Lettre 3
Quelqu'un me secoue le bras et j'ouvre les yeux : c'est le conducteur du train, qui passe pour annoncer aux endormis qu'ils se trouvent à Paris. Je suis toute habillée, mes vêtements sont froissés et mes cheveux ébouriffés à cause de la nuit. Moi qui pensais me déshabiller devant des inconnus, finalement j'ai trouvé comment l'éviter ! Je tarde pas à sortir du lit et, bien que la mine déplorable, je remercie l'homme et descends du train.
J'attache rapidement mes cheveux en chignon tout en me reflétant dans une vitre et me frotte les yeux. Je soupire et tente de me convaincre que tout ira bien. Cela achevé, je sors de la gare
A Paris, les nouvelles voitures grouillent dans un bruit insupportable, laissant s'échapper une fumée noirâtre derrière elles. La population est richement habillée, hauts-de-forme et queues-de-pie pour les hommes, robes à la mode et ombrelles de dentelle pour les femmes. Je me sens comme une étrangère, avec ma jupe bordeaux terne et mon canotier.
Je sors mes plans de ma valise et je me rends compte qu'il me manque quelque chose : mon carnet de cuir et ma plume ont disparu. Enfin non, je les ai laissés dans le train quand je suis partie en pleurant hier soir.
Je prie pour que le personnel de la gare les ait ramassés et que je les retrouve aux objets trouvés. Je n'ai toutefois pas le temps d'y aller maintenant, il faut que je me rende à la Résidence des Géraniums Rosat.
J'attire l'attention d'un fiacre et indique au coche ma destination. Sur le chemin, mes pensées sont tournées vers Ange, que j'ai traité rudement à cause de mes préjugés. Ange et ses ambitions spectaculaires, Ange qui parle à la première personne qu'il croise dans un train, Ange...
qui veut devenir médecin.
La rancœur reste malgré moi et je chasse ces pensées de mon esprit.
Le paysage de Paris défile devant mes yeux. Les balcons fleuris, les rues pavées, les Champs-Elysées et la tour Eiffel, nouvelle attraction de la ville depuis son ouverture il y a deux mois et où la file d'attente pour y entrer est interminable. Il est neuf heures. Le soleil de juin irradie le ciel et ses rayons me revigorent la peau.
La façade du bâtiment arbore de magnifiques moulures et de gigantesques fenêtres.
Je rentre alors et défile dans les couloirs à la recherche de l'appartement numéro 48. Je longe un long corridor aux hauts plafonds, aux dorures majestueuses et j'arrive enfin devant l'entrée, essoufflée et les jambes en feu, accompagnée de ma valise pesant son poids. Je manque de m'effondrer, mais l'excitation de rencontrer ma sœur me maintient debout. Je pose mes valises au sol avant de frapper à la porte.
Une domestique m'ouvre, une dame quinquagénaire au dos courbé et aux cheveux gris me sourit, ses yeux cernés par le travail m'observent. Je remarque sur sa main une alliance argentée.
— Bonjour, Madame ! Excusez-moi de vous déranger, je cherche Mademoiselle Jasmine de Sauge... Je suis sa sœur. dis-je fièrement, en affichant mon plus grand sourire.
La femme me dévisage.
— Les de Sauge n'habitent plus ici Mademoiselle, depuis quelques mois, je suis désolée. Par ailleurs, si vous les retrouvez, ils ont laissé ça à leur départ.
Elle me tend ce qui semble être un carnet à la couverture en cuir très épais, tenu fermé par un ruban en satin rouge. Un stylo plume y est accroché. Je le serre contre ma poitrine avant de remercier la femme et de partir en courant, ma valise et le carnet dans les mains.
Mon cœur tombe au fond de ma poitrine. Les larmes montent, j'avais tant d'espoir. J'attendais tant ce moment et j'étais persuadée que Jasmine serait là, derrière cette porte. La déception est si grande à présent.
Je cours dans une petite ruelle vide et me laisse tomber sur le sol. Je me maudis d'avoir été si naïve, en pensant que tout serait si simple, que je retrouverais ma sœur.
C'est alors qu'une voix angélique s'élève, presque chuchotée :
— Violette ?
Un jeune homme pâle, aux cheveux de feu, aux tâches de rousseurs et aux yeux noisettes, me tend sa main.
Une main anguleuse aux doigts de pianiste.
Ange m'aide à me relever, porte ma valise et m'amène quelques rues plus loin, dans un bâtiment semblable à la résidence des Géraniums.
— Où sommes-nous ?
— Résidence des Glycines, nous allons à mon domicile. susurre-t-il calmement.
Il est apaisé, tout le contraire de quand je l'ai vu dans le train, où il s'agitait dans tous les sens.
— Pourquoi ?
— Vous avez l'air exténuée. De plus, j'ai quelque chose qui vous appartient.
Nous arrivons dans un grand appartement au papier peint fleuri et au parquet luisant. Ange me fait asseoir sur un des fauteuils avant de poser ma valise dans un coin de la pièce. Mes larmes sont sèches, et je me rends alors compte de l'improbabilité de la situation : je suis assise chez un homme que j'ai rencontré une seule fois et que j'ai laissé en plan dans un train après avoir quasiment insulté sa profession.
Le silence pesant dans la pièce s'interrompt quand une fillette rousse, qui doit avoir dix ans, apparaît en courant dans le salon.
— Ange ! Ange ! Ange est revenu !
Ange la prend dans ses bras et la fait tournoyer en l'air en riant. Je souris, et cette vision me rappelle ma potentielle relation avec Jasmine, si nous nous étions connues enfant. L'adolescent repose la fillette au sol avant de se tourner vers moi.
— Voici ma sœur Mathilde, il la désigne fièrement de ses deux mains, Mathilde voici Violette, mon invitée.
Et soudain il retrouve son attitude extravagante du train. Il est fascinant comment le simple fait de revoir sa petite sœur le change radicalement.
Il l'invite à partir puis attrape son sac posé sur un guéridon. Je lève les yeux vers lui et serre le carnet entre mes mains, presque à en abîmer le cuir. Je suis honteuse de l'avoir si mal traité alors qu'il m'invite gracieusement chez lui maintenant. Il s'installe en face de moi, ouvre son bagage, en sors mon carnet et mon stylo-plume qu'il me tend :
— J'espère que vous ne m'en voudrez pas de les avoir pris, j'ai pensé que...
— Je suis désolée, je l'interromps, je n'aurais pas dû vous parler sur ce ton. Une mauvaise expérience n'est pas une raison de faire une généralité, d'autant plus que retrouver ces objets m'a rendu un grand service et je vous en suis redevable.
Je prends mes affaires de ses mains.
Tout va bien Violette, je comprends votre frustration et je ne vous en tiens pas rigueur. Maintenant dites-moi ce que vous faisiez dans cette ruelle, sans vos amies qui plus est.
Il a vraiment l'air inquiet. J'hésite à lui en parler, mais j'en ai besoin, je dois m'ôter ce poids de la poitrine, et Ange est pour l'instant ce qui se rapproche le plus d'un ami à Paris. Je lui raconte donc tout depuis la mort de ma mère. La lettre, mon ambition de retrouver Jasmine, mon espoir en voyant l'adresse et ma déception face aux paroles de la domestique. Il écoute sans m'interrompre. Il acquiesce à chacune de mes phrases et m'aide à m'exprimer quand les mots me manquent. Cette matinée fut intense en émotions et je suis soulagée d'être écoutée.
Ange me propose de manger puis de faire une sieste cet après-midi, car selon lui j'avais l'air "de ne pas avoir dormi depuis cent ans". On m'installe donc dans une des chambres d'amis, qui est toute aussi extravagante que le reste de la maison : draps et rideaux de soie, commode en séquoia et murs couverts de peintures d'achillées, la fleur du courage.
Chère Jasmine,
J'ai peur de ne jamais te rencontrer, j'ai peur que tout cela soit vain, et que le croup t'ait finalement emporté. Ces lettres ne seront dans tous les cas jamais postées, alors pourquoi continuer d'écrire ? Pour les mettre sur ta tombe ? Pour me souvenir que je suis une pauvre orpheline dont il ne reste aucun membre de la famille en vie ?
J'espère te donner un jour mon carnet, que tu y lises toutes ces lettres, et qu'éventuellement tu apprennes à me connaître, à m'apprécier. Où que tu sois. Nous continuerons les recherches demain. Je me fais confiance, et je te retrouverai, pour t'éviter de ressentir cette solitude toi aussi.
Amicalement,
Violette.
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