Mai - 7 (2).
Ne pouvant se fier qu'à son imagination, Yann la laissa courir. Il supposa tout un tas de surprises. De toute façon, songea-t-il avec amusement, après le château, les limites du possible avaient été balayées. Il pouvait s'attendre à tout... ou presque. Il n'était pas sûr que Victor puisse lui offrir une villa ou un yacht. Il n'avait pas autant d'argent, même s'il commençait à douter... Et si Victor lui avait caché qu'il était un gosse de millionnaire ou de milliardaire ? Connaissant le bougre, ce n'était même pas improbable. Mais il aurait pu au moins avoir la décence de l'emmener dans son jet privé au moins une fois !
Soudain, ils s'arrêtèrent. Victor pressait toujours sa main et le guidait avec une infinie douceur. Être aveugle ne l'aurait pas dérangé, pas avec lui. Ce garçon n'était pas qu'un lycéen dont il était tombé amoureux. C'était sa lumière. Il était l'encre qui nourrissait sa plume. Il savait qu'il ne le laisserait jamais tomber. Au sens propre comme au figuré. Combien de garçons auraient fui en apprenant qu'il allait bientôt mourir ? Combien d'entre eux n'auraient su l'épauler comme il le faisait si bien ?
Yann se doutait bien que Victor devait se sentir inutile devant ses faiblesses de plus en plus évidentes, qu'il devait paniquer en pensant seulement à ce qui l'attendait. Lui, étrangement, rangeait ses pensées au fond de sa tête. Ce n'était qu'un incessant bourdonnement, une idée bien constante, mais il ne montrait pas sa panique. Elle dormait bien au chaud, les ailes repliées, pareille à un dragon somnolent. Mais ses réveils, soubresauts plus terribles qu'un tremblement de terre, le terrifiaient.
— On est arrivé. Pauline va t'enlever ton bandeau. Tu es prêt ?
Yann acquiesça, silencieux. Il sentit les douces mains de la rousse se promener derrière sa tête, à la recherche du tissu. Elle s'activa rapidement, et il sentit le voile des ténèbres chuter. Alors, doucement, tel un nouveau-né, il laissa la lumière couler en lui. Il ouvrit prudemment les yeux. Le monde apparut, trouble, puis de plus en plus net.
A cause de sa myopie, il lui fallut plusieurs secondes pour bien se repérer. Valérie, à sa droite, lui tendit ses lunettes qu'il accepta avec gratitude. Ce qu'il vit lui coupa le souffle.
— J'espère que ça te plaira, dit Victor.
— Mais t'es pas sérieux... Jusqu'où iras-tu ?
— Jusqu'au bout du monde.
— C'est ringard, ça, Vic, commenta Pauline.
— C'est ringard, peut-être, mais je l'accepte avec plaisir, répondit Yann. Et dire que tu irais jusque là...
— Tu ne me sous-estimerais pas un peu, toi, par hasard ? s'indigna son copain, amusé en lui donnant un petit coup de coude dans les côtes.
— T'es juste dingue.
— Tu ne m'apprends rien.
Que sommes-nous capable d'accomplir par amour ? Qu'est-ce qui peut bien pousser un coeur innocent à remuer ciel et terre, à ébranler les montagnes et les océans pour un seul être ? Jusqu'où peut-on aller pour contenter ce sentiment toujours insatisfait ? Ces questions taraudaient depuis déjà bien longtemps ce pauvre Victor. Mais aujourd'hui, il se demandait surtout s'il avait pu aller plus loin. Il savait qu'il pouvait se targuer d'être très démonstratif quand il le voulait, mais était-ce suffisant ? Ou peut-être trop ?
Cette inquiétude furtive le traversa rapidement, mais il ne s'y abandonna pas pour autant. Tout simplement parce que ça n'était pas concevable. Est-ce seulement possible de trop aimer quand notre amour est sain ? Peut-on seulement blâmer les âmes démesurées qui veulent offrir le monde entier pour l'être aimé ?
Aujourd'hui, il n'avait pas vraiment l'impression qu'il s'était montré démesuré, mais il guettait un quelconque signe désapprobateur sur le visage de Yann. Si son porte monnaie tirait une tête cadavérique, le blond en revanche exultait littéralement. Son immense sourire béat n'avait pas quitté son visage. Quoi, n'avait-il jamais vu un hélicoptère de sa vie ?
Il avait longuement imaginé cet instant, ce qu'il dirait, comment Yann réagirait... La peur de décevoir son petit ami le terrifiait.
— Alors, ça te plaît ? Je me suis dit qu'un tour en hélico devrait te faire plaisir, comme ça tu verras ce que tes chéris à plumes voient...
— Ouais. Bien sûr que ça me plaît. Mais t'es dingue.
— Tu te répètes, papy. Allez, viens. Le pilote nous attend.
L'installation dura un moment qui s'éternisait pour les deux pauvres garçons. Étrangement, le plus calme des deux fut Yann. Victor, un peu trop agité, regardait dans tous les sens. Lorsqu'ils furent prêts, l'adolescent poussa un soupir. Enfin. Il avait laissé Yann s'asseoir du côté de la vitre. Il avait hâte qu'ils décollent.
A côté d'eux, Pauline et Valérie discutaient tranquillement. L'hélicoptère possédait quatre sièges, espacés deux par deux. Ainsi, ils pouvaient profiter quand même plutôt tranquillement de cette balade. Victor ferma les yeux un moment. Maintenant assis, toutes les questions qu'ils se posaient lui revenaient en plein visage. L'une d'entre elles devenait assez gênante. Quelles étaient les chances qu'ils s'écrasent ? Et s'ils rencontraient un autre hélicoptère ? Ou une nuée d'oiseaux ? Des oiseaux mangeurs d'hélicoptère ? Après tout, Hercule avait bien failli se faire bouffer par des oiseaux carnivores, alors pourquoi pas eux ?
Le contact d'une main contre sa cuisse le fit sursauter. Il se tourna vers Yann, qui lui tapotait doucement la jambe avec un petit sourire :
— C'est la première fois que tu quittes la terre ?
— Dit comme ça, j'ai l'impression qu'on se barre pour Mars, ricana Victor. Ouais, c'est la première fois.
— Ne t'en fais pas, ça va bien se passer.
— Quoi, tu as peur ? demanda Pauline.
— C'est vrai que tu as toujours eu le vertige, se rappela Valérie. Mais tu n'as pas à avoir peur, ce sont des professionnels.
— On ne va pas s'écraser. Au pire, ça fera une bonne histoire à raconter au lycée ! Puisque ces trous du... cherchent des histoires à tout prix...
Victor grinça des dents. Il rigolait souvent aux blagues et à l'insolence de Pauline. Mais là, il avait juste envie de s'enfuir. Il n'avait pas envie d'être le sujet des conversations de ce fichu lycée. Pas encore.
Il chassa rapidement ce souvenir douloureux et plongea son regard dans celui de Yann. L'infinie beauté de ses iris le rassurait. Au moins, s'ils venaient à s'écraser, l'océan émeraude qui le fixait les sauverait peut-être. Victor sourit. Il existait certains regards qui voulaient tout dire. De certains yeux, on pouvait avoir l'absolue certitude que rien n'était hors de leur portée.
— Décollage imminent, annonça le pilote.
L'hélicoptère trembla sous le réveil des moteurs. Les hélices vibrèrent et tournèrent de plus en plus rapidement. Le grognement de l'appareil devint assourdissant un court instant, puis l'appareil commença à s'éloigner tranquillement du sol. Victor chercha l'accoudoir du siège et s'y accrocha comme si sa vie en dépendait. Son coeur exécuta le même envol grisant dans sa poitrine.
Plus ils s'élevaient, plus la sérénité gagnait le coeur de Victor. Les premières secondes sont toujours les plus pénibles, songea-t-il en jetant un coup d'oeil aux autres passagers. Pauline souriait de toutes ses dents et semblait être aussi à l'aise qu'un poisson dans l'eau. Valérie, quant à elle, regardait le hublot d'un air calme, mais à regarder l'extrême pâleur de sa peau, elle n'en menait visiblement pas large non plus. Il enviait beaucoup sa capacité à se maîtriser. Est-ce ça, se conformer à ce qu'on attend de nous ? Se maîtriser, se contenir, taire ses émotions jusqu'à peut-être l'implosion ? Est-ce ça, le plus important ? Sauver les apparences en se niant soi-même ?
Victor chassa bien vite ces pensées parasites. Ce n'était ni le lieu ni le moment de réfléchir sur la nature humaine. Autant profiter de ce superbe panorama qu'il avait la chance d'observer. Yann, à côté de lui, restait désespérément muet dans une contemplation figée. Pendant un moment troublé, Victor fut tenté de ne regarder que ce profil qu'il avait déjà tant de fois admiré et ses cheveux blonds coupés courts et dans lesquels il aimait perdre sa main. Il était beau. Il était beau quand il écrivait, il était beau quand il refaisait le monde, il l'était encore plus dans le silence contemplatif.
Pourtant, un étrange sentiment lui dévorait les entrailles. Depuis que les hélices s'étaient mises en marche, lui s'était mis à l'arrêt. Ce n'était pas comme s'ils ne pouvaient plus communiquer, même avec le grondement assourdissant des hélices. Grâce à un casque du plus bel effet, ils pouvaient parfaitement communiquer entre eux. Il fallait croire que le grondement de ses pensées était sûrement plus bruyant encore que celui de l'hélicoptère.
Que ressentaient les oiseaux lorsqu'ils décollaient ? Que regardaient-ils ? Prêtaient-ils seulement un regard attentif à cet horizon couché sous leurs ailes orgueilleuses ? Saluer les nuages, caresser le vent, fendre les rayons de feu dardés sur la terre... Quel enfant n'a pas rêvé d'être un roi des cieux ? Quel esprit rêveur ne s'est pas égaré en dessinant dans son âme la vue fantasmée d'une étoile qui veille ? Qui n'a jamais tutoyé ces astres, gardiens de souvenirs, en se demandant si ces mêmes astres le regardaient dans les yeux ?
Et lui, dans quelques mois, sera-t-il la tête dans les nuages, imaginant la vision que Yann aurait ? Sera-t-il là, espérant qu'il veille sur lui ?
Il se mordit la lèvre. Ne pas y penser. Respirer. Garder la tête haute. Les larmes peuvent attendre. Seul le bonheur compte. Son bonheur. Leur bonheur. Alors, il laissa défiler la vue qui se tenait devant lui dans un silence douloureusement admiratif, comptant sur la magie de l'instant.
— C'était géant.
Oui, c'était géant. Comme le gouffre qui s'étendait devant eux. Tandis qu'ils rejoignaient la voiture, Victor étouffa un bâillement. La fatigue le gagnait. Quelle journée épuisante... Valérie ouvrit la voiture et commença à s'installer au volant. Victor, suivant le mouvement, allait s'asseoir. Mais il s'abstint.
— Tu ne viens pas ?
— Hein ? Si, j'arrive ! répondit Yann en accélérant le pas.
Victor acquiesça, un sourcil dubitatif levé. Yann s'était arrêté, un demi-sourire portant toute la nostalgie du monde sur son visage. Ses cheveux d'or dansaient avec le vent. Le reflet de ses lunettes empêchait le brun de voir ses yeux, mais pendant un instant, il jura voir l'éclat d'une larme y perler.
Un joyeux bazar accompagna le retour de la petite bande. Bavards, ils n'avaient eu de cesse de discuter de cette belle journée, de la beauté de leur ville, d'anecdotes sur l'enfance de Pauline — à son grand désarroi — et de Victor, lequel accepta avec un peu plus de joie de se livrer.
Yann apprit ainsi entre autres qu'ils avaient gagné un concours de costumes pour Halloween alors que Victor détestait cette fête en étant petit, qu'ils avaient déjà échangé un bisou le jour de l'anniversaire de la rousse ou qu'à l'âge de neuf ans, Victor avait peint les cheveux de Pauline d'un bleu criard et que cette dernière s'était vengée, si on pouvait appeler ça une vengeance, en peignant ceux du brun en un vert gazon.
— Et la seule excuse qu'ils ont trouvée, c'était quoi ? informa Valérie, des larmes de rire picorant ses yeux. Ils voulaient recréer le groupe des Power Rangers !
— Tu ris, maman, mais à l'époque tu tirais une autre tête...
— On a salement morflé ce jour-là, soupira Victor.
Les trois adolescents rirent volontiers de cette mésaventure. C'était le bon vieux temps, songea le principal concerné. Bien avant qu'ils ne connaissent les désagréables remous de l'adolescence. Seulement, Victor savait qu'il pouvait remercier aussi le destin de l'avoir placé sur la route de Yann.
Quand ils arrivèrent devant la maison de Victor, Yann s'étonna. Il lança à Victor un regard interrogateur auquel ce dernier répondit par un rire :
— Tu ne croyais tout de même pas qu'on n'allait pas arroser ça comme il se doit ?
— T'es toujours partant pour boire un verre, toi, hein ?
— Bien sûr ! s'exclama-t-il, l'air radieux.
— Vous voulez venir, Valérie ? proposa Yann.
— Ce serait avec plaisir, mon petit, déclina-t-elle poliment. Mais mon mari m'attend et... Oh, zut, je suis déjà en retard ! Bon, les enfants, je vais devoir vous laisser. Pas de bêtises ! Profitez bien de cette soirée les garçons. Et Lili, je viens te chercher à...
— Maman... râla sa fille. Je suis assez grande pour rentrer seule, surtout que je te rappelle que nous sommes presque voisins.
— Presque, souligna Valérie, ça ne veut pas dire que nous le sommes...
— T'inquiète. Je t'appellerai. File, papa t'attend. Passez une bonne soirée et amusez-vous !
— Ça marche. Les gars, faites attention à vous si vous fêtez ça... Enfin... Voilà.
Après une petite toux de circonstance qui ne laissait aucunement place au doute et qui fit rougir les amoureux jusqu'aux oreilles, Valérie partit. Les trois adolescents se retrouvèrent dans la rue. Ils montèrent jusqu'à l'appartement de Victor, qui, aujourd'hui, avait l'appartement pour lui tout seul.
— Tu viens, Yann ? lança Victor.
Immobile, Yann regardait ses amis sur le pas de la porte. Victor fronça les sourcils. Il se trouvait, non plus face à un jeune homme de dix-huit ans maintenant, mais face à un enfant à la lèvre tremblante et qui reniflait. Un enfant au bord de l'explosion. Victor le rejoignit en deux enjambées. Ce pas vers lui fut la goutte de trop, celle qui fissura le vase et le réduisit en miettes.
— Qu'est-ce qu'il y a, ça ne va pas ? demanda Pauline en s'approchant à son tour
— Non, c'est que...
De gros sanglots gutturaux ponctuèrent cette réponse inachevée. Victor le prit instantanément dans ses bras.
— Trop d'émotions, articula-t-il piteusement. C'est le... le plus beau des...
— Chut, lui glissa Victor, ça va aller. Respire. Reprends ton souffle...
Un flot de paroles réconfortantes accompagna ses douces caresses dans le dos de son copain. Il n'imaginait pas faire ça aujourd'hui, et pourtant, il n'était pas si étonné. Il se doutait que Yann avait accumulé beaucoup d'émotions en une seule journée. Surtout pour une journée si particulière.
— Juste... Merci d'être là pour moi... Je déteste mes anniversaires... Depuis... Depuis que j'ai appris... et, et... C'est trop dur putain...
— Je sais... Je sais, mais on est là. On est là, d'accord ?
— On t'abandonnera pas, vieux, dit Pauline. Jamais. Tu serais trop perdu sans nous. Et Victor aussi.
— Merci... Pourtant j'ai vraiment pas été sympa... des fois...
— Qu'est-ce que tu racontes ? N'importe quoi.
— Si, si... Je m'en veux... Je suis vraiment nul parfois... murmura-t-il, dévasté.
— Non, t'es pas nul. Ne pense pas ça. T'es extraordinaire.
— Désolé... Vous êtes vraiment les meilleurs... C'est si frustrant... de savoir que je vous ai connus si tard...
— Le principal, c'est que nos chemins se sont croisés. C'est ça, le plus important.
Victor soupira. Il avait lu quelque part que, savoir quand il s'agissait de la dernière fois qu'on vivait un instant rendrait ce moment plus intense. Ce n'était pas tout à fait vrai. Il le rendait parfois juste plus difficile.
Il fallut bien cinq longues minutes pour que Yann retrouve son calme. Maintenant à l'intérieur de l'appartement, le câlin général s'était poursuivi. Les larmes du blond taries, les trois adolescents allaient pouvoir entamer le crépuscule de cette journée si intense.
Et tandis qu'ils se préparaient à trinquer, on sonna à la porte. Victor ouvrit cette dernière et sourit, avant de laisser passer les trois invités. On ne pouvait pas franchement dire qu'il était particulièrement ravi de les voir débarquer, mais si ça faisait plaisir à Yann... Ce dernier leva la tête, franchement surpris que Mathéo, Doriane et Angelo soient présents.
— Les gars.... Doriane...
— Vous ne pensiez tout de même pas qu'on allait passer à côté de l'anniversaire de notre meilleur ami ? s'exclama cette dernière. Allez, que la fête commence !
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