4. Portée disparue
(chapitre en attente de modifications suite aux remaniements du prologue)
Un peu plus de sept mois s'étaient écoulés depuis le départ d'Eleonor et son absence se faisait cruellement sentir pour James. Ce n'était pas tant la surcharge de tâches du quotidien, comme se farcir tous les allers-retours au centre de rationnement, que ces centaines de petits détails – un vêtement oublié sur le dossier d'une chaise, sa sœur prenant son temps aux toilettes alors qu'il était pressé, la pelote de cheveux laissée dans la cabine de douche... – qui vous rappelaient que votre moitié d'âme n'était plus là. Car c'était bien ainsi que James avait toujours considéré Eleonor, comme une véritable extension de son être. Il était le plus fusionnel des deux et en était bien conscient. Sa sœur avait toujours été la plus indépendante. Elle avait toujours cherché à se démarquer pour échapper à ce qu'elle appelait ironiquement « l'étiquetage gémellaire », et ce dès leur plus jeune âge. Eleonor n'avait jamais apprécié les gens qui considéraient les jumeaux comme une espèce d'entité mal définie mais à l'évidence monolithique. Comme s'ils constituaient les moitiés indissociables d'un tout, inséparables comme s'ils étaient les symbiotes l'un de l'autre. Comme si, parce qu'ils se ressemblaient physiquement, ils devaient forcément être identiques en tous points. « Mais ton frère y arrive, lui, pourquoi pas toi ? » Il n'y avait jamais rien eu de mieux comme remarque, durant leur enfance, pour la faire bondir au plafond en poussant des cris d'orfraie outragée. « Parce que je ne suis pas mon frère ! » s'exclamait-elle alors.
Mais James était différent et sa dépendance à sa sœur – car l'on pouvait effectivement parler de dépendance – s'était même aggravée à la mort de leurs parents, survenue vers la fin de leur adolescence, alors que ces derniers travaillaient sur un site d'extraction de minerais. Une plateforme d'extraction – à cause d'usures internes dans sa structure porteuse non détectées lors des derniers contrôles de sécurité – s'était effondrée en emportant avec elle tous ceux qui s'y trouvaient alors. Il y avait eu plus de deux cent morts, pour la plupart tués sur le coup. Cela n'avait pas été le cas pour les ingénieurs et époux Scott et Anne Woodbury, dont la baie de la cabine où ils se trouvaient avait volée en éclats, tandis que le sol sous leurs pieds s'effondrait : Piégés sous des décombres, grièvement blessés et dans l'incapacité de prendre un masque respirateur pour se prémunir de l'air toxique qui emplissait et leur brûlait leurs poumons, leur agonie avait été longue et sans aucun doute au-delà du supportable. Depuis cet incident les procédures de contrôles s'étaient multipliées et durcies ; de même qu'une mesure de précaution avait été instaurée, établissant qu'aucuns conjoints avec enfants ne pourraient plus travailler en même temps sur des postes à risques. L'arrêté n°4627 dit « Woodbury » ; un hommage posthume qui n'avait pas beaucoup consolé les orphelins devenus pupilles d'Elyseum.
A vingt-trois ans, James devait donc apprendre à vivre sans la présence quasi-constante de sa sœur. Cela n'allait pas sans mal car Eleonor Woodbury était d'ors et déjà devenue une héroïne pour le monde entier et des questions se mettaient à fuser de toutes parts dès qu'il se présentait à quelqu'un. Des questions qui non seulement remuaient le couteau dans la plaie, à savoir qu'il ne la reverrait pas avant longtemps, mais qui troublaient aussi sa tranquillité et l'agressaient, leurs auteurs ne s'embarrassant généralement pas de retenue quand ils manifestaient leur curiosité.
Cela dit il y avait aussi quelques bons aspects à sa situation : obligé de sortir un peu de sa bulle, James avait tissé de nouvelles amitiés... dont Lise, avec qui il sortait maintenant depuis trois mois. La vie continuait, avec ou sans Eleonor. Et tout comme sa vie personnelle, sa vie professionnelle avait elle aussi prise un nouveau tournant, puisqu'il avait décidé de quitter le domaine civil pour intégrer une branche de recherche de la Spatiale. Physicien expérimental spécialisé en physique appliquée, notamment en sciences des matériaux, James se destinait à l'origine à l'aéronautique mais son intérêt se tournait à présent vers l'espace. Il espérait qu'on lui donne sa chance et qu'il pourrait bientôt intégrer l'unité de recherche dédiée à l'amélioration de la conception des vaisseaux. Une manière de se rapprocher un peu, en quelque sorte, de sa sœur partie dans les étoiles.
***
Ce soir-là, après avoir quitté son travail, James passa au centre de rationnement dans l'espoir de trouver un petit quelque chose qui pourrait agrémenter le dîner qu'ils avaient prévus de partager, avec Lise. Sa collecte fut fructueuse puisqu'il réussit à mettre la main sur un bocal de pêches au sirop et obtint une antique bouteille de vin en échange d'une fortune en tickets de rationnement. Les prochains jours ne seraient pas aussi fastueux puisqu'il devrait se serrer la ceinture mais Lise était le genre de femme qui en valait la peine.
James reprit ensuite le chemin de son appartement en faisant un crochet pour éviter le quartier romain où un gang sévissait depuis quelques semaines. Les autorités d'Elyseum ne tarderaient probablement pas à y mettre bon ordre. Les forces d'assaut investiraient le quartier et le fouilleraient tour par tour afin de débusquer le gang et le déloger de l'endroit où il s'était établi. Risquant d'être abattus à vue, sans aucune sommation ni possibilité de se rendre, il y avait fort à parier que ses membres plient bagages avant l'arrivée des autorités. Ils changeraient de quartier, puis migreraient vers un autre, et encore un autre... et ainsi de suite jusqu'à ce qu'un jour ils finissent par revenir dans les parages. Un cercle vicieux auquel tous les habitants de la cité-dôme s'étaient habitués avec résignation.
Une fois chez lui, James verrouilla précautionneusement la porte d'entrée, alluma la télé – un vieux modèle récupéré dans une décharge et retapé tant bien que mal – puis se déplaça dans la cuisine pour préparer la purée qui constituerait sans doute à elle seule le plat principal de son repas en amoureux.
Comme d'habitude les nouvelles aux infos étaient peu réjouissantes. Le quartier de Sopron venait d'être mis en quarantaine après que les autorités sanitaires aient constaté plusieurs cas de variole, le virus ayant en effet fait sa réapparition au cours du XXIe siècle. Une femme, également, avait été arrêtée pour grossesse illicite. C'était là tout le problème lorsque l'on était menacé d'extinction tout en vivant dans un milieu confiné où le nombre de places restait, somme toute, limité : Il fallait maintenir l'espèce humaine à un seuil minimal de population, afin de favoriser le brassage génétique qui assurerait la bonne santé des individus, cela tout en évitant une explosion démographique, comme les dômes avaient pu en connaître dans les premiers temps de leur existence. Un boom qui leur serait, à tous, préjudiciable étant donné le peu de ressources disponibles. Voilà pourquoi un contrôle des naissances avait été mis en place et qu'il fallait désormais une autorisation délivrée par les gouvernements des cités-dômes pour mettre au monde un enfant ; mais les listes d'attente étaient souvent longues et il arrivait régulièrement que certains n'aient pas la patience d'attendre des mois, voire des années. Qu'arrivait-il alors ? Lorsque la grossesse était peu avancée, les mères étaient contraintes d'avorter ; et si ce n'était pas leur premier délit du genre et qu'il y avait déjà eu récidives, elles se faisaient opérer pour se faire retirer leurs ovocytes. A l'inverse, si la grossesse était trop avancée, celle-ci était menée à terme puis les nouveau-nés étaient retirés de la garde de leur génitrice pour être placés dans un foyer inscrit sur la liste. Des nouvelles comme celle-ci étant coutumières de la une, James ne lui prêta pas plus d'attention qu'elle n'en méritait. De toute manière, on venait de sonner à la porte.
Déjà là ? s'étonna le jeune homme en se dirigeant vers la porte d'entrée.
Il était encore tôt et normalement Lise n'aurait dû le rejoindre que dans deux heures. La bonne humeur de James s'envola aussitôt qu'il découvrit les deux hommes en uniforme de la Spatiale qui l'attendaient de l'autre côté de l'huis. Le premier des deux lui était inconnu mais il avait déjà croisé le second en plusieurs occasions. Il s'agissait de Benjamin Morel, le responsable du programme Arche, autrement dit le supérieur en chef de sa sœur. Quelque chose n'allait pas. Car une personnalité aussi importante que Benjamin Morel ne se serait pas déplacée pour le voir sans une excellente raison. Non, quelque chose n'allait vraiment pas et cela ne pouvait que concerner sa jumelle. La gorge de James se serra et il secoua la tête, les yeux rendus humides par la terrible certitude qui venait de s'abattre sur lui.
- Non... oh non... Pas Eleonor. Tout mais pas ça.
Le regard de Benjamin Morel se fit compatissant.
- Je suis navré monsieur Woodbury... mais j'ai bien peur que les nouvelles que j'apporte ne soient pas bonnes. Et je le regrette, croyez-moi. Peut-on entrer ? S'il vous plait ?
***
- Comme vous le savez, Europa III reçoit régulièrement des rapports en provenance de l'IA du Pioneer.
Assis dans le canapé de l'appartement, un verre d'eau posé devant lui apporté par James, Benjamin Morel tentait d'expliquer la situation avec autant de délicatesse que possible, hésitant sur les mots exacts à employer. Jamais encore il n'avait eu à faire cette démarche en personne, et cela se voyait. Lui qui était l'un des hommes les plus importants de la planète se sentait gauche et emprunté face au frère de sa pilote.
- Il y a quarante-huit heures, le rapport que nous aurions dû recevoir ne nous est pas parvenu. Nous avons préféré attendre avant de vous annoncer la nouvelle, dès fois que l'IA ait connu un dysfonctionnement passager qui aurait été résolu par les systèmes, mais...
- Elle a aussi manqué le rendez-vous suivant, compléta James qui, hagard, dut s'asseoir en sentant le sol se dérober sous ses pieds.
Son pire cauchemar venait de devenir réalité.
- Oui, nous sommes à présent sûrs que l'IA a cessé d'émettre. Eleonor est dès à présent portée disparue.
- Portée disparue... Ah ! Portée disparue ! Dans l'espace ! Dites plutôt que vous pensez qu'elle est morte !
Benjamin Morel grimaça avec gêne.
- C'est en effet l'hypothèse la plus vraisemblable.
- Que s'est-il passé ?
- En toute franchise, nous n'en savons rien.
- Vous ne... n'en savez rien ? Vous venez ici me dire que ma sœur a disparue et vous ne savez ni pourquoi ni comment ?! Je croyais que les rapports de l'IA servaient justement à vous tenir au courant !
- Les derniers rapports reçus par Europa III semblent indiquer que tous les systèmes du Pioneer fonctionnaient comme prévus. Nous savons avec certitude que votre sœur a effectué quatorze pourcents de son trajet avant que nous perdions le contact avec elle. Jusque là, tout allait parfaitement bien. Elle a juste... disparu.
- Allez-vous faire quelque chose ? Monter une mission de sauvetage ? Dites-moi que vous allez tenter quelque chose !
- Non. Nous ne le pouvons malheureusement pas. Toutes les ressources disponibles sont allouées à l'achèvement de Voyager et d'Exodus. Nous ne pouvons pas nous permettre d'en gasp... de construire un quatrième vaisseau. Mais si jamais nous découvrons un nouvel élément pouvant nous éclairer sur ce qui s'est passé, vous en serez le premier informé.
- Alors vous n'allez rien faire ? Juste... attendre ?
Le responsable du programme Arche lâcha un soupir las.
- Monsieur Woodbury, votre sœur connaissait les risques quand...
- Et vous maintenez quand même le programme ? le coupa James avec colère. Après ce qui vient de se passer ?
- Oui. Parce que trop de ressources ont déjà été engagées dans ce projet. Nous ne pouvons plus faire marche arrière. C'est trop tard pour cela. Nous enverrons donc Voyager comme prévu dès qu'il sera opérationnel, en modifiant sa trajectoire de manière à éviter la zone où Eleonor a disparu. De même..., continua Benjamin en se mordillant la lèvre inférieure, les gouvernements des cités-dômes ont décidé que la disparition de votre sœur serait classée confidentielle. Nous ne vous en avons informé qu'à titre exceptionnel, eut égard au respect que le corps de la Spatiale dans son ensemble éprouve pour Eleonor... mais vous ne devrez en parler à personne.
- Quoi ?!
Et faire comme s'il ne s'était rien passé ? James regardait à présent Benjamin Morel avec horreur. Se rendait-il compte de ce qu'il exigeait de lui ? De ce qu'il venait de lui faire ?
Si c'est le prix que je dois payer pour la vérité, j'aurais préféré ne rien savoir.
- Je n'apprécie pas cette décision plus que vous, je vous l'assure, mais je reconnais qu'elle est nécessaire. Monsieur Woodbury, vous devez comprendre dans quelle situation nous nous trouvons actuellement. Si la nouvelle de la disparition de votre sœur devait se répandre dans toutes les cités-dômes, ce serait le début de la fin, le... coup de grâce. Ce serait la panique générale, des émeutes éclateraient partout et le peu qui subsiste de nos civilisations risquerait fort de s'effondrer. Pour de bon cette fois. Nos concitoyens ont tant sacrifié... L'espoir d'une nouvelle vie sur Mars est le dernier rempart contre le chaos qui nous menace chaque jour. Nous ne pouvons pas permettre que cela arrive.
- J'en suis conscient. Je sais très bien tout ça, je le vis au quotidien, vous ne m'apprenez rien. Ce sera tout ?
- Oui monsieur Woodbury, ce sera tout. Et encore une fois je vous présente mes...
- Si c'est tout, dans ce cas sortez de chez moi.
***
La porte d'entrée claqua, l'informant que ses visiteurs étaient repartis, et James resta affalé sur le canapé à contempler le vide. Plus d'une heure s'écoula avant qu'il ne sorte de son abrutissement et ne se rappelle que Lise devait venir. Le jeune homme tendit une main vers son téléphone et composa son numéro. Elle décrocha aussitôt ; sa voix chaude et pleine de gaieté douloureuse à entendre.
- Oui James ?
- Lise...
- Ça ne va pas ? s'alarma immédiatement la jeune femme. Ta voix est bizarre.
Encore hébété, James mit quelques secondes à lui répondre.
- Non. Si... enfin non. Je suis un peu souffrant. Ça te dérangerait si on repoussait notre dîner à une prochaine fois ? Disons une semaine, le temps de m'en remettre un peu ?
- Non, non... bien sûr que non ! Mais je peux venir quand même pour te tenir compagnie.
- Non ! Surtout pas ! s'exclama James avec une véhémence sans doute choquante pour Lise. Je... désolé. C'est que je suis assez contagieux. Je ne voudrais pas que tu tombes malade toi aussi.
- Oh..., répondit la jeune femme, dont la déception était perceptible. D'accord. Repose-toi bien.
- Oui... merci, répondit James d'une voix un peu atone avant de raccrocher.
Il se dirigea ensuite vers la chambre d'Eleonor, dont il poussa la porte et dans laquelle il entra avant de s'asseoir sur le bord de son lit. Agaçante manie typique de sa sœur derrière laquelle il fallait souvent repasser, le lit n'avait pas été défait avant son départ. La couette était en désordre et les draps froissés, comme si elle y avait dormi la veille. Une impression qui n'en était que plus cruelle. Son téléphone dans la main, James lança le dernier message vidéo qu'il avait reçu d'Eleonor.
- Salut frangin ! s'exclamait joyeusement sa sœur sur l'écran. Comment ça va sur la terre ferme ?
Eleonor demeurait semblable aux souvenirs qu'il en conservait : des yeux couleur noisette pétillants de vie, des cheveux aux reflets dorés coupés courts, un sourire en coin toujours un peu moqueur... Elle n'avait pas changé et ne changerait probablement plus jamais désormais.
- Salut sœurette, murmura tristement James en effleurant l'écran du bout des doigts tandis que la version numérique d'Eleonor continuait son babillage.
-... C'est l'effervescence ici. Tout le monde est un peu sur les nerfs. J-1 avant le grand jour, tout ça, tout ça... Ah ! Mais moi j'ai hâte ! Non mais franchement, t'imagines ?
- Oui. J'imagine très bien.
- Dans moins de vingt-quatre heures je serai sur Mars ! Je vais me poser sur un sol que personne n'aura foulé avant moi ! Et les paysages ! Je suis sûre que les paysages de Mars doivent être fabuleux ! Phobos et Deimos surplombant l'horizon d'un désert rouge... Merde, ça va être grandiose ! Il faut que je me trouve une phrase qui claque, tu sais du genre « un petit pas pour l'homme... », ce genre là.
- T'es une vraie pile électrique, hein ?
- Bon, faut que je file. On m'appelle. On se revoit bientôt, bisous !
- Ouais... bientôt..., lui répondit son frère avec une pâle esquisse de sourire, tandis que les premières larmes se mettaient à couler le long de ses joues.
- Hé ! Au fait frangin... Je t'aimeuh !
- Moi aussi, murmura James avec un petit mouvement du pouce.
- Salut frangin ! Comment ça va sur la terre ferme ?
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