Au même moment, dans la splendide cité de Karse, capitale du Védeveld, le roi Eero contemplait le plafond de ses appartements privés d'un air rêveur. Un sourire vaguement malicieux étira ses lèvres en songeant que sa lettre devait à présent être parvenue à son destinataire.

- Je me demande comment cette enfant a réagi...

- Mon roi ?

Eero reporta son regard sur Himri de Karse, le cadet de ses deux fils, qui attendait en le dévisageant d'un air grave. Agé d'une vingtaine de cycles, une haute carrure, solide, des yeux clairs et une tignasse brune...

Et, les Dragons me pardonnent cet élan d'orgueil, un charme certain... tout comme son père, se flatta le monarque en caressant sa barbe d'un air satisfait.

Le souverain du Védeveld avait toujours l'impression, quand il le regardait, de voir en ce fils une version plus jeune et mieux portante de lui-même. Peut-être était-ce principalement pour cette raison que, de tous ses enfants – filles adorées incluses –, Himri était son favori. Ce n'en était pas la seule bien entendue. Sa préférence ne se basait pas uniquement sur leur ressemblance, car cela aurait été injuste pour le reste de sa descendance. Himri était également courageux, combattant émérite sans pour autant prendre plaisir à la violence, et il avait l'esprit vif. Il aurait fait un excellent héritier et souvent Eero se prenait à regretter qu'il ne fut pas l'aîné.

Erkki n'a pas mauvais fond, je le sais bien, mais il a trop de failles. Des faiblesses que personne ici n'ignorent. Nos vassaux risquent de n'en faire qu'une bouchée. Eivor nous épargne ! Je ne veux pas quitter ce monde en sachant que mon successeur pourrait être un roi fantoche, manipulé par ceux qu'il serait sensé gouverner ! J'espère qu'Errki saura bien s'entourer. Et qu'il gardera Himri près de lui, qu'il mettra son ressentiment de côté et fera un peu confiance à son frère.

Là était sa plus grande crainte pour l'avenir : que les intrigants de la cour ou des agents de l'Eldemid ne cherchent à exploiter le manque de confiance en lui d'Erkki pour dresser ses deux fils l'un contre l'autre. Une division qui fragiliserait le royaume et pourrait conduire à sa partition. Himri ne serait pas dupe et refuserait d'entrer dans ce jeu mais il était possible qu'Erkki ne lui laisse aucune chance en fonçant tête bêche dans le piège tendu par ses ennemis. Comment réagirait son cadet alors ? Il n'aurait d'autre choix que de se défendre avec tous les moyens à sa disposition.

Peut-être aurais-je dû encourager Erkki davantage, me montrer moins dur avec lui, et moins souvent le comparer à Himri, regretta le monarque.

Le sort en était jeté, cependant, et réécrire le passé était impossible. Sentant venir une quinte de toux, le roi Eero se saisit d'un mouchoir qu'il plaça devant sa bouche. Quelques gouttes de sang souillèrent le morceau de tissu, qu'il s'empressa de dissimuler en le roulant en boule pour le garder serré dans son poing.

- Père ? demanda cette fois Himri avec une sincère inquiétude.

- Ce n'est rien, lui répondit le souverain avec une légèreté feinte tout en songeant à l'impitoyable mais inéluctable effet du temps sur les hommes. Ce n'est rien. Nos vassaux ont-ils tous envoyés leurs troupes comme exigé ?

Face à lui Himri redressa les épaules dans une attitude plus martiale et reprit une expression plus formelle et neutre. Pour l'heure il n'était pas un fils s'entretenant avec son père mais un sujet dont la présence avait été requise par son monarque.

- Oui mon roi. Les armées du Védeveld stationnent actuellement dans la région des grands lacs. Elles n'attendent plus que vous pour se mettre en route et rallier Prenn.

- Pas moi, rectifia Eero. Toi. Le vieil homme que je suis doit savoir quand se retirer et laisser la place à la jeunesse.

- Moi ? s'étonna son cadet en écarquillant les yeux, bouche bée. Mais le souverain du Védeveld a toujours été celui qui a mené les armées au combat ! Ou son héritier quand il ne le pouvait pas ! Erkki...

- Ton frère a bien des qualités mais se battre et diriger des guerriers sur un champ de bataille n'en fait pas partie. Laisse-moi la tâche de faire comprendre à Erkki que cette décision n'est pas prise contre lui et qu'en rien elle ne remet en cause son statut d'héritier.

- Fort bien mon roi, j'accepte donc votre décision. Avez-vous des directives particulières concernant la campagne ? s'enquit le jeune homme d'un air lugubre qui reflétait à la perfection son opinion quant à la guerre annoncée.

- Himri, lui rappela fermement Eero. La Frange, jusqu'à très récemment, appartenait au Védeveld. Et il en était ainsi depuis des siècles. Au regard de l'Histoire, c'est à nous qu'appartient le territoire au nord de la frontière.

- Je sais parfaitement que nous sommes dans notre droit ! se défendit son fils avec raideur, révolté que son père puisse penser qu'il en allait autrement.

Eero se radoucit.

- Jamais je ne te demanderai de devenir comme ces chiens de guerre avides de sang que tu réprouves. Je te comprends, crois-moi, et répugne autant que toi à ce conflit. Les habitants de l'Eldemid autant que ceux d'Eykiveld sont nos frères et sœurs. Nous partageons après tout les mêmes ancêtres. Epargne les populations civiles autant qu'il te sera possible de le faire car ils sont innocents, mais ceux qui se dresseront devant toi épée en main devront être écrasés.

- Il sera fait selon votre volonté mon roi, abdiqua le jeune homme.

- Et... reste optimiste Himri. J'en appelle à la volonté et la clémence des Dragons, il est possible que cette guerre fratricide n'ait jamais lieu. Vous ne recevrez pas l'ordre d'attaquer Dreskir avant le début de l'été, et je ne désespère pas d'être parvenu à une solution moins coûteuse en vies humaines entre-temps.

Le jeune homme allait demander à son père et suzerain des précisions sur la stratégie qu'il avait en tête quand un serviteur entra pour annoncer l'arrivée de dame Anja de Barse. Quelques instants plus tard, une belle femme à la longue chevelure blonde et aux yeux verts, plus âgée de quelques cycles qu'Himri, fit son entrée accompagnée d'un homme d'armes qui resta en retrait.

- Ah ! Dame Anja ! Te voilà !

- Votre majesté, bonsoir Himri, répondit Anja avec une révérence admirablement exécutée, rompue comme elle l'était à cet exercice.

- Tu peux disposer, ordonna Eero à Himri qui tourna aussitôt les talons avec un sourire pour Anja et prit congé.

Après avoir rendu ses salutations à la dame de Barse, les yeux du monarque se posèrent sur l'homme vêtu de noir qui accompagnait celle-ci. Son regard perdit de sa chaleur comme il reconnaissait ces cheveux auburn et ces yeux couleur noisette, la cicatrice qui barrait le visage de l'individu. Réalisant pleinement l'identité de celui qui se trouvait en sa présence donc, Eero serra les poings avec fureur.

- Que fait l'Indigne ici ? demanda-t-il sèchement, refusant de ne serait-ce que prononcer le nom de l'honni. Sa seule existence est un affront fait aux Dragons et une injure à ma personne, je ne veux pas le voir. Qu'il sorte ! Immédiatement !

Anja obtempéra aussitôt et se tourna vers l'homme qui n'avait pas cillé, en apparence imperturbable, tant il était habitué à cette hostilité. Hostilité présente chez tous ceux qui connaissaient la nature de son crime... et ils étaient peu à l'ignorer.

- Attends dehors Runi, ordonna la jeune femme, tout aussi froide que son roi, à l'adresse de son garde du corps.

- J'aurais dû le faire exécuter pour ce qu'il a fait ! gronda le souverain en suivant d'un regard ombrageux l'homme qui sortait.

- Mais je vous ai demandé sa vie et vous me l'avez accordée. Elle m'appartient désormais, et à moi seule, répliqua doucement Anja de Barse. Elle m'appartient et je préfère qu'il vive. Qu'il vive et souffre jusqu'à son dernier souffle.

Eero secoua la tête en soupirant.

- Cruelle et impitoyable est la vengeance d'une femme. Ma sentence aurait été plus clémente.

C'était bien la première fois que le souverain du Védeveld se qualifiait lui-même de clément et la dame de Barse éclata de rire.

- Sûrement votre majesté ! Puis-je connaître la raison de ma convocation ?

- Oui. J'aimerais que tu partes en Eldemid pour une mission diplomatique. Si je peux obtenir ce que je veux sans que le sang ne soit versé, c'est tout aussi bien.

- Moi ?

- Je connais toute l'étendue de tes talents dame Anja. Au contraire de beaucoup de tes pairs qui te sous-estiment.

- Je vous remercie pour cette marque d'estime mon roi. Mais tout de même, il se pourrait que ce voyage soit un aller sans retour. La reine Irja est réputée pour son tempérament... difficile dirons-nous, et il se pourrait bien qu'elle décide...

Anja mima de sa main droite un geste de décapitation.

- La perspective de finir ainsi me déplairait souverainement, si je puis me permettre cette expression.

- A moi aussi dame Anja, à moi aussi... mais je te fais confiance pour savoir te tirer des situations difficiles que tu pourrais rencontrer.

- C'est trop d'honneur pour ma modeste personne.

Eero esquissa un sourire amusé car, s'il était bien une chose qui n'étouffait pas Anja de Barse, c'était la modestie. Bien qu'elle sache la feindre à la perfection quand les circonstances l'exigeaient. Eero du Védeveld tendit une liasse de papiers à la jeune femme pour qu'elle l'examine.

- Tu trouveras dedans tous les détails de ta mission, les concessions que je suis prêt à faire.

Anja de Barse s'empara des feuillets qu'elle se mit à parcourir rapidement, hochant la tête.

- La reine Irja serait bien folle de refuser proposition aussi généreuse.

- Je ne peux me montrer moins magnanime que Leiknir en son temps... mais la reine de l'Eldemid est aussi jeune et capricieuse. J'ignore si elle acceptera. Tu as jusqu'au début de l'été pour la convaincre d'accepter cette offre.

- Quelle marge de manœuvre ai-je ? Si jamais elle se montre trop réticente.

- Aucune.

Anja grimaça.

- Puis-je tout de même aller jusqu'à proposer une union ?

Eero prit le temps de la réflexion et finit par opiner du chef.

- Tu peux. Oui, ce serait même une solution parfaite. Mais n'oublie pas, tu as jusqu'au début de l'été.

Oh ça non ! Anja ne risquait pas de l'oublier, sa tête risquant fort de tomber à cette échéance !

- Et si... oh ! s'interrompit-elle avec une exclamation de surprise en découvrant la clause particulière de son ordre de mission. Voilà une stratégie inattendue de votre part votre majesté.

- Nécessité fait loi. Tu peux disposer. Et... je me fiche de ce qu'il arrivera à l'Indigne, mais toi... tâche de revenir en vie Anja.

- Je m'y emploierai de mon mieux mon oncle, répondit la jeune femme avec un sourire rusé, avant de quitter les appartements privés du roi.

***

- Comment pouvez-vous me faire cela ? demanda avec écœurement Erkki de Karse, aussitôt que son père lui eut appris la nouvelle du commandement des osts par son frère.

La déception était amère et sa jalousie à l'encontre de son cadet augmenta d'un cran. Himri, Himri ! Toujours Himri ! C'était toujours Himri que l'on vantait pour ses mérites et que l'on applaudissait ! Et lui ? N'avait-il pas assez sacrifié pour la couronne ? N'avait-il pas fait assez d'efforts ? Tous ces cycles passés à étudier la politique, la diplomatie, la stratégie, la gestion, l'histoire et la géographie, l'art des lettres... tous ces cycles passés à s'entraîner plus dur que n'importe quel autre à Karse dans le maniement des armes, jusqu'à en tomber de fatigue sur le sol, les mains en sang ! Tout cela dans l'espoir, qu'enfin, son père reconnaisse sa valeur ! Qu'il le reconnaisse enfin comme un héritier digne de ce nom ! N'était-ce pas suffisant ? Le tribut fait à sa charge n'avait-il pas été assez grand ? Non, à l'évidence puisque le roi avait décidé de confier la direction des armées à Himri. Encore Himri qui, même s'il ne pouvait légitimement prétendre au trône, continuait à lui faire de l'ombre et à le faire se sentir misérable, jamais à la hauteur des attentes royales !

Son propre frère... Non. Demi-frère en réalité, Himri étant le fruit d'un remariage.

- Et qu'en penseront nos vassaux ? Que croyez-vous que penseront nos sujets de moi ?! se mit à hurler Erkki, des larmes de rage et de frustration dans ses yeux. Ils penseront que leur futur souverain est un lâche ! Resté planqué à Karse pendant que ses hommes vont risquer leur vie ! Un pleutre, voilà comment ils me verront toujours ! Voilà tout ce que la mémoire retiendra de moi ! Et cela si personne ne remet en cause mon statut en constatant que votre préférence va à votre second né ! Qu'ai-je fait ? Mais qu'ai-je bien pu faire ô mon roi pour mériter cette injustice ?

Jamais encore Eero n'avait à ce point senti sur ses épaules le passage des cycles ni ne s'était senti aussi fatigué. Ni plus meurtri en son âme alors qu'il constatait l'étendue de la peine et du désespoir de son héritier. Eero avait toujours été aussi exigeant envers ses fils qu'il l'était envers lui-même. Il avait toujours voulu que ses enfants se surpassent pour devenir meilleurs encore que lui. Mais aujourd'hui le souverain se retrouvait face à son erreur de jugement : Erkki n'était pas comme lui. Il était plus sensible. L'avait-il trop poussé ? Aurait-il dû plus souvent lui témoigner son affection ? Pouvait-il à ce point avoir sous-estimé la détresse de son fils aîné, détresse dont il était le principal responsable ?

Quel père ai-je été pour blesser si cruellement l'un de mes enfants ? Que les Dragons me prennent en pitié et me pardonnent, ce n'est pas ce que je souhaitais.

- Je t'en prie Erkki, apaise tes démons. Je te l'ai expliqué, ce n'est pas la manière dont tu dois voir cette décision. Et si tu t'inquiètes à ce point de l'opinion de nos liges, je m'assurerai de leur faire comprendre la situation. Aucun ne doutera de ta bravoure, et c'est le serment d'un roi que je te fais.

Mais son fils se fichait bien de cette promesse, aussi royale fût-elle.

- Permettez-moi de me retirer votre majesté, demanda-t-il avec raideur.

- Je te l'accorde, soupira Eero avec lassitude.

*****

En coulisse :

Des personnages secondaires ont décidé de prendre dans ce chapitre plus d'importance que prévu au départ (sans me demander mon avis). Et d'autres personnages dont j'ignorais jusque là l'existence ont débarqué et se sont imposés (eux aussi sans me demander mon avis). Cela me donne envie de développer un peu leur histoire (Ouais ! Encore des chapitres à insérer dans la trame ! Je vais m'en arracher les cheveux et je finirai chauve... ) et je pense qu'on les reverra.

Je suis assez satisfaite de ce chapitre finalement. Je voulais montrer une guerre entre le Védeveld et l'Eldemid sans réel salaud dans l'histoire (même Geri de Molkern n'est sûrement pas aussi mauvais qu'il n'y paraît... enfin je crois, je ne le connais pas encore assez). Bref je voulais une guerre dont au fond personne ne veut, avec des personnages auxquels on puisse s'attacher dans les deux camps. Je ne voulais pas d'une opposition binaire et simpliste avec d'un côté les gentils et de l'autre les méchants (parce que dans la vie, la vraie, il n'y a pas ces stéréotypes). Je pense y être parvenue.

J'aime bien Eero, la figure du roi-guerrier mourant, je trouve qu'il a la classe (Akseli aussi) mais j'éprouve beaucoup de peine pour Erkki. Je n'ai pas été très charitable avec lui, le pauvre !