Juin - 10 (2).
Le destin, joueur, brisa le silence à peine installé. Les téléphones des deux garçons s'agitèrent dans leur poche. Victor saisit le sien :
— C'est notre histoire, l'informa-t-il. Plein de gens commentent le dernier chapitre et votent... C'est dingue ! Regarde !
L'air béat, le brun colla son portable sous les yeux de Yann. Ce dernier, curieux, parcourut la foule de messages ; un véritable carnaval d'encouragements défilait sous leurs yeux ébahis.
— La vache ! On a du succès, ricana Victor.
— Bah oui.
La réponse de Yann sonnait comme une évidence. Et, à bien y réfléchir, peut-être qu'il n'avait pas tort... La littérature apportait un millier de choses à ceux qui savaient l'apprécier à sa juste valeur.
— Tu penses que notre histoire deviendra un classique ? demanda Victor.
— Ce serait amusant... Savoir que dans des dizaines d'années, d'autres amoureux des mots nous liront... Peut-être qu'on les inspirera... Tout est possible...
— Peut-être même qu'on finira comme Roméo et Juliette.
— Surtout pas !
Cette exclamation gutturale glaça Victor. Il fronça les sourcils.
— Je t'interdis de mourir pour moi.
— Yann...
— S'il te plaît, promets-le moi. Promets-moi que tu ne mourras pas pour moi.
— C'est un peu tard... J'aurais pu mourir pour toi depuis le premier jour. Je me demandais d'ailleurs quand j'allais devoir me sacrifier comme un héros.
— T'es con. Je suis sérieux. Si tu te sens mal, écris. Tu as du talent. Les gens t'aideront. Ne t'enferme pas. Je te l'ai déjà dit... Ne déteste pas ce que tu verras quand je ne serai pas avec toi. Imagine ce que je dirais. Imagine-moi, simplement.
Victor déglutit. Il était difficile d'imaginer l'être aimé dans un monde sans lui, mais ne pas le rêver était impossible. Il le savait. Son coeur se referma à cette simple vérité. Les lèvres tremblantes, il se tut, serrant ses mots dans sa gorge.
— Dis, questionna soudainement Yann, tu as toujours la liste ?
Surpris par la question, le lycéen cligna plusieurs fois des yeux :
— Ouais. Pourquoi ?
— Tu peux me la donner ?
Victor s'exécuta et sortit de la poche de sa veste la précieuse feuille. Il la tendit à son petit ami. Il la parcourut des yeux, marmonnant quelques mots incompréhensibles, tel un acteur relisant le scénario de son film.
— Tu as un stylo ?
— Euh... Ouais...
— C'est bien, tu penses à tout. On dirait que t'avais tout prévu...
Une quinte de toux ponctua sa phrase. Depuis quelques temps déjà, bon nombre de ses phrases se terminaient dans une toux grasse, prenante. Victor se hâta de prendre le crayon qu'il portait toujours sur lui.
— Non, ce n'est pas que je prévois tout, c'est juste que... Je me disais que ça pouvait être utile.
Le blond se contenta de lui sourire en s'emparant de l'objet. Il se pencha sur la feuille un instant. Une pleine concentration ridait son visage. La mine contre la page, une lutte totale semblait se jouer. Ce n'était plus un adolescent malade qui se trouvait à ses côtés, mais un guerrier prêt à tout ; un homme de lettres, un poète aux accents maudits, qui portait mieux la plume qu'un chevalier ne porterait l'épée. Ses doigts s'agitèrent et noircirent le papier. Victor, curieux, se rapprocha ; il n'eut pas le temps de voir ce que Yann écrivait. Il haussa un sourcil indigné :
— Bah, tu ne me montres pas ?
— Attends, j'ai pas fini... Si tu me stresses, je vais mal écrire...
L'air bougon, Victor patienta. Quelques coups d'oeil en coin lui montraient une écriture fine, des lettres appliquées, aux courbes charmeuses. Lorsque Yann termina sa phrase, il tendit la feuille à Victor.
— Mais c'est...
— Ouais.
Victor dut lire plusieurs fois la phrase pour l'intégrer. Il sourit de toutes ses dents en se tournant vers le blond :
— Tu veux vraiment écrire un dernier truc avec moi ?
— Ouais.
— D'accord. On fait ça en rentrant ?
Yann acquiesça, mais il ne fit aucun geste pour bouger. Victor savait qu'il voulait profiter encore un peu de leur sortie.
— Je me demandais, tu aurais aimé qu'on les appelle comment ?
— Qui ?
Pour toute réponse, le jeune écrivain pointa du doigt devant lui. Au bout de sa fine main jouaient deux enfants, dans un concert de rires et de pas endiablés. Toute l'énergie de l'insouciance dansait devant eux. Yann, attendri par ce spectacle, étirait ses lèvres en un sourire dans lequel bourgeonnaient les espoirs d'un futur rayonnant.
— Nos gosses.
— Je n'y avais jamais réfléchi. Et toi ?
— Moi, j'ai réfléchi à un tas de noms. Des plus anciens aux plus originaux, des plus exotiques aux plus classiques... Je ne saurais pas en choisir un définitivement.
— C'est ça quand on a trop d'imagination, ricana Victor.
— C'est ça quand on a trop d'imagination et pas assez de temps...
Plus affutés qu'un coup de poignard, les mots de Yann percèrent le coeur de Victor. Il dut se faire violence pour passer outre cette réalité.
— Je regrette qu'on ne puisse pas avoir cette belle vie bien rangée, continua-t-il. Le pavillon, les gosses, toi...
— Arrête, si ça se trouve, on ne se supporterait plus au bout de quelques années, t'en aurais marre de mon sale caractère. Et puis je ne nous aurais pas vus avec une vie bien tranquille. Avec ton talent, on serait en train de courir le monde pour échapper aux fans qui voudraient ton autographe.
— N'importe quoi...
— C'est pas si délirant que ça en a l'air, remarqua Victor. Tu es de ceux qui peuvent faire tomber le monde à leurs pieds sans forcer, tu illumines les autres rien qu'en étant là. Mais toi, tu t'en fous, visiblement. Je vais pas te mentir, ça me fout la rage, parfois.
— T'es jaloux ?
— Un peu... marmonna Victor. Mais c'est probablement ce qui te rend extraordinaire.
— Je te l'ai déjà dit... J'ai conscience de ça. Que ce soit au lycée ou ailleurs, je sais que c'est une chance... J'essaie de la saisir comme je peux, mais...
La gorge irritée, il s'arrêta en pleine phrase. Il lui fallut plusieurs secondes difficiles, douloureuses, interminables, pour reprendre ce qu'il disait :
— Ce n'est pas le plus important pour moi... Le plus important, pour moi, c'est de vivre pleinement. Je vais louper plein de choses, mais grâce à toi... J'ai réussi à vivre. C'est toi qui m'as permis de vivre.
— Yann, je...
— J'ai beaucoup de regrets, continua Yann. Je sais que je ne vais pas voir tous mes rêves s'accomplir, mais j'en ai vu au moins un grâce à toi. Je sais ce que c'est, d'aimer quelqu'un.
— Tout ça, c'est toi qui as eu la force de l'accomplir, soupira Victor. Je ne suis qu'un lâche. L'écriture nous a beaucoup aidés, je n'y suis pas pour grand-chose...
— Non. Tu aurais pu fuir. Tu ne l'as pas fait. Tu es resté avec moi. Jusqu'au bout. Sans jamais m'abandonner.
— Je... Je t'ai lâché plusieurs fois, quand on s'est engueulé...
— Tu m'as permis de prendre conscience de certaines choses. Ne regrette rien, même pas nos disputes. Sans toi, j'aurais déjà abandonné.
Le terrible orage qui tempêtait dans le lagon de son regard ne mentait pas. Combien de fois aurait-il baissé les bras s'il n'avait pas été à ses côtés ? Victor prit conscience de ces mots. Quelques larmes brouillèrent l'image de Yann, vite cueillies par ce dernier.
— Ne pleure pas... Je déteste te voir pleurer... Puis... Tu m'as sauvé, tu le sais ?
Yann passa sa main dans les cheveux corbeau de Victor. Ce dernier dodelinait de la tête pour approuver les paroles de son petit ami.
— Tu m'as sauvé, répéta Yann. C'est tout ce qui compte.
— Je t'ai sauvé... Mais au final... Tu vas partir quand même... Je ne veux pas que tu partes...
— Je suis là. Encore. Je serai toujours là, dans ton coeur.
— Mais ça me suffit pas, moi...
Conscient que les mots ne suffisaient pas, Yann se rapprocha davantage de son petit ami et le serra un peu plus contre lui. Victor s'agrippa à son bras, seule bouée de sauvetage qu'il lui restait. Noyé dans son chagrin, il resta longuement prostré ainsi. Sans même pleurer. Ses larmes bloquées au fond de sa gorge, il ne pouvait que s'enivrer du parfum de Yann.
— Je sais... Je sais...
Victor se blottit un peu plus dans contre l'épaule de Yann. Il n'arrivait même pas à sangloter ; il ne voulait pas. Il restait juste là, assis, la tête contre celui qui avait incarné son roc pendant tant d'années. Il inspira, cherchant au fond de ses entrailles le souffle qu'il lui manquait. Un souffle qui ne venait pas.
La prise du blond se resserra. Victor ferma les yeux, profitant de l'étreinte. Il se ratatina un peu plus sur lui-même quand Yann continua de passer ses mains dans ses cheveux. Il aimait tellement quand il perdait sa main contre son crâne. Il ne le touchait jamais qu'avec un amour incommensurable, un amour qui ne connaissait aucune limite. Au creux de ses bras, il le savait : jamais aucun endroit dans ce monde ne serait plus confortable. Il répéta cette pensée, s'imprégna de cette sensation jusqu'à en être repu — si toutefois c'était possible de l'être.
Il se leva et expira avec lenteur toutes les ondes négatives qui le torturaient. Il baissa les yeux vers Yann, toujours assis sur son fauteuil. Il le regardait, un grand sourire solaire sur le visage.
Il avait toujours été comme ça ; l'air rayonnant, solaire. Il portait dans ses yeux la conviction des titans, les affres des rêves. Toute la poésie du monde pendant à ses lèvres. Il était son espoir, son amour, sa Muse ; celui qui lui inspirait ses plus belles tirades, celui qui enfantait en son coeur le désir de se lever chaque matin ; il levait le soleil pour lui, et réveillait la lune ; il liait les constellations à la seule force de sa plume. Pour lui, le monde n'était qu'un vaste terrain de jeu pour ses mots.
C'était peut-être pour ça, et pour mille autres raisons encore, qu'il l'aimait davantage chaque fois que ses yeux se posaient sur lui.
— C'est incroyable qu'on en soit arrivés là. Tout le chemin qu'on a parcouru...
— Oui, acquiesça Victor. Je n'en reviens toujours pas. Quand tu es venu me voir...
— Ouais. C'était dingue.
— Et après, tu...
— Je sais, l'interrompit le blond. Je n'ai pas toujours été très gentil...
Victor secoua la tête. La tendance que Yann avait à lui couper la parole pouvait parfois se montrer très pénible, mais il ne lui en voulait pas.
— Non, je parlais de cette fois où tu m'as proposé d'écrire avec toi, mais puisque tu abordes le sujet... Ce n'est pas que tu n'étais pas gentil, tu sais. Je te trouvais juste pas... très impliqué.
— Désolé. Je sais. J'ai eu peur.
— De moi ? ricana Victor.
— Non, bien sûr que non... J'ai eu peur d'aimer.
— Tu veux dire, à cause de ta maladie ?
— Je te mentirais si je te disais que c'est faux. Ce qui m'effrayait le plus, c'était ma capacité à aimer.
Victor haussa les sourcils. Où était le problème ?
— Je ne suis pas habitué à ça... Je veux dire... Je connais l'amour. C'est un sentiment que je connais bien et beaucoup disent même que je l'écris mieux que ceux qui ont déjà vécu de grandes histoires. La vérité, c'est que j'avais peur de l'immensité de mon amour pour toi.
Il poussa un long soupir guttural.
— L'amour peut faire mal. C'est même souvent le cas. J'étais juste terrifié à l'idée que notre amour puisse te blesser. On dit que l'amour donne des ailes. J'ai juste eu peur de te voir te brûler si je t'emmenais jusqu'au soleil. Je sais que c'est difficile à imaginer, mais j'ai flippé. Alors, j'ai adopté la seule attitude que je connaissais. Le détachement. Rester dans ma bulle pour tremper peu à peu mes pieds dans ce grand bain. Histoire de ne pas emporter toute la force de mon amour d'un coup.
— Pour toi, j'aurais pu tout supporter...
— Je sais. Mais ce n'est pas une question de supporter. L'amour avec une majuscule, ça ne se supporte pas. C'est l'amour qui nous supporte et c'est bien là tout le problème. S'il monte trop haut, on peut perdre le sens des réalités. Un coup de vent et tout peut s'écrouler. La vue est peut-être plus belle mais la chute n'en est que plus violente.
Victor dévisagea Yann. Il avait bien conscience de ces mots ; la réalité s'abattait sur ses épaules, terrible chape de plomb. Il le savait, il le sentait, il était autant ses ailes que sa chute.
Tel était le poids de l'amour : la promesse d'une vue idyllique tandis qu'on ne peut rien faire pour échapper à la chute. Profiter de ce courant d'air avant de retourner à la terre.
— Et maintenant ?
— Il faut croire que le temps s'habitue à la démesure.
— Tu crois qu'on s'y est habitué, nous aussi ?
— Je ne sais pas. Est-ce qu'on peut vraiment s'y habituer ?
— S'habituer à l'amour ? Je ne crois pas. Ce serait bizarre, tu ne trouves pas ? C'est quand même un de nos principaux moteurs. Être aimé, aimer, vivre les grandeurs de l'amour, essayer de mettre des mots sur la petite lumière qui sommeille en nous quand on regarde les gens auxquels on tient... Est-ce qu'on peut vraiment s'y habituer ? Aimer, c'est tout un art. Il y aura toujours quelque chose pour nous surprendre. L'art est infini. L'amour aussi.
Victor ponctua sa petite tirade d'un hochement de tête. Il fronça les sourcils. A côté, Yann riait.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?
— Désolé, désolé... C'est juste que tu peux être tellement... incroyable. Tu te rends compte qu'on philosophe sur un truc dont tout le monde se fout, en fin de compte ?
— Eh ! Moi, je ne m'en fous pas.
— Moi non plus, mais... C'est quelque chose qu'on vit, pas quelque chose dont on devrait parler.
— On a peut-être besoin d'en parler pour éviter de se laisser bercer.
— Peut-être, je pourrais pas te le dire...
Victor passa une main sur sa légère barbe. Se laisser bercer par les courants de la vie, c'était une tentation à laquelle il était difficile de résister. Une tentation à laquelle on ne pouvait pas résister bien longtemps. Pourtant, ils avaient résisté aux berceuses de l'existence. Les mots les avaient portés. Il savait pourquoi.
Seule la poésie savait défier les facéties de l'univers.
Se raccrocher à sa plume comme à une rame, donner des coups pour fendre les remous de l'existence ; la poésie offrait cette barque sur un plateau lunaire. C'était ce qui les avait sauvés. Il s'en rendait compte ; la poésie les avait secourus des vicissitudes du temps qui s'écoule. Un peu de poésie, ça sauvait parfois le monde.
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