Prologue
Jouant des coudes pour se frayer un chemin dans les rues bondées d'Elyseum, Eleonor Woodbury revenait du centre de rationnement le plus proche avec dans son sac à dos de quoi sûrement lui valoir une agression si quelqu'un en venait à soupçonner la valeur de son chargement : des portions d'algues sèches en nombre suffisant pour tenir deux semaines, quelques fruits et légumes aux qualités gustatives et nutritives discutables, ainsi qu'une boite d'œufs et une pièce de viande rouge ridiculement petite, surtout pour deux. Il s'agissait néanmoins d'une aubaine, la viande en dehors de la volaille étant rare et difficile à trouver. Dommage qu'il n'y ait plus eu de pain ou de pâtes en stock, car la journée aurait alors été parfaite.
Mais c'était là la réalité du quotidien à Elyseum, comme partout à la surface du globe d'ailleurs. La mégalopole, l'un des trois derniers bastions de l'humanité sur cette étendue de terre autrefois appelée Europe, malgré un nom idyllique promettant monts et merveilles, n'avait rien d'un paradis. Ici, point d'éternel printemps, seule une éternelle grisaille. La jeune femme leva le regard résigné en direction du dôme qui protégeait Elyseum de l'extérieur, non sans se sentir écrasée par la hauteur et la massivité des innombrables tours qui l'entouraient. Il y en avait presque mille et chacune d'elles abritait, telle une ville dans la ville, quelques centaines de résidents.
Enfant de ce milieu du XXIIIe siècle, Eleonor aurait dû y être habituée car elle n'avait toujours connu que la vie sous le dôme. A l'instar de chaque citoyen dans chacune des cités, les conséquences des cataclysmes successifs qui avaient frappés la Terre rendaient certes son quotidien pénible, mais elle y était habituée depuis l'enfance. Plus rares – toutes proportions gardées – étaient ceux à contempler les séquelles de la Terre tous les jours. Il fallait pour cela franchir les points de barrage et passer les hauts murs du dôme ; or la majorité de ses habitants n'en sortaient jamais de toute leur vie. Ils étaient comme préservés, en quelque sorte. Pour eux la dévastation était une réalité, oui, mais une réalité distante ; une monstruosité qu'ils n'avaient jamais constatée de leurs propres yeux : ils savaient sans véritablement comprendre. Et s'ils avaient la nostalgie de paysages plus enchanteurs, c'était uniquement à cause de documents d'archives.
Même Eleonor qui, pourtant, s'était déjà rendue quelques fois à l'extérieur, le temps pour elle de grimper dans un véhicule aux fenêtres et volets hermétiquement fermés, ne comprenait pas réellement. Elle n'avait jamais vraiment pu vérifier toute l'étendue de la dévastation, et sans doute était-elle en grande partie responsable de cet état de fait. Pour toutes ces fois où elle avait détourné le regard, baissant les yeux pour se concentrer sur ses pas plutôt que de porter son attention sur le paysage de mort et de désolation qui l'entourait alors.
Mais il fallait croire, malgré cela, malgré cet aveuglement volontaire, que l'être humain n'était pas réellement fait pour vivre dans un bocal. Un bocal... l'image aurait prêté à la plaisanterie si elle n'avait pas été si tragique. Car c'était bien ce qu'était le dôme : un bocal titanesque, à la fois prison et protection.
Il y avait bien longtemps que la Terre était devenue invivable pour ses habitants. Au moins six générations, peut-être même sept. Aujourd'hui l'atmosphère était irrespirable et les nuées si denses que c'est à peine si les rayons du soleil arrivaient à percer. Les écosystèmes avaient été dévastés à l'exception de quelques territoires résiduels, enclaves relativement préservées et maintenues sous cloche bien sûr. Sur les milliers d'espèces animales et végétales qu'avait jadis abritées la Terre, il n'en restait pour ainsi dire qu'une poignée et la plupart étaient dévolues à ce qu'il subsistait de l'élevage et de l'agriculture. Volailles et bétail étaient ainsi élevés – si l'on pouvait toutefois encore utiliser ce terme – dans des fermes à étages tandis que fruits, légumes et céréales étaient produits dans des fermes hydroponiques, abritées par des dômes situés en périphérie de la ville. Au dehors ? Un enfer toxique où seuls les cafards pouvaient espérer survivre. L'on était loin de l'Eden : A la manière d'un virus qui aurait tué son hôte, l'espèce humaine se débrouillait quand même pour survivre après la mort de ce dernier.
Sur qui en retombait la faute ? Sur les dirigeants et les actionnaires des multinationales que l'appât du gain avait poussés à piller le monde au-delà du raisonnable ? Sur les médias qui avaient cristallisé le débat écologique sur le seul point du changement climatique, maintenant dans l'ombre d'autres désastres annoncés comme la disparition progressive des pollinisateurs ou les ravages causés par la surpêche aux grands prédateurs marins ? Ou bien ces milliards d'êtres humains qui par indifférence ou ignorance, mal informés, prisonniers de leurs préoccupations et difficultés quotidiennes, étaient restés passifs ? Au moins leurs ancêtres, à la suite des guerres engendrées par les bouleversements de leur monde, s'étaient-ils un peu préoccupés des générations futures quand ils s'étaient lancés dans la construction des dômes. On pouvait au minimum leur accorder cela. Eleonor ne jugeait pas l'Histoire car il n'appartenait à personne de le faire. Il était bien trop facile de juger après-coup. Comment aurait-elle agi si elle avait vécu à cette époque ? Elle-même aurait été incapable de le dire. Sans doute aurait-elle fait partie de ces milliards d'individus que la postérité avait déclarés coupables d'indifférence. Non, récriminer contre le passé et vouer aux gémonies des gens morts depuis longtemps était chose vaine. Une perte de temps et d'énergie inutile car ce qui était fait était fait, et le passé ne pouvait être réécrit, que l'on s'en désespère ou pas. La seule chose à faire était de continuer à avancer coûte que coûte malgré un legs lourd à porter, continuer à vivre et à se battre en espérant que l'avenir serait un jour meilleur que le présent. Ce qui comptait était aujourd'hui et aujourd'hui, l'humanité reportait ses espoirs et ses rêves sur Mars.
Détournant les yeux du dôme, Eleonor bifurqua à droite à l'intersection qu'elle venait d'atteindre et s'engouffra dans l'obscure ruelle qui conduisait à l'entrée de sa tour. De longues minutes plus tard, elle tirait la porte avec un soupir de soulagement et s'engouffrait dans le hall d'entrée. Puis elle entreprit l'ascension des escaliers jusqu'au cinquante-sixième étage où se trouvait l'appartement qu'elle partageait avec James, l'ascendeur étant tombé en panne cinq ans auparavant et n'ayant pour l'heure pas encore été réparé. Comme d'habitude l'escalade prit une éternité et Eleonor ahanait comme une bête de somme, littéralement sur les rotules, quand elle regagna enfin ses pénates.
- Je suis rentrée ! s'annonça-t-elle en criant avant de se diriger vers la cuisine où James la rejoignit au bout de quelques secondes.
- Comment ça s'est passé ? Aucun problème sur le trajet du retour ?
Eleonor tourna vers son jumeau un visage au sourire fatigué.
- Super, répondit-elle avec un enthousiasme forcené, mais la prochaine fois c'est toi qui t'y colles.
Eleonor, occupée à déballer le contenu de son sac, eut un regain d'énergie en extirpant l'emballage contenant son morceau de viande. Emballage qu'elle brandit triomphalement en l'air pour l'agiter sous le nez de James.
- Hé regarde ! De la chèvre ! Oui môsieur ! De la vraie de vraie !
- Nooon ! se récria son frère en écarquillant les yeux. Comment as-tu fait ? Même dans le quartier de Densberg on galère pour en dénicher.
- Héhéhé ! Disons que je connais quelqu'un qui connaît quelqu'un...
- C'est Léo, c'est ça ?
Eleonor grimaça avec embarras.
- Oui bon d'accord, tu as raison, c'est Léo.
- Pauvre Léo ! Toujours à espérer. Quand vas-tu lui donner sa chance à ce garçon au lieu de le laisser mariner ?
- Tsss !
- Quoi ? Il te plait non ?
- Oui oui... Il est sympa et pas trop mal mais... Ecoute, reprit Eleonor avec un sourire enjôleur, si ça lui fait plaisir de me faire plaisir, qui suis-je pour le décevoir ?
Une expression désapprobatrice transparut sur le visage de James et Eleonor se renfrogna à son tour.
- Mais merde à la fin ! Tu n'as qu'à sortir avec lui, toi, si tu l'aimes tant que ça ce « pauvre » Léo ! Mais en ce qui me concerne, je ne vais pas me mettre en couple juste par reconnaissance, juste pour les avantages que ça nous rapporte ! Ce ne serait pas correct !
- Oh oh ! Pas correct ? Pardon ? Tu te fiches de moi là ? Parce que profiter de lui de cette manière, ça l'est peut-être ?
- Nooon... mais c'est moins grave. Parce que ce n'est pas non plus comme si je l'encourageais. Je ne me suis jamais comportée avec lui différemment qu'avec n'importe lequel de mes amis. Alors imaginons qu'on sorte ensemble, okay, très bien... et si ensuite on casse, il se passera quoi ? Je vais te le dire moi : tu pourras leur dire adieu aux petites attentions de Léo !
La jeune femme soupira et se pinçant l'arête du nez.
- Bon stop, ça suffit... On arrête et on passe à autre chose. Je n'ai pas envie de me disputer avec toi.
- Ca me va, abdiqua James qui lui non plus n'appréciait pas de se quereller avec sa sœur. A ce propos...
D'un geste rapide il lui tendit l'enveloppe marquée du sceau de la Spatiale qu'il avait gardée cachée dans son dos depuis le début de leur échange.
- Elle est arrivée ce matin.
- Est-ce... Est-ce ce que je crois ? demanda Eleonor, le regard soudain fiévreux et empli d'espoir.
Le jeune homme opina du chef mais sa gorge se serra un peu. Même s'il faisait de son mieux pour le lui cacher, son appréhension n'était pas tout à fait semblable à celle qui pouvait habiter sa jumelle. James savait à quel point cette lettre comptait pour Eleonor, et pas seulement pour elle d'ailleurs. Il était possible que cette enveloppe, pourtant si fine et légère, soit porteuse de l'avenir de l'Humanité.
Qu'elle soit choisie serait un grand honneur... Le plus grand des honneurs. Je sais tout cela, mais...
Oui, objectivement et intellectuellement, il le savait. Mais une petite part de lui, sa part émotionnelle, plus égoïste, avait répugné à lui remettre cette lettre tout de suite, consciente du changement qu'elle pourrait signifier pour eux.
Je ne peux pas m'empêcher d'espérer le contraire, de vouloir que leur préférence soit allée à un autre. Je ne veux pas qu'elle s'en aille.
Eleonor tendit une main fébrile vers l'enveloppe avant de se raviser en se mordillant la lèvre inférieure.
- Non. Lis-la, toi. Je n'ose pas.
Et si cette lettre lui annonçait qu'elle n'était pas l'élue de la Spatiale ? Eleonor n'était pas sûre de pourvoir supporter l'incommensurable déception qui en découlerait. Mais peut-être que si un autre qu'elle ouvrait l'enveloppe, cela lui porterait chance ? Encore une superstition stupide bien sûr !
Mais elle en crevait tellement d'envie de ce vol ! Elle avait tant donné à ce programme ! Des années d'entraînement ! Des années de régimes sévèrement calibrés et de séances de sport innombrables, tout cela pour que son corps ne souffre pas trop de l'apesanteur... des protocoles à connaître sur le bout des doigts, des cours théoriques par dizaines, des simulations par centaines, et pour finir de longs séjours en orbite... Des années qu'elle n'avait vouées à rien d'autre que la poursuite de son objectif : mangeant Spatiale, discutant Spatiale, pensant Spatiale, respirant Spatiale, rêvant même Spatiale ! Bref, vivant Spatiale. L'institution et le pilotage étaient devenus toute sa vie ; et Mars ? Le centre de son univers, sa ligne d'horizon, une obsession de chaque instant. Eleonor désirait ardemment être le pilote du vol inaugural vers la planète rouge. Ce pilote qui écrirait la première page de la nouvelle Histoire de l'Humanité.
Parce que l'enjeu était vital pour le genre humain, bien sûr ! Mais également pour le frisson de l'aventure et la gloire qu'elle en retirerait. Oh oui ! Contrairement à plusieurs de ses collègues, la jeune femme n'avait jamais cherché à dissimuler l'ambition qui la dévorait. Les beaux discours sur l'abnégation permettaient certes de faire bonne figure en société, hors de l'enceinte de la Spatiale ; mais Eleonor savait qu'elle n'était pas la seule pilote à rechercher la consécration. Au moins, se disait-elle, ne faisait-elle pas preuve d'hypocrisie. Pas comme ce prétentieux de Hans Weber, le principal de ses concurrents et grand habitué de la première place ! Mauvaise perdante et envieuse ? Elle l'était sans aucun doute ; alors si elle pouvait à l'occasion enfin lui rabattre le caquet, ce ne serait que du bonus. Pour toutes ces raisons, or donc, quelles soient ou non altruistes et nobles, Eleonor voulait cette place.
James décacheta l'enveloppe, déplia la lettre qu'elle contenait et la parcourut du regard avec une lenteur désespérante. Comme il restait silencieux, Eleonor se mit à trépigner en se grattant nerveusement le dos de sa main droite, son anxiété allant en grandissant à mesure que les secondes défilaient.
- Alors ? Qu'est-ce que ça dit ?
James se raidit.
- Mademoiselle Woodbury, après examen de vos états de services par ailleurs excellents, nous... nous...
- Oh... je vois ! J'ai échoué, c'est ça ? Pas la peine de prendre des gants !
Eleonor, anéantie, sentit ses yeux la picoter et renifla. Une profonde amertume déforma les traits de son visage.
- Si tu me cherches je serai dans ma chambre, lâcha-t-elle avec dépit en tournant les talons, proche de fondre en larmes.
Son frère lui chopa le bras in-extremis pour la retenir.
- ... Nous avons le privilège et le plaisir de vous informer que vous avez été sélectionnée parmi une trentaine de candidats à travers le monde pour être le pilote du vol inaugural vers Mars.
- Hein ? Quoi ? balbutia la jeune femme en se figeant, comme hébétée.
Qu'avait-il dit ? Elle osait à peine y croire. James s'approcha de sa sœur qu'il serra doucement dans ses bras.
- Tu l'as fait Eleonor, tu l'as fait...
Son rêve se réalise... soit heureux pour elle. C'est un grand honneur. Alors sois heureux.
Mais il avait beau tenter de se raccrocher à ce refrain, il ne l'était pas. Pas vraiment. Pas du tout. Au diable l'honneur ! La perspective du départ d'Eleonor ne l'enchantait pas et il laissait à d'autres le soin de se réjouir pour elle.
- Félicitations, murmura James qui ne put empêcher quelques larmes de tristesse de s'échapper de ses yeux.
Un seul mot. Un seul. Et pourtant il lui en coûtait de le prononcer. Car il n'était pas sincère. Ce mot à lui seul était une torture, plus douloureux sûrement qu'un coup de poignard en plein cœur.
- J'ai... réussi ? hoqueta Eleonor avec incrédulité.
- Oui, c'est ce que je viens de te dire.
- Vraiment ?
- Oui..., répéta James, avec un goût de cendres dans la bouche.
Inconsciente des tourments dont elle était la cause, Eleonor lâcha un rire hystérique.
- J'ai réussi... J'ai réussi ! se mit-elle à exulter tandis que des larmes de joie et de soulagement mêlés inondaient ses joues.
James resserra sa prise et Eleonor commença à se tortiller pour échapper à l'emprise exercée sur elle.
- Du calme.
Du calme ? Comment voulait-il qu'elle se calme ? Elle allait se rendre sur Mars ! Elle serait une pionnière, une véritable exploratrice ! La première depuis que l'Homme s'était posé sur la Lune ! Et elle serait une héroïne ! Elle ouvrirait la voie au sauvetage de l'Humanité ! Comment voulait-il qu'elle reste calme ? Un moment qu'elle attendait depuis si longtemps ! Calme ?! Mais elle en était étourdie de bonheur au contraire ! Et pour un peu ses jambes se seraient dérobées sous elle ! Enivrée, triomphante, en extase, voilà comment elle se sentait ! Elle ne voulait pas rester calme, mais partager son euphorie avec le reste du monde ! Elle avait envie de hurler son bonheur sur tous les toits d'Elyseum ! Calme ?!
- Doucement ! Tu m'étouffes.
- Rien à fiche, soupira son frère. Tu vas affreusement me manquer.
- Hé ! Mais tu sais que je ne pars pas tout de suite, hein ? protesta sa sœur s'agitant de plus belle.
- Je sais, mais c'est tout de même l'une des dernières fois où l'on pourra dire qu'on est jumeaux.
Obsédée comme elle l'était par ce voyage vers Mars, Eleonor n'y voyait surtout – tel un papillon de nuit irrésistiblement attiré par une flamme – que le lustre de l'exploit et de la renommée. Elle ne réalisait pas pleinement ce que cette expédition signifiait pour eux ; mais James oui. Lui avait cruellement conscience du prix qu'il leur faudrait payer.
La plupart des gens l'ignorait, mais le temps dans l'espace s'écoulait plus lentement que sur Terre. Alors même que la perception qu'en aurait sa sœur durant son périple ne changerait pas, dans l'absolu le temps défilerait plus vite pour James que pour Eleonor.
Personne ne savait exactement de combien serait ce ratio puisque c'était la première fois qu'un tel voyage était entrepris. Les théories étaient nombreuses mais aucune n'était encore éprouvée. Quelques minutes pour sa sœur équivaudraient probablement à des années pour lui, et elle lui reviendrait plus jeune que lui. Avec un peu de chance, s'il ne mourrait pas avant, James serait probablement grand-père ; mais il était aussi possible que ce voyage interstellaire constitue un adieu, au lieu d'une séparation, certes longue, mais temporaire. Qui pourrait réellement se réjouir de cette perspective ? Comment James pourrait-il en être heureux ?
- C'est bon, murmura Eleonor en tapotant l'épaule de son frère. Je crois que tu peux me lâcher maintenant.
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