Avril - 6.
Accoudé à sa table, Victor porta son verre de limonade à ses lèvres rêveuses. Il laissa le liquide sucré descendre dans sa gorge, heureux de ce moment de répit. Mais il constata avec une certaine amertume que tout le sucre du monde n'égalait pas la douceur des lèvres de Yann. L'adolescent soupira en reposant son verre. L'image de cette pièce lui restait encore en mémoire ; celle qui avait accueilli une autre de leurs promesses. Celle de porter leurs rêves.
Il avait bien conscience que ce mot portait toute leur histoire. Les rêves sont les Atlas de notre existence. Et Victor n'avait jamais compris comment on pouvait se plaire à rester en dehors de ce monde inavouable pour tellement de gens. Sans son fantasme, aurait-il survécu ?
Il porta les yeux sur son téléphone et son visage s'éclaira devant ce qu'il lut. Depuis quelques temps, Yann lui envoyait régulièrement un message. Et chaque fois qu'il le faisait, Victor constatait que son petit ami rivalisait d'ingéniosité pour lui offrir les étoiles et le comparer à quelque chose de merveilleux. Le jeune écrivain ne se montrait jamais avare en compliment et adorait se servir de Victor comme source d'inspiration.
Et ça, Victor le savait très bien. Il plaça son téléphone face à lui et offrit son plus beau sourire au flash de son appareil. Satisfait, l'adolescent reprit une autre photo, puis encore une autre.
— Alors comme ça, on se met aux selfies ? Je croyais que c'était une pratique pour les débiles en recherche de reconnaissance ?
Victor décolla les yeux de son portable pour tomber sur les prunelles éclatantes de Pauline qui s'assit à ses côtés.
— On profite de l'absence de sa meilleure pour batifoler ? continua-t-elle avec un petit sourire.
— Chut ! Pas si fort, Lili !
— Oh, ça va ! Personne n'entend que tu flirtes...
— Pauline... S'il te plaît...
Victor observa les environs pour s'assurer qu'on n'écoutait pas leur conversation. Il croisa le regard d'un jeune adolescent à peine plus âgé que lui, se cachant derrière un livre. Par un malheureux hasard, le voisin de table de Victor avait les mêmes yeux que le blond ; des yeux d'un vert menthe pétillant. Le petit ami de Yann prit automatiquement la couleur des cerisiers avant de lancer une oeillade agacée à son amie.
— Oups ?
— C'est ça, fais l'innocente.
— Non mais...
— Il nous regarde encore ?
— Non. Tu sais, il s'en fout. Tu veux que j'aille lui demander son numéro pour toi ?
— Pauline !
La simple idée d'obtenir le numéro de ce garçon agaça Victor. Il trahirait la confiance de Yann, même s'il était peu probable que ce dernier soit jaloux. Yann s'en fichait pas mal ; il savait très bien qu'il était le seul centre d'intérêt de l'amour de l'autre adolescent. Il ne se sentirait pas en danger pour si peu. Mais Victor s'interdisait malgré tout cette idée saugrenue.
— Désolée, ricana la lycéenne. Je sais bien que tu ne voudrais pas.
— Alors pourquoi... ?
— Parce que c'est amusant, de te voir avec cette petite moue. Trop mignon.
— C'est ça, siffla Victor. Fous-toi de moi.
— Tu veux vraiment qu'on reparte là-dessus ?
— Là-dessus ? s'interrogea Victor.
— Sur les "fous", laissa-t-elle glisser avec un petit sourire entendu.
Victor, amusé, reprit une gorgée de sa limonade. Cet épisode n'avait jamais vraiment quitté leur mémoire et ils en discutaient parfois.
— Peut-être une autre fois...
— Quand tu veux, mon pote. Tu pourras même demander à ton petit copain de te prêter main forte. Plus on est de fous, plus on rit !
— Tu ne feras pas le poids face à notre superbe alliance.
— D'ailleurs, ça va mieux ? Vous avez pu discuter ?
— Pas encore, malheureusement. Je sens que c'est compliqué pour lui. J'ai... J'ai presque un mauvais pressentiment.
— Il faudra bien que tu prennes le temps de lui parler...
Pauline n'ajouta rien, sentant dans le regard de Victor que ce sujet était compliqué.
— Vous formez le plus beau couple de ce lycée, tu sais ?
Victor laissa planer l'ombre d'un sourire sur son visage.
— Ah ouais ?
— Oh, je t'en prie, ne joue pas le gars surpris. Ouais. Sans déconner... Vous êtes extraordinaires. Mais bon, vous le savez, n'est-ce pas ?
— Peut-être, ça se pourrait bien, dit-il avant de grimacer sous le coup de coude asséné par son amie.
— Prétentieux.
— Il faut bien être fier de ce qu'on est.
— Bien parlé. Et on emmerde les cons qui pensent qu'il faut rester dans les clous. On est vraiment dans un monde de tocards, regretta Pauline.
L'adolescente laissa tomber lourdement sa main contre la table, l'air fataliste. Victor prit son verre, déjà diminué de moitié, et but une nouvelle gorgée.
— C'est surtout Yann qui est extraordinaire, finit-il par déclarer. J'ai eu la chance de rencontrer pas mal de gens. Mais aucun n'a jamais su me toucher autant que lui. Je veux dire... Il est trop cool.
— Toi...
Victor leva une main impériale qui arrêta le discours de son amie.
— Attends, je sais ce que tu vas me dire. Ton baratin sur le fait que je sois cool aussi, peut-être plus que lui et tout. Mais soyons honnêtes. Je suis gentil, mais je n'ai ni son aura ni son charisme. Il y a des gens qui ont cette force-là. Tu sais, ils ont ce truc de te faire imaginer l'impossible, de t'autoriser à briller un peu plus, de t'imaginer être meilleur, de te redonner de l'énergie et de relancer la machine alors que tu es persuadé qu'elle est en panne. Ils te redonnent de l'énergie seulement en pensant à eux, juste parce qu'ils sont là. Il n'existe pas beaucoup de gens comme ça. Mais ceux-là, ceux qui te permettent de te projeter dans l'avenir parfois sans même un mot, de te pousser à être une meilleure personne, juste parce qu'ils existent, ce sont les meilleures rencontres que tu peux faire.
Un petit sourire orna le visage de Pauline, alors qu'elle regardait danser la flamme de la passion dans les yeux noisette de Victor.
— T'es sacrément amoureux, hein ?
— Tu ne peux pas savoir à quel point. Pour moi, Yann est même au-delà de cette catégorie de personnes...
— Je ne pourrais pas te contredire. C'est vrai qu'il a une sacrée force, quand même.
— A qui le dis-tu ?
Ils ponctuèrent cette question d'un petit rire aussi léger que le vol d'une hirondelle.
— La dernière fois, raconta l'adolescent, on s'est pris la tête pour une histoire de couleur pour une carte en géographie. On dirait un vieux couple.
Un soupir franchit ses lèvres à l'appel de ce souvenir.
— Je ne peux pas lui résister bien longtemps, précisa-t-il. Je crois que personne ne le peut.
— Hmm, fit Pauline tout en regardant son portable. J'imagine.
— Ah, au fait, t'as des nouvelles de... ah, comment elle s'appelle... Marine ? Non ?
— Marina, tu veux dire ?
— C'était pas Marine ? s'étonna Victor. Mon dieu !
— Oui ? répondit Pauline. Enfin moi, je suis une déesse...
Victor siffla, exaspéré par la plaisanterie de son amie.
— Et c'est moi que tu traites de prétentieux, hein ? Non mais sérieux... Je l'ai appelée Marine, l'autre jour. Merde. Je devais sacrément être torché.
— T'es con, ricana Pauline. Tu ne peux pas retenir un prénom ?
— Eh ! Remarque, elle n'était pas dans un meilleur état, elle ne m'a pas repris.
— Ah, non, ça, c'est juste qu'elle désespère tellement de reprendre les gens qu'elle a abandonné l'idée de le faire. Mais oui, j'ai des nouvelles sinon. Pourquoi ? T'en as marre de Yann ?
— T'es conne, soupira Victor.
— Je sais.
Victor se laissa aller contre sa chaise, portant le regard un peu plus loin. Il détailla les lieux d'un air rêveur, parcourant des yeux les murs remplis de cadres pleins de souvenirs et de tableaux plus ou moins agréables à regarder.
— Vous vous parlez souvent ? demanda-t-il.
— Ouais. Nous sommes de bonnes amies maintenant. Je ne dis pas qu'elle sera témoin à mon mariage mais quand même, on s'entend bien.
— C'est cool. Je l'aime bien, Marina.
— Tu sais qu'elle vous adore, Yann et toi ?
— Elle aime le yaoi surtout, ouais.
— T'es vraiment crétin. Elle m'a dit que vous étiez vraiment gentils. Et que malgré vos petits défauts, elle vous adore. Tu sais ce qu'elle m'a dit ? Ta gueule, c'est rhétorique, évidemment que tu ne le sais pas. Je reprends, donc : tu sais ce qu'elle m'a dit ? Elle m'a dit que vous étiez beaux. Pas au sens du physique, ne t'enflamme pas trop, tu ressembles à un crapaud qui attend son gros bisou baveux. Non mais en vrai, Vic, vous êtes beaux. Vraiment.
— Surtout Yann, hein ?
— Non, pas que Yann. Toi aussi. Elle vous aime bien. Et moi, je vous aime tout court.
— Tout court ? Quoi, tu nous aimes parce que nous sommes petits ?
— Ta gueule et finis ton verre.
Mais Victor ne bougea pas. Pauline leva un sourcil interrogateur.
— Dis, est-ce que tu sais ce que tu vas faire, plus tard ? T'as déjà réfléchi à... ce qu'il y aura après ?
— Après le lycée, ou encore... plus tard ?
— Les deux.
Pauline se gratta le menton un instant, l'air de réfléchir. Ce n'était pas une question facile, ni pour l'un, ni pour l'autre.
— Bah, tu sais... J'ai une petite idée. Je pense qu'on va aller à la fac, on va avoir notre diplôme et on trouvera un petit job sympa. Peut-être dans une plus grande ville que celle-là, ou peut-être dans une plus petite. J'ai toujours été attirée par les villages, un peu moins peuplés.
— Tu t'es décidée sur la filière que tu vas choisir ?
— Ouais. Tu sais, je te l'ai dit, j'ai postulé pour une licence en géographie.
— Ah, c'est vrai. Et tu ne veux plus aller en lettres ?
— Bah, c'est aussi une filière qui m'intéresse... Mais ça fait un peu cliché, tu ne trouves pas ? rit-elle. Des littéraires qui vont en licence de lettres. Plus cliché, tu meurs.
— C'est sûr, c'est moins classe qu'un type aimant les sciences et les maths en étant gosse qui finit en lettres après avoir fait un bac ES, hein.
— C'est clair !
Les deux amis échangèrent une oeillade complice.
— Enfin bref, se détendit Pauline. J'hésite encore un peu. Voilà... Pourquoi est-ce que tu me poses cette question ? Oh, attends. Toi, t'as quelque chose à me dire. Comment le sais-je ? Oui, je fais l'inversion sujet verbe, ta gueule, laisse-moi finir. Comment, donc ? T'es aussi expressif qu'un oisillon qui cherche sa mère et y a autant de failles dans ton visage qu'il y a de trous dans un gruyère. Bref, qu'est-ce qu'il y a, Vic ? Tu vas m'annoncer que tu te barres aux Etats-Unis, dans une grande université ? Que tu vas élever des loutres sur un autre continent ? Oh... Oh mon dieu. Tu ne veux pas devenir un acteur porno, hein ?
— Non mais t'es complètement baisée... Euh... T'es complètement malade ! Tu vois, tu m'embrouilles ! Non mais sérieux ! exulta Victor, au bord de l'explosion.
— Bah quoi ? C'est une hypothèse comme une autre, oh... Tu n'es pas joueur, mon coco.
— Pas avec ça, non ! Je te jure...
— T'inquiète donc pas, personne ne m'a entendu. Sauf peut-être le beau gosse, là, derrière son bouquin, vu son petit sourire.
Victor se retourna pour observer le client du même âge que lui, caché derrière son livre. Il ne voyait pas ses yeux, mais il n'avait pas de doute quant à la position de l'objet qu'il tenait entre ses mains, cachant son visage. Il lança un regard noir à Pauline.
— T'es vraiment chiante.
Elle ne commenta pas la remarque du jeune homme, se contentant d'un petit sourire narquois.
— Bon, et tu vas finir par me dire ce qui te tracasse ? T'as peur de ne pas pouvoir assurer pendant tout le tournage, c'est ça ?
— Lili, t'es casse-couilles... gronda Victor.
— Désolée. Vas-y, je t'écoute.
Comme pour appuyer ce qu'elle venait juste de dire, Pauline se redressa.
— J'ai déjà eu cette conversation avec Yann, en fait.
— Ah bon ?
— Ouais... Et il ne veut pas m'en parler. Disons qu'il ne veut pas me dire précisément ce qu'il veut faire. On dirait qu'il s'en fout.
— Et tu t'inquiètes.
— Oui. Bien sûr que je m'inquiète. Est-ce que tu réagirais différemment, si c'était moi qui te disais un truc pareil ?
— Oui.
— Quoi ?
— Je t'éclate ta tronche d'ange si tu me sors une connerie pareille.
— T'as dit que j'étais un ange ?
— Ferme-la...
— Ah, tu détournes les yeux, ça veut dire que tu sais que j'ai raison ! Ah ah !
— Tu m'énerves, tu m'énerves, tu m'énerves ! Bon... Sérieusement. Je pense que c'est normal. Pour les deux. Laisse-moi m'expliquer. Si j'ai bien compris quelque chose, c'est que parfois, le futur peut être une charge. On vit dans une société qui nous impose des choix très tôt. On peut vite se retrouver submergé. Se sentir même en danger face à cette décision qu'on nous impose. Et parfois, on n'a juste pas envie d'y réfléchir. Pas parce que ça ne nous intéresse pas, mais parce que le présent nous semble plus important. Et parfois, à l'inverse, il arrive que certaines personnes mettent tellement d'énergie dans le présent qu'ils en oublient le futur. Ce n'est peut-être pas le meilleur choix que l'on puisse faire, mais je pense que personne ne peut leur en vouloir de faire ce choix.
Théâtrale, l'adolescente marqua une pause et en profita pour remettre une mèche derrière son oreille.
— Mais je comprends complètement ton inquiétude. C'est normal de vouloir le meilleur pour ceux qu'on aime.
— Et comment on fait, si la personne qu'on aime ne sait même pas ce qu'elle veut ?
— Alors on reste à l'aider à comprendre son souhait.
Victor médita un long moment ces paroles. Pauline n'avait pas tort. Ils avaient failli se disputer parce qu'il n'arrivait pas à comprendre que Yann puisse se moquer de son futur, lui qui était brillant et populaire. Maintenant, il s'en doutait, il percevait l'ombre du problème : il n'avait pas voulu comprendre.
Un grand sourire s'étala sur le visage du brun, plus solaire que jamais.
— Merci, Lili.
— Je t'en prie.
Portant un regard sur sa montre, elle écarquilla les yeux.
— Déjà seize heures trente ? s'exclama-t-elle, abasourdie. Le temps passe beaucoup trop vite.
— Normal, quand on est en si charmante compagnie !
— Victor, t'es désespérant. Et arrête de sourire bêtement. J'ai une verrue sur le bout du nez ?
— Je me disais juste que j'étais heureux de vous avoir tous les deux.
— Moi aussi.
Sentant le silence peser sur eux, les adolescents se levèrent, enfilèrent leur manteau et sortirent du café, non sans avoir jeté un oeil au jeune adolescent qui lisait, quelques tables plus loin. L'après-midi avait défilé à une vitesse incroyable, et leurs obligations les rappelaient malheureusement à l'ordre. Victor soupira en sentant le vent frais s'engouffrer entre les pans de sa veste noire ouverte. Le temps passe beaucoup trop vite en présence des gens qu'on aime.
— Bon, tête de pioche, je vais te laisser, mes parents m'ont demandé de rentrer un peu plus tôt pour les aider.
— Ah bon ? s'étonna Victor.
— Bah oui ! Y a la mère Florence qui vient dîner ce soir, à la maison.
— Ta voisine lunatique ? Sérieux ? Et ça va aller ?
— Ouais, ricana Pauline. Au pire, je partirai dans ma chambre. Et au pire du pire, je lui mets une balayette.
— Pas sûr que ce soit la meilleure solution, rit Victor.
— Mais elle l'aura cherché.
— Eh, au pire du pire des pires scénarios, tu m'appelles.
— Ah non !
Victor haussa un sourcil, alors que Pauline pointait son ami d'un doigt menaçant.
— Toi, tu vas être occupé ce soir.
— Mais je suis libre ce soir, et...
— Je connais un certain blond qui va remplir ton agenda. Ce soir, tu es pris et c'est non négociable ! Pigé ?
Le brun remit sa veste correctement. Il hocha la tête, amusé.
— Pigé.
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