— Qu'est-ce que c'est ? demande Ange en pointant le carnet donné par la chambrière la veille.

— La domestique des Géraniums me l'a confié. Les de Sauge l'ont oublié là-bas lors de leur départ il y a quelques mois.

— L'avez-vous lu ?

— Non, je ne sais pas s'il y aurait grand intérêt à le faire.

Il attrape le carnet, s'assoit sur mon lit et défait le ruban rouge qui l'entoure. Je me pose de l'autre côté pour voir le contenu du calepin.

— S'il y a une adresse, elle est possiblement dedans.

Ange feuillette le bouquin tandis que je lis le contenu des pages griffonnées. C'est un carnet d'adresses, qui devait appartenir à Delphine de Sauge, car son nom est écrit sur la couverture. Nous lisons tous les inscrits avec attention, et parmi les lieux de domicile – de proches, famille ou amis –, nous trouvons ce qui semble être la nouvelle résidence de ma sœur.

En tournant la dernière page, une enveloppe ouverte tombe. Celle-ci paraît assez usée, le papier est jauni sur les extrémités, les bords sont froissés et l'écriture sur le devant semble avoir bavé.

Ange sort la feuille coincée à l'intérieur et la déplie : c'est une lettre. Il commence à lire silencieusement, et son visage se décompose au fur et à mesure.

—  Violette... Je...Je pense que vous devriez lire ça.

Sceptique, j'attrape le papier.

" Paris, le 6 avril 1872

Delphine,

Béatrice pense que l'accouchement est proche. Elle le sent.

Il faudra que ton mari joue le docteur. Il fera croire qu'un des deux bébés a la petite vérole et qu'il risque de mourir sans traitement. Viens à Nice au plus vite, il faut tout prévoir minutieusement. Je lui proposerai de te confier le bébé prétextant que tu es veuve, insistant sur ta richesse. Il faudra la convaincre de ta capacité à élever notre enfant. Par amour pour le bébé, elle devrait accepter. Sinon, il faudra passer au plan B. Je t'enverrai une lettre pour t'indiquer le moment venu le lieu du rendez-vous et te donner l'enfant.

Je compte sur toi pour le garder en bonne santé, et pour ne rien divulguer sur l'incendie de l'école publique. Béatrice n'a pas besoin de plus d'inquiétude pour le moment, et il est inutile de tourmenter la mémoire de Bertrand davantage.

Après cela, je ne veux plus jamais te revoir, ni avoir affaire à toi. Nous aurons tous les deux ce que nous désirons, et tout échange supplémentaire sera inutile.

Te remerciant,

Victor Lineville"

Papa est mort trois ans après cette ultime missive, écrite dix jours avant notre naissance, à Jasmine et moi.

Aucun mot ne sort de ma bouche. Je demeure figée sur ce lit, les mains serrées sur le papier, réalisant peu à peu ce que je viens de lire.

Mon cerveau se coupe du monde.

Ange est-il en train de parler ? Aucune idée.

Un poids s'abat sur mes épaules.

Mon père que j'estime tant, a donc fait un pacte avec Delphine de Sauge. Mon père aurait manipulé ma mère, pour garder un secret ? Impossible.

« Il ment. Je n'ai jamais entendu parler ni d'incendie ni de ce Bertrand... C'est faux ! Tout est faux ! C'est un autre Victor ! Pourquoi mon père aurait fait ça ? Impossible, impossible, impossible... »

Je marmonne, les mots s'emmêlent, et ma sidération se transforme rapidement en colère. Je triture la lettre dans mes mains et Ange parvient à me la retirer avant que je la déchire.

Je crie.

Chère Jasmine,

Je viens de découvrir le mystère qui entoure notre naissance, le complot qui nous a séparées. Je n'ose le croire. Papa m'avait toujours semblé juste et honnête. C'était sans compter cette promesse faite à ta mère adoptive. J'essaie de ne pas casser ma plume en appuyant trop fort de colère. J'ai été trahie par mon père, alors que je ne me souviens même pas de son ombre. Je retourne à Nice avec Ange afin de mettre tout ça au clair. Je te tiens au courant.

Ta chère amie,

Violette Lineville