21. L'homme de la situation
Quand j'entre enfin au Rodrigue, l'équipe chargée du ménage s'occupe déjà de pimper l'endroit pour ce soir. Je les salue vite fait, chope une bouteille d'eau fraîche au bar et lance un regard à Ryan au passage.
Le cul posé sur une banquette, il me remercie pour sa bière, qu'il lève légèrement en l'air. J'opine avant de grimper à l'étage VIP.
Une fois là-haut, surprise ! Je tombe direct sur la gueule du proprio. Un tismé belge, toujours sapé en costards Brioni¹ faits sur-mesure et jamais sans le cousin renoi qui assure sa sécurité.
Air confiant fiché au visage, il se lève pour m'accueillir dès que je monte la dernière marche.
— Salut, D.
— Junior...
Poignée de main ferme, accolade, tape dans le dos.
Bref, la routine.
Je jette un œil au teubé qui me fixe avec son sourire fourbe depuis un fauteuil et poursuit à l'attention du boss :
— Je m'attendais pas à te voir. Comment vont les affaires ?
Junior ajuste les manches de sa chemise et sourit en coin.
— Bien partout ailleurs. Ici aussi, j'espère.
Son regard insistant fout peut-être des coups de stress aux négros fragiles, mais je suis pas de ce bord. Et si Léandro pensait vraiment me la faire à l'envers en me cachant la présence de Junior jusqu'au dernier moment, il me connaît mal.
— Tu dois déjà savoir que notre intermédiaire avec les fournisseurs est hors-jeu.
J'expose la situation tranquillement. Le patron hoche la tête et déclare sans me lâcher des yeux :
— Une précieuse connaissance au sein des forces de l'ordre a pu me rapporter quelques informations concernant ce fâcheux incident. J'aimerais à présent recueillir vos opinions afin d'évaluer la situation dans sa globalité.
— OK. Mais Youssef devrait aussi être là. Il est où ?
— À la réserve, crache Léandro. Là où est sa place en ce moment pour qu'on sache à quoi s'en tenir avec les stocks de came.
Il commence à me chauffer, celui-ci...
Les chiffres, je les ai en tête et Youssef aussi. Je le forme justement pour me seconder quand ce genre de merde éclate. Donc je recadre direct Léandro.
— Sa place, elle est où je décide. Ce débriefe se fera pas sans lui. Va le chercher.
— Tiens, Junior, écoute comme il me parle ! Il me prend encore pour son employé. C'est peut-être le moment de lui rappeler qu'à la base, c'est lui qui était censé être mon subordonné.
— Léo... intervient posément Junior. Chaque chose en son temps. Pour l'instant, obtempère.
Au lieu d'ajouter « Et vite ! », comme j'en crève d'envie, je me contente d'observer le pleurnichard se lever.
Évidemment, il râle comme à son habitude. Et comme d'habitude, j'en ai rien à battre.
Ce poltron sert juste à organiser les soirées et attirer les grosses têtes d'affiche au Rodrigue. C'est peut-être une pointure dans le monde de l'événementiel, mais il a aucune autorité dans le mien. Et surtout pas celle de donner des ordres à mes gars.
Je regarde ce gros con descendre. Puis mon attention se tourne vers Junior, qui me dévisage encore.
— Dis ce que t'as à me dire.
Il soupire avant d'embrayer :
— Eh bien, ce cher Léandro assure que tu t'acharnes à l'intimider afin d'assouvir ton besoin de dominance. Il rapporte aussi que tu es de moins en moins présent dans la gestion quotidienne du club.
— Ça me surprend pas des masses. Heureusement que t'es un gars plutôt perspicace.
— Plutôt perspicace ?
Junior penche la tête, le front plissé comme si je venais de sortir une dinguerie.
Ouais, je suis saoulé. Alors vu le ton condescendant de ma remarque, c'est peut-être pas faux. Mais je calcule pas. Parce que dans le fond, j'ai raison.
La machine est bien huilée au club. Donc c'est vrai que je me libère de plus en plus de créneaux pour caler ma vie privée dans mon emploi du temps blindé, mais Junior sait pertinemment qui règle chaque dysfonctionnement. Avec Youssef qui me remplace pour la gestion de l'équipe du menu spécial et tout ce qui tourne autour, je devrais même pas avoir à être présent durant les horaires d'ouverture si Léandro faisait correctement sa partie du taf. Pourtant, n'importe quel employé choisi au hasard attestera que je suis toujours joignable et réactif. Alors ce chien peut bien baver autant qu'il veut. Et aussi aller se faire mettre, tant qu'on y est.
Le Belge finit par se marrer un bon coup. Il s'assied au calme et attrape le verre posé près de la bouteille de Sky. Son bras longe lentement le dossier du fauteuil. Puis, il prend le temps de savourer la liqueur ambrée qu'il bascule dans son gosier avant de reprendre :
— L'égocentrisme, le côté explorateur de petits trous humides et l'attitude m'as-tu-vu qui va avec... Je conçois que cela puisse hautement te contrarier. Mais ainsi sont les hommes dans le milieu de la nuit.
— Tu m'apprends rien.
— Cela va de soi. Je tiens juste à souligner que les contacts et l'expérience de Léandro nous rapportent gros. Sans les événements hebdomadaires qu'il organise, ton initiative de carte spéciale n'aurait peut-être pas rencontré un tel succès... C'est votre collaboration qui rend mon investissement dans cet établissement si lucratif. Alors, j'ai beau avoir pleine conscience que la logistique repose majoritairement sur tes épaules en ce qui concerne le bon fonctionnement du Rodrigue, à mes yeux, vous êtes les deux faces d'une même pièce. La seule chose qui m'importe, c'est que vous continuiez d'accroître mes bénéfices tout en protégeant les rouages de mon commerce des regards indiscrets.
— Mouais... Je risque pas de l'oublier. Je me suis moi-même passé la corde autour du cou, après tout.
Junior lâche un petit son amusé.
Le soir où un de ses subordonnés m'a approché dans mon QG de l'époque, il me proposait seulement d'écouler ma weed au Rodrigue. C'était avant la création de Zéro-stress l'an dernier, donc un deal 100 % illégal.
Ce night-club est son premier implanté en France, mais tout vendeur de stups qui se respecte avait déjà entendu parler des multiples investissements du magnat belge bien avant l'ouverture du Rodrigue. Y'avait un gros coup à jouer, alors j'y suis allé au culot en vantant l'étendue de mon savoir-faire.
Je me doutais que ce serait chaud de jongler entre mon business de rue et le poste de cogérant que j'ai négocié. Mais j'allais pas cracher sur une opportunité en or d'atteindre mes prochains objectifs. J'avais mon diplôme en poche que depuis un an. Donc, pour des employeurs lambas, mon expérience en gestion de PME-PMI était bien maigre. Avec Junior, j'ai pu miser sur l'ascension fulgurante de mon réseau underground. Le fait que j'ai réussi à gagner ma place en moins de quatre ans, alors même que je gérerais mes études à côté, ça a pesé très lourd sur mon CV.
C'est clair que Léandro n'a jamais digéré que je lui éjecte une fesse du siège de gérant. Moi, ce qui me reste en travers, c'est que Junior estime qu'on pèse le même poids alors que le serial biteur en fait le moins possible.
Je m'adosse à la rambarde et débouche ma bouteille d'eau.
Faut que je boive un coup pour descendre cette pilule.
Pendant ce temps, Junior continue à me mater. Ça me gave deux fois plus, parce qu'il est un peu plus que « plutôt perspicace ». Il crame facilement combien ça carbure derrière certains de mes silences. Donc je choisis de jouer la provoque pour faire diversion.
— J'ai un truc sur la tronche ou t'as viré de bord ?
Le coup de tête soudain du garde du corps attire mon attention. Mais je laisse rien paraître.
Debout droit comme un « i » à l'angle du fauteuil, Monsieur Muscles attend de voir la réaction de son boss. Heureusement, malgré sa petite taille, Junior n'est ni fragile ni susceptible.
— Ah, D... J'admire autant ton impétuosité que ta fausse nonchalance.
— T'es pas le seul.
Je ricane. Il m'adresse un léger sourire, puis je sens que je quitte son radar.
Sans doute mal à l'aise face à notre échange, le Men in Black gigote un peu avant de reprendre sa position initiale, le regard dans le vide. Y'a pourtant rien d'ambigu dans mes rapports avec Junior. C'est que du business. Et ça le reste même avec ceux chez qui je vois des ouvertures. D'ailleurs je suis assez doué pour jouer les Ray Charles à ce niveau-là quand il s'agit des lascars du milieu.
Question de survie.
Autant, avec les années, la plupart de mes collaborateurs se contrefoutent que je me tape des mecs. Autant j'aurais pas fait long feu dans le biz si j'avais pris l'habitude de baisser mon froc en affaires plutôt que jouer de ma tête ou de mes poings.
Je reporte mon regard vers les escaliers en entendant du mouvement. Youssef remonte enfin de la réserve en compagnie de l'autre couillon. Je me redresse pour lui serrer la main.
— Yo, Dé. Bien ou bien ?
— Toujours bien. Y'a pas le choix.
Je ris doucement. Il me tape l'épaule et opine à l'attention du Hulk en costard avant de saluer Junior.
— Bonsoir Monsieur Dubois. Désolé pour l'attente. Je sais combien votre temps est précieux.
— Il semble qu'il y ait eu quelque malentendu entre Déhon et Léandro au sujet de ta présence parmi nous pour cette réunion impromptue. La problématique est toutefois réglée. Correct ?
Prêts à passer à autre chose, on confirme en même temps bien qu'on se regarde encore en chien de faïence. Léandro se rassied ensuite dans le fauteuil, à quelques mètres de Junior. Youssef reste debout en retrait, à ma gauche, et le boss nous lâche ses infos. En gros, les mêmes que Shaïny vient de me refiler à l'arrache sur le parking par la fenêtre de sa voiture : les schmitts se sont pointés sur le lieu du deal avec les manouches, ça s'est mis à canarder, Cédric et les deux livreurs se sont fait descendre.
— D'un côté, tant mieux. Non ? souffle Youssef.
Jambes croisées, Junior ne fait qu'opiner. Alors je me permets de développer.
— Effectivement. Mort, aucun d'eux balancera personne. Mais si on met de côté la saisie du matos, l'autre gros problème c'est de savoir comment les flics ont obtenu l'heure et l'emplacement exact de la livraison alors qu'elle avait encore été retardée.
— Y'a forcément eu une poucave, embraye mon second. C'est la théorie la plus plausible.
— Ouais, mais qui ? Quelqu'un dans l'entourage de Cédric, ou chez les manouches ? Ce qui m'étonnerait... Dernière option, ça venait de chez nous.
Je jette un œil vers le Belge. Sa mâchoire se contracte, mais il continue à remuer le fond de whisky dans son verre comme si cette possibilité la foutrait pas archi mal.
— On n'est que quatre ici à savoir qui est- enfin, était Cédric. Et je pense pas que Junior veuille plomber son propre business.
Pour une fois, Léandro a l'air d'avoir connecté ses deux neurones fonctionnels. Y'a largement de quoi surprendre. Mais pas autant que quand il s'affole d'un coup en me pointant du doigt.
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Brioni¹ : Maison de mode de luxe italienne, spécialisée dans le prêt-à-porter et les accessoires pour homme.
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