Avril - 10.
Le trajet entre le cimetière et la maison de Yann se déroula dans un silence de mort. Les deux garçons rentrèrent, muets comme des tombes, sous un ciel de plomb. Victor avait bien tenté d'interroger Yann, mais ce dernier avait décidé de tout expliquer ailleurs. A chaque pas, l'angoisse de Victor montait d'un cran, tandis qu'une nouvelle vague de questions le harcelaient. Un mal de crâne horrible lui vrillait le cerveau.
C'était un cauchemar, un horrible cauchemar duquel il ne tarderait pas à se réveiller. Sauf que, de ce qu'il savait de ces terribles phénomènes oniriques, en général, la victime se réveillait après le choc. Il aurait déjà dû hurler dans la pénombre de sa chambre, le front trempé de sueur, puis se rassurer en observant la photo de son petit ami.
Mais tout ça était bien réel. Trop réel pour n'être qu'une farce de son esprit tordu.
Une tension insoutenable chargeait la chambre de Yann dans laquelle ils venaient tout juste de s'installer. Toujours sans décrocher un mot, Victor s'était assis sur la chaise de bureau du blond. Il la trouva instantanément inconfortable et se trémoussa un long moment avant de trouver une position qui, à défaut d'être suffisamment bonne, ne le perturbait pas. Sa mâchoire, qu'il n'avait pas desserrée pendant tout le trajet, propageait des ondes de douleur dans tout son corps.
Ce n'était pourtant pas grand chose à côté des larmes qui lui piquaient les yeux. Ce n'était rien à côté de l'étau qui écartelait son coeur.
Yann jouait avec ses doigts, assis sur son lit, juste en face de lui. Sa peau pâle avait encore perdu des couleurs depuis l'annonce de cette annonce. Aucun bruit ne régnait dans la pièce. Rien. Les lèvres de Victor, brûlantes, s'agitaient de petits soubresauts, comme pris par le désir d'exploser. Néanmoins, seul l'impérial vide remplissait la pièce.
La maison demeurait silencieuse. Même les fantômes n'osaient plus se montrer. Yann s'était assuré de l'absence de sa mère. Il connaissait Victor ; il ne tiendrait pas. Tôt ou tard, il finirait par éclater. Quand ? Il l'ignorait, mais à voir la tête crispée, les lèvres pincées, les doigts serrés, les yeux froids que son petit ami arborait, ça ne tarderait pas.
— Désolé de t'avoir fait attendre, commença Yann. Mais je ne voulais pas te dire quelque chose d'aussi important là-bas.
— J'en ai rien à foutre, lâcha Victor avec humeur.
— Ne fais pas l'enfant s'il te plaît... Il faut qu'on parle sérieusement. Je sais que c'est dur à accepter.
— Dur ? Non, je viens juste d'apprendre que celui que je considère comme l'homme de ma vie va mourir. Tout va bien.
— Victor. Ecoute-moi. S'il te plaît.
— Explique-moi Yann !
— C'est ce que j'essaie de faire mais tu n'entends rien ! Ce n'est facile pour personne, sombre crétin ! s'énerva l'adolescent. Alors tais-toi et laisse-moi parler !
Victor ne répondit rien. Il avait raison : ce n'était facile pour aucun des deux, et surtout pas pour le principal concerné.
— Désolé, maugréa Victor, boudeur. J'ai juste... Je comprends pas... Comment... Avant que tu ne m'expliques toute l'histoire... J'ai deux questions à te poser. Combien de temps ?
— Quelques mois tout au plus si tout va pour le mieux. Mais mon corps ne fait que s'affaiblir ces dernières semaines. Les docteurs ne sont pas particulièrement optimistes, regretta Yann. Je dirais deux mois. Trois, grand maximum.
Victor accusa le coup. Il ne lui restait que trois mois pour profiter de celui qu'il aime, celui qui occupait l'entièreté de ses pensées, celui qui représentait tout : ses espoirs, ses désirs, ses rêves, son passé, ses soupirs, ses souhaits... Il était sa force et son unique faiblesse.
— Je vois, déglutit-il difficilement. Est-ce que... Est-ce que c'est douloureux ?
La question glissa doucement, comme un souffle, une caresse sur une blessure qu'on ne veut pas raviver. Yann esquissa un sourire.
— Parfois. Mais c'est plus gênant que douloureux. A mon tour, j'ai une question à te poser : es-tu bien installé ? L'histoire risque d'être un peu longue, alors prends du pop-corn.
— Ce n'est pas un film, asséna sèchement Victor.
— Je sais. Même si je préfèrerais être le spectateur de ma vie en ce moment. Du moins sur cet aspect-là.
Yann se cala un peu plus confortablement. Il se racla la gorge, se massa les poignets, détendit son cou. C'était comme faire face à une épreuve sportive.
— L'histoire remonte à quelques années déjà. Je n'étais pas un enfant particulièrement sportif, mais j'aimais sortir avec mes amis. Mes parents pensaient qu'il était important que je fasse un sport en club ; j'ai donc pratiqué du volley-ball pendant deux ans. Je n'aimais pas particulièrement ce sport, je préfère le regarder. Je ne sais même pas pourquoi on l'a choisi alors que j'aurais certainement été plus doué en natation ou... peu importe. J'y ai rencontré des personnes plutôt gentilles, d'autres un peu moins. Est-ce que j'y étais intégré ? Plus ou moins. Mais ce n'est pas le sujet. J'ai donc participé à des compétitions. Sauf que j'ai commencé à faire de l'asthme. Rien de très grave au début, mais ça s'est vite dégradé, au point où toute activité physique intense m'était interdite. J'ai commencé à comprendre cependant que mon corps déraillait vraiment au collège. Plutôt vers la fin.
L'adolescent marqua une pause, se pencha, prit une bouteille d'eau et en but deux ou trois gorgées goulûment.
— On a fini par trouver un traitement contre l'asthme, ce qui m'a permis de vivre à peu près normalement. Nous avons déménagé et mon asthme a même commencé à se dissiper, au point que mon corps pouvait supporter une activité physique restreinte. Mais c'était sans compter sur cette foutue maladie, se crispa-t-il. Tout a commencé très doucement : des étourdissements, j'étais fragile et je m'essoufflais très rapidement. Je tombais malade bien plus souvent que les autres au collège. Tu as dû le remarquer, parce que c'est même le cas encore aujourd'hui.
Victor acquiesça. Au début de l'année, le grand myope avait souvent raté les cours ; et quand il y venait, il semblait toujours fatigué, affaibli, malade.
— Je tombe très souvent malade. Quand j'ai de la chance, ça ne dure que quelques jours. Mais parfois, ça peut durer plusieurs semaines. Comment as-tu fait pour ne pas le voir ? sourit Yann, devançant ainsi l'interrogation de son compagnon. Je suis très fort à ce petit jeu. Pour cacher.
Victor dodelina de la tête, poussant un petit soupir presque amusé. Oui, Yann était doué pour cacher des choses. Il y avait tant de chose qu'il n'avait pas su voir avec lui.
— Sauf qu'un jour, expliqua Yann, ça s'est aggravé d'un seul coup. C'était en fin d'année de quatrième. Il faisait beau, et on avait organisé un pique-nique lors du cross. Je voulais participer, même si je ne me sentais pas en forme. J'étais affaibli, mais pas incapable de passer l'épreuve. Sauf que, quand nous avons commencé, j'ai senti que quelque chose n'allait pas. J'ai senti mes forces me quitter. J'ai... J'ai trébuché, j'ai senti l'air quitter mes poumons...
Ses phalanges blanchirent, tant ses poings serrés faisaient partir le sang. Son nez plissé fulminait, ses yeux brillaient. Yann se mordit la lèvre inférieure. Recroquevillé, il avait l'air encore plus affaibli.
— C'était... C'était horrible, gémit-il. Est-ce que tu as déjà eu l'impression de te noyer, Victor ? C'était... Je... J'ai cru que j'allais y passer. Tout le monde s'était réuni autour de moi. Je l'entendais crier... Mathéo... Mais tout ce que je voyais, moi, c'était l'herbe. La putain d'herbe. J'ai vraiment...
Une larme solitaire roula sur sa joue. Il passa rapidement une manche pour l'écraser. Victor se rapprocha en donnant de petits coups de rein pour faire avancer la chaise jusqu'au lit du blond. Les mains solitaires de ce dernier pendaient à présent lamentablement. Doucement, Victor tendit sa main, frôla la peau de son petit ami, puis entoura ses doigts des siens.
— Prends ton temps, souffla Victor.
Yann releva la tête. Il jeta un coup d'oeil vers la fenêtre et son ciel décoloré.
— J'ai cru que j'allais mourir, murmura Yann. J'ai cru qu'ils étaient incapables de me sauver. J'ai cru que la dernière chose que je verrais, ce serait l'herbe après être tombé. Je ne pouvais pas...
— Je... Je suis là, Yann. Je suis là. Regarde-moi.
Quand il fut sûr d'avoir toute son attention, Victor lui offrit un sourire timide. Il y avait tous les doutes du monde dans ce sourire. Mais au milieu de ces incertitudes, il restait une vérité. Balbutiante, hésitante, se pliant sous les souffles de l'existence, mais bien présente.
— Je serai toujours à tes côtés. Quoi qu'il arrive. D'accord ?
Yann ne répondit pas. Il n'en avait pas besoin. Ses yeux se fermèrent à la recherche du passé.
— Quand je me suis réveillé, j'étais à l'hôpital depuis de longues heures. La première chose que j'ai remarquée, c'est... C'était un respirateur. On m'avait mis un respirateur parce que je n'arrivais pas à le faire tout seul... Respirer. J'avais l'impression d'étouffer. Je ne me souviens pas vraiment de mon passage à l'hôpital. Ce temps a été très... flou pour moi. Je me souviens juste avoir compris que c'était plus grave qu'une simple malaise. Avant tout le monde, je veux dire. Je suis resté quelques jours alité, remarqua-t-il. J'en ai profité pour écrire. Beaucoup. Je n'avais pas grand chose d'autre à faire de toute manière... Durant tout mon séjour là-bas, mon oncle a été là pour m'aider.
Victor esquissa un sourire.
— Je crois que c'est ce qui m'a aidé à tenir. L'écriture, je veux dire. Pouvoir être le maître de son monde, sentir son importance... Pouvoir enfin dire ce qu'on veut sans avoir l'impression d'être jugé. C'est ce qui m'a permis de tenir pendant tout ce temps... Jusqu'à ce que je te rencontre.
Cette phrase ne connut aucune réponse ; Victor attendait patiemment la scène de l'histoire, essayant de réguler les battements de son coeur.
— Quelques temps après ma sortie de l'hôpital, on a reçu un appel, nous demandant de revenir voir le spécialiste le plus tôt possible. Nous avons pris un rendez-vous assez rapidement. Quand nous sommes arrivés dans le bureau, le visage du docteur était complètement fermé. Il nous a annoncés que j'étais atteint d'une grave maladie. Je ne pourrais pas te dire précisément son nom. Parce qu'en plus d'être chiante, ricana-t-il amèrement, elle est imprononçable. C'est cool, hein ? Emmerdante jusqu'au bout.
— Et c'est quoi, cette maladie ? demanda Victor.
— C'est une maladie majoritairement respiratoire, mais elle s'attaque à tout mon organisme progressivement.
Soudain, les souvenirs, décochés comme des flèches ardentes, atteignirent le coeur de Victor. Les fragments de mots, éclatés comme des morceaux de verre renvoyant son reflet fissuré, se fichèrent dans sa poitrine.
— Nous avons bien sûr essayé tout ce que nous pouvions pour que je puisse survivre, continua Yann. Heureusement, les médecins se montraient plutôt confiants, parce que même si elle était peu connue, il existait des moyens de l'endiguer. Seulement, ils étaient rares en Europe.
— C'est pour ça que quand on a parlé des Etats-Unis...
— Oui, confirma Yann. Nous avons été en Amérique ; un traitement plus efficace m'y attendait. J'ai même participé à tout un programme expérimental avec d'autres patients. Lors de mon entrée au lycée, les choses ont commencé à aller un peu mieux. Un peu. Ce qu'il s'est passé ces deux dernières années n'a pas vraiment aidé...
Victor déglutit avec difficulté. L'air de la pièce, aigre, lourd, triste, étouffait son coeur. Il se passa une main sur le visage.
— Non, non... Je... C'est pas ce que je voulais dire, se reprit-il en voyant la réaction de son petit ami. Vic, c'est pas de ta faute...
— Sans moi, ça ne se serait peut-être pas passé ainsi.
— Toi ou un autre... Elle a essayé de t'atteindre parce qu'elle savait que tu étais important pour moi, même à cette époque.
Victor rougit violemment. Ils n'en avaient jamais eu l'occasion d'en parler, et Victor n'avait jamais pensé à poser la question à Yann. Mais cette phrase, d'où s'échappaient les fragrances douloureuses d'un passé qui les avait heurtés tous deux, le frappa encore plus violemment que les souvenirs.
— C'est là la marque des lâches.
Le jugement de Yann envers son ancienne amie fit sourire l'adolescent.
— Ils s'attaquent à ce que tu as de plus cher pour t'attirer dans leurs griffes.
Telle était la capacité de ces lâches créatures : chercher les faiblesses des gens et tenter de les détruire de la pire des manières. Ils se tapissent dans la pénombre, beaucoup trop faibles pour s'en prendre de face à ceux qu'ils veulent détruire par jalousie.
— Tu n'es pas responsable de ce qui s'est passé.
— Même après ce que j'ai fait ? souffla-t-il.
— Je ne t'en ai jamais voulu.
Yann se leva sous l'oeil intrigué de son petit ami. Cassant la distance entre le lit et la fenêtre en quelques pas, il ouvrit cette dernière. Un fin courant d'air se faufila dans la chambre, emportant avec lui une légère partie de la tension qui pesait sur leurs épaules. Yann offrit à Victor un petit sourire :
— Je ne suis visiblement pas le seul à me charger d'un poids dont je ne suis pas responsable, remarqua-t-il.
— Tu ne m'en as jamais voulu ? Vraiment ?
— Pas une seule seconde.
— J'ai quand même...
— Tu n'as fait que répondre à ses provocations et la rejeter, ce que personne n'avait jamais eu le cran de faire. Qu'elle ait fini en hôpital psychiatrique ensuite... Ce n'est pas de ta faute. J'ai seulement ressenti un peu de tristesse. Après tout, nous étions proches, c'est vrai. Mais la seule responsable de sa folie, c'était elle. Pas toi.
— Mais...
Yann balaya l'argument silencieux d'un revers de la main.
— Et de toute façon, qu'est-ce qu'on en a à faire ? C'est de l'histoire ancienne.
Victor considéra un instant la proposition de Yann : il avait raison. Comment pouvait-il se montrer si obsédé par le passé, quand le futur qu'il allait affronter s'annonçait sombre ?
— Tu as raison, déclara-t-il.
Le sourire de Yann s'élargit quelques secondes. Mais ces instants de tendresse tombèrent aussitôt et son visage se ferma. Il replaça correctement ses lunettes sur son nez. Victor connaissait parfaitement cette moue ; derrière ce geste mécanique, Yann cachait non seulement l'appréhension qui naissait en lui, mais aussi ses sentiments. A cette seconde précise, son expression se rapprochait le plus de celle d'un androïde.
— C'est peu avant les vacances de décembre que les choses ont commencé à se dégrader de nouveau, annonça Yann. Quand j'ai vu que j'étais de plus en plus fatigué et de plus en plus malade, au début, j'ai mis ça sur le compte du bac. Je travaille plus que d'habitude, parfois un peu trop. Et comme j'écris aussi beaucoup, je ne me repose pas énormément. Pour peu que mes défenses immunitaires soient faibles cette année... Enfin, tu vois. Sauf que j'ai fini par comprendre que ce n'était pas normal. J'ai eu très peur.
Une pulsion jaillit dans le coeur de Victor, et l'envie de prendre Yann dans ses bras lui causa mille souffrances ; son corps, incapable de bouger, prisonnier des tentacules du récit du blond, restait sur place. Une petite horloge, placée sur le bureau derrière lui, faisait résonner le chant de ses aiguilles dans un insupportable claquement, lourd, sinistre, inévitable.
— Et puis...
Il s'arrêta, sa phrase pendue au bout de ses lèvres. Elle se mourut quand il la laissa chuter dans un soupir.
— Tu te souviens, quand nous nous sommes disputés ? Devant le lycée. Et que j'ai fait une crise d'asthme ? Ce n'était pas une crise d'asthme. Enfin, pas seulement... Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai su. Même si, pour être honnête, j'avais des doutes bien avant. On vient de me le confirmer.
Yann scruta avec attention les réactions de Victor. Pourtant, ce dernier se contentait de rester figé. Comme une statue pour qui on avait suspendu le temps. Le poids de la vérité s'était abattu sur ses épaules.
— Voilà... Tu sais tout.
La pièce, silencieuse, avait diminué de taille à la fin de cette phrase, compressée par l'étau de l'histoire funeste que Yann venait d'achever. Il avait espéré déclencher quelque chose chez son petit ami après ces quatre mots ; une réaction, un soupir, un cri, des larmes... Mais seul le silence, pesant, étouffant, lui répondit.
— Pourquoi est-ce que tu ne m'as rien dit ?
— Je... Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas. Il ne sait pas ! répéta Victor, sidéré. Tu te fous de ma gueule, c'est ça ? Tu t'es dit que c'était mieux de garder un tel secret, peut-être ? Que je n'étais pas capable d'affronter ça avec toi ?
— Je n'en avais pas envie, non ! Pas envie de te blesser. Victor... J'ai... J'avais peur. J'ai paniqué, c'est tout ! Je ne suis pas aussi invincible que tu sembles le penser !
— Mais on aurait pu affronter ça plus tôt !
— Pour que ça change ta façon de me voir ? Pour que tu me traites différemment ? C'est la dernière chose dont j'ai besoin.
Yann s'affala sur son lit, les pensées vagabondes. Fixant d'abord le plafond, il finit par tourner la tête vers son petit ami.
— Tu sais que je ne l'aurais pas fait, assura Victor. Tu me fais si peu confiance ?
— Ce genre de situation n'est jamais simple à gérer.
— Je l'aurais fait. Je le ferai pour toi.
Un sourire barda le visage du jeune écrivain, rassuré.
— Je sais. Désolé.
— Et où est passé celui qui s'en fout de l'avis des autres ?
Yann laissa sa main se balader sur son lit, à la recherche d'un oreiller qui puisse servir de projectile pour atteindre Victor. N'en trouvant pas, il abandonna vite son projet, l'estimant trop coûteux en énergie.
— Au diable, les abrutis qui jugent les autres. Ma position dans ce lycée m'aura au moins appris que l'avis des autres peut servir, mais qu'il ne faut certainement pas en dépendre. Surtout quand on se retrouve face à des gens prêts à te juger.
D'un léger signe de tête, Victor approuva. Son regard s'égara par-delà la fenêtre. Le ciel, plus gris que jamais, laissait flotter en son sein gonflé un amas de nuages serrés, marchant paresseusement, l'air menaçant. Une pluie douce ronronnait et la brise dardait des aiguilles invisibles.
Victor se sentait comme ce ciel, triste, vide, le coeur inerte, portant de ses maigres bras la charge des questions qui pesaient sur sa tête comme le monde sur les épaules d'Atlas. La révélation était cruelle. Il se rendit compte alors d'une chose.
Parfois, le poids d'un destin auquel nous sommes liés pèse plus lourd sur notre être que celui d'un millier d'individus. Et il n'y a rien que nous puissions faire pour échapper à ce poids, car la cruelle ironie du monde veut que ce poids nous soit essentiel pour comprendre la véritable signification de l'existence.
Silencieux, il laissa le récit de son petit ami s'infiltrer dans ses veines et son esprit. Il avait besoin d'un peu de temps pour comprendre. Yann allait mourir. Très bientôt. Et il ne l'apprenait que maintenant.
Le temps était compté. Il avait bien conscience que perdre ne serait-ce qu'une seconde n'était plus possible. Pourtant, incapable de bouger, ou même de parler, il se contentait de refaire encore et encore le fil de l'histoire qu'il venait d'entendre.
Perdu dans ses pensées, une douce sonnerie le sortit de sa torpeur. Il tourna la tête vers la table de nuit, sur laquelle trônait un téléphone. Yann se redressa, attrapa l'appareil. Lorsque ses yeux se posèrent sur l'écran, il leva les yeux au ciel et reposa le téléphone sur le petit meuble.
— C'était qui ? demanda Victor.
— Mathéo, il m'envoie encore une de ses blagues stupides.
— Dis... Est-ce que je suis le seul à...
— Savoir ? Non. Doriane, Mathéo et Angelo sont au courant. Doriane m'a accompagné au rendez-vous et je n'ai pas pu le cacher à Mat très longtemps, rit-il doucement. Angelo l'a appris un peu plus tard.
— Et à part... ?
— J'ai appelé Pauline. Un peu avant toi. En fait, à elle non plus, je n'ai pas pu lui cacher longtemps.
Victor poussa un soupir, légèrement soulagé de savoir que son amie est déjà au courant. Et pourtant, la jalousie empoisonna son coeur :
— Donc tu comptais me prévenir en dernier ? Ou pas du tout ?
Le regard de Yann valait plus que mille mots.
— Sérieux ? Donc tu ne voulais rien me dire ? On est en couple, bordel de merde ! Pourquoi est-ce que tu me caches ce genre de choses ? Et bordel, qu'est-ce que tu me caches d'autre ?
— Rien ! Ecoute, cette situation me fait déjà tellement peur. C'est quelque chose que je dois affronter seul ! Je ne veux surtout pas t'entraîner là-dedans.
— T'es complètement débile ou quoi ? rugit Victor. M'entraîner là-dedans ? Mais j'étais condamné de toute façon, sombre crétin. Je t'aime, tu comprends ça ? Je t'aime, je t'aime, je t'aime !
— Moi aussi je t'aime !
— Alors pourquoi ?
Et comme un miroir qui se brise, sa voix se fissura en mille morceaux qui se dispersèrent sur le sol de leur désespoir. Chaque phrase était montée dans les aigus, chaque phrase les avait rapprochés. Ils se faisaient face, presque collés l'un à l'autre.
Mais il n'y avait jamais eu autant de distance entre eux.
— Pourquoi est-ce que ça nous arrive ? Pourquoi est-ce qu'on ne peut rien faire ? Pourquoi...
Sa phrase s'étouffa contre le torse de Yann, qui venait de le prendre dans ses bras. Victor prit une grande respiration, tout collé contre celui qu'il aimait, se délectant avec douleur du parfum sucré qu'il appréciait tant. Les larmes qui commençaient à perler sur ses joues tachèrent le tee-shirt contre lequel il posait sa tête.
Les mains de Yann, immobiles dans son dos, laissaient une empreinte puissante, fantôme ; un poids rassurant le soutenait, tandis qu'il croyait ses jambes incapables de le faire tenir debout.
— J'en sais rien. Je sais pas, Victor. L'important, c'est de savoir que celui avec qui j'affronte ces derniers jours, c'est toi. Celui que j'aime. On perdra peut-être ce combat. Mais ce sera avec toi. Et moi, ça me va. Tu m'entends ? Moi, ça me va. Tu n'as pas à t'en vouloir. Je te connais trop bien, je sais que tu penses que tu es impuissant. C'est inutile. Personne n'est responsable de ça.
Victor sentit la main de Yann passer dans ses cheveux, lentement. Ses doigts se faufilaient entre ses mèches, légères, douces, aériennes, amoureuses. Dans ses bras, rien ne pouvait plus l'atteindre. Protégé. Voilà ce qu'il était, contre son corps, dans cette pièce devenue trop étroite pour accueillir leur peine et leur passion.
Les deux garçons restèrent ainsi plusieurs minutes, bercés au rythme de leur respiration. Yann glissait ses mains sur le corps de ce poussin fragile qu'il avait recueilli entre ses bras. Et Victor, s'accrochant comme il le pouvait au dos de son petit ami, répétait qu'il ne voulait pas le perdre.
Les mots tranchants de la vérité, dispersés au vent de l'amour, avaient fini par s'estomper. Victor finit par s'écarter, tout doucement, comme un nouveau-né qui faisait ses premiers pas sans aide. Il releva légèrement la tête vers Yann. Les yeux brillants, il rapprocha ses lèvres de celles du blond ; ce dernier accepta le doux baiser salé de son amant. Ce n'était qu'un léger baiser, une collision molle de leurs lèvres, fantôme. C'était la dégustation du spectre de l'amour désespéré.
— Victor... Je dois te remercier. Sincèrement.
— Me... me remercier ?
— Oui... Tu sais, même si c'est une bataille de laquelle je ne ressortirai pas gagnant, je m'en fous.
Victor fronça les sourcils, comme un enfant contrarié. Il attendit, silencieux et pendu au sourire solaire de Yann, la suite de sa phrase. Ce dernier colla son front à celui du brun. Derrière ses lunettes, toute la bonté du monde resplendissait en deux étoiles d'amour.
— Parce que tu m'auras accordé les plus belles victoires de mon existence.
Décollant son front de celui de Victor, Yann se recula et posa ses mains sur les épaules du petit brun.
— Je t'aime.
— Moi aussi...
Dehors, la pluie avait finalement cessé ; le vent n'était plus que brise légèrement glaciale, caressant les fenêtres. Taries, les larmes du ciel se dissipèrent en un fin brouillard. Les douces fragrances du pétrichor, s'évaporant dans l'air, rentrèrent dans la chambre ; les fenêtres, ouvertes, donnaient sur les rues qui serpentaient entre quelques maisons vides. Et, comme si l'accès à ce monde en marche était le signal dont il avait besoin, le temps se remit lentement à égrener ses secondes.
Soudain, Victor réalisa. Une pensée implacable l'accapara : il devait s'en aller. Il devait s'éloigner de Yann, ne serait-ce que quelques secondes, quelques minutes, quelques heures ; aujourd'hui, le temps avait perdu son emprise, lui qui n'avait jamais été aussi impitoyable. L'adolescent regarda la porte qui ne se dressait qu'à trois mètres de lui.
Si loin ! Si inaccessible ! Car son coeur, lui, commandait de rester. De ne plus jamais quitter celui qu'il aimait.
Ce cruel dilemme le déchirait ; mais que pouvait-il faire sinon s'obéir, pour mieux renoncer ensuite ? Alors il prit une décision qui le tirailla avec tant de violence que tout son corps le fit atrocement souffrir.
— Yann, je... Je dois... y aller.
— Je vois... Je sais que ce n'est pas facile, sourit Yann. On se retrouvera plus tard.
— Mais... Je veux pas perdre de temps...
— On faisait comment, avant ? Je t'assure que tout se passera bien. De toute façon, on se parle ce soir. J'aimerais qu'on écrive un peu.
— Pas de soucis, j'ai hâte.
Victor prit alors sa veste sans un mot. Laisser Yann seul après cette discussion s'apparentait peut-être à la pire décision de sa vie. Pourtant, ils savaient tous les deux que c'était inutile d'en dire plus. Ils ne pouvaient rien faire de plus. Comment agir dans de bonnes conditions quand le poids d'une telle révélation entraîne, comme une enclume, votre coeur dans les abysses ?
Devant la porte, Victor se retourna. Yann l'observait, un sourire collé sur le visage. Ce n'était pas ce même sourire qu'il arborait habituellement. Il était mystérieux. Indéchiffrable.
— Quoi ? ricana Victor nerveusement.
— Rien, répondit Yann, en secouant la tête d'un air amusé. Non, t'as pas de bouton sur le nez. Je me disais juste que t'es un sacré phénomène. Et je suis content de t'avoir à mes côtés.
— Moi aussi.
Le trajet jusqu'à sa maison fut long. Pénible. Le vent, froid, austère, méchant, allait de face et ralentissait son avancée ; chaque pas pesait plus que le précédent, chaque mètre était plus difficile à franchir que celui d'avant, et les larmes, qui menaçaient d'envahir son visage troublé, perlaient au coin de ses yeux.
Quand il aperçut la silhouette de son appartement, Victor se précipita, ne répondant qu'à demi-mots à un de ses voisins, habituellement joyeux mais qui, par un concours de circonstance, avançait aussi le visage fermé. Les circonstances arrangeaient le grand adolescent.
Il se faufila donc dans son appartement, puis dans sa chambre, la vue trouble et le coeur battant. Il ferma la porte derrière lui, bien que le silence lui renvoyait l'écho de son propre désespoir.
Alors seulement, la carapace qu'il s'efforçait de maintenir s'effrita. Son coeur se brisa, son corps glissa contre le mur ; et, poussant un sanglot guttural, il laissa gémir tout son désespoir face à l'imperturbable soleil.
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