. Il ne m'a pas seulement entendu, il m'a écouté. Puis il m'a dit qu'il fallait profiter de chaque instant et que ça ne servait à rien de se prendre la tête. Que quelqu'un m'attendrait toujours. J'étais loin de m'imaginer que ce serait lui. Quand nous sommes sortis, il pleuvait encore. Il m'a passé son écharpe et son manteau. J'ai protesté mais il n'a rien voulu savoir.
Victor but une autre gorgée de sa bouteille d'eau. Ce souvenir, en quelque sorte, l'épuisait et lui donnait de l'énergie en même temps. Le paradoxe de l'amour.
— Si tu ne le prends pas, je ne le porterai pas. Comme ça, on sera deux cons sous la pluie, récita Victor. Personne ne devrait se sentir seul.
Et il avait raison. Personne ne devrait se sentir seul.
— J'ai fini par accepter à condition qu'il prenne ma veste et garde son écharpe. On a traversé la cour sous la flotte. On a fini par arriver en cours, trempés, mais on n'était pas seuls. A la fin de la journée, il m'a souhaité une bonne soirée et de faire attention en rentrant. C'est là que j'ai compris. Dans son regard, j'ai senti quelque chose briller. Quelque chose qu'on rencontre trop rarement. De la sincérité.
Victor expira longuement et jeta un coup d'oeil à son camarade. Jamais quelqu'un n'avait été aussi attentif devant une de ses histoires. Arthur le regardait avec douceur et patience.
— C'était une très belle histoire, dit Arthur. Je comprends mieux pourquoi tu l'aimes autant.
— En vrai, on pourrait se dire que c'est une scène banale.
— Mais ce sont les scènes banales qui comptent parfois le plus.
— Ouais... Eh, t'as pas chaud, avec ta veste ?
— Hein ? Non, non... ça va.
— Il fait presque vingt degrés... T'es sûr ?
— Non, c'est bon ! C'est bon... répéta Arthur, plus doucement. Dis, ça te tente qu'on reprenne une petite partie ? Je dois bientôt rentrer et j'aimerais bien qu'on rejoue...
— Si tu veux ! Le ballon me fait de l'oeil depuis tout à l'heure.
— Allez, sourit le plus jeune.
Les deux garçons se levèrent, bien décidés à s'amuser encore un peu.
— Eh, Victor...
— Ouais ?
— Je suis content de passer cet après-midi avec toi.
La candeur de son grand cadet arracha un nouveau sourire à Victor qui lui tapota le dos avec gentillesse.
— Moi aussi, Arthur.
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