2. L'orque
La gaine noire de longs câbles électriques courait aux abords du bassin, connectant une grosse valise plastique et un ordinateur de travail étanche. Une antenne plate plongeait dans l'eau, ainsi qu'un haut-parleur.
Depuis presque une heure, Klaus s'acharnait sur son clavier, sous l'œil circonspect de ses deux collègues scientifiques et d'un soigneur. Celui-ci les prenait pour des charlatans.
« Il faut qu'on arrête là, dit-il. Cela le dérange. J'ai l'impression qu'il commence à s'énerver.
— Je ne crois pas, dit Klaus sans lever la tête de son écran.
Les sons qui entraient et sortaient de son appareillage s'affichaient au gré de la conversation. Factuellement, ce n'était pas une conversation, puisqu'aucun des deux partis ne comprenait ce que l'autre voulait dire.
L'orque communiquait par sifflements ; Klaus tentait de répondre, mais jusque-là cela n'avait aucun effet probant.
— Arrêtons là, conseilla un de ses collègues. C'est impossible de dire quelque chose avec ces sons.
— C'est ce que vous essayez de faire ? S'étonna le soigneur.
— Ce qu'essaie de faire Klaus, exactement, est difficile à décrire, le railla l'autre collègue. Nous cherchons des artefacts qui signifieraient quelque chose de précis. Chez les dauphins, des noms ont pu être mis en évidence, ainsi que des adaptations de langage – des modifications, des modulations, en fonction des groupes. Chez les orques, c'est encore différent. Que voulez-vous faire exactement, Bergen ?
Klaus ne répondit pas. Il continuait son travail. L'orque tournait de plus en plus vite dans son bassin, faisant des remous maintenant visibles.
— C'est bon, Bergen, arrêtez votre appareillage. Vous ne faites que lui renvoyer la balle à chaque fois. Vous ne comprenez pas ce qu'il veut dire, il ne vous comprends pas non plus. De toute façon il vit seul depuis plusieurs années, ça m'étonnerait qu'il lui reste quoi que ce soit à vous raconter.
Puis l'orque fondit vers eux et surgit de l'eau, tout en majesté et puissance.
Il arracha l'antenne immergée, sa tête se posa quasiment sur le rebord du bassin ; les hommes reculèrent, sauf Klaus qui cherchait son regard.
Le monstre s'écarta d'eux et s'enfonça de nouveau dans les eaux.
— Que lui avez-vous dit ? S'exclama le sceptique, essorant les manches de ses vêtements trempés.
— Je ne sais pas, répondit Klaus sans le regarder. C'est difficile à traduire.
— Vous ne reviendrez pas ici, dit le soigneur.
— La direction ne nous laissera certainement pas revenir. Jusqu'à ce qu'ils ferment définitivement ce lieu, bien sûr. Ce n'est qu'une question d'années avant qu'une résolution fasse de ces animaux des personnes non humaines. Comme ils l'avaient fait en Inde pour les dauphins.
Klaus referma son ordinateur et la mallette reliée à l'antenne.
— Nous avons assez de données », dit-il sans prendre la peine d'expliquer.
***
Le bon sens interdit de ne pas chercher à comprendre.
Je nageai en surface, suivant les dauphins du groupe Ya. Par moments, certains se rapprochaient de moi de quelques mètres à peine.
La phrase la plus célèbre de Klaus Bergen, le scientifique qui avait percé le langage des cétacés, ressurgissait toujours lorsque l'on conversait avec eux. D'une certaine manière, les premiers véritables échanges entre eux et l'homme étaient restés gravés dans la mémoire de leurs espèces respectives.
Peut-être bien que d'autres mammifères plus réservés, tels que les cachalots, avaient eux aussi entendu les mots de Bergen.
L'eau était assez froide, une dizaine de degrés. Cela ne préoccupait guère les delphinidés ; la plupart des « hommes aquatiques » non plus, en tout cas les générations les plus jeunes. Pour ma part, j'étais un vieil omaq ; je n'aurais rien eu contre une combinaison d'appoint.
Une vague de clics parcourut le groupe, et à ces signaux, nous plongeâmes.
Je vérifiai que le résonateur était bien fixé à mon cou, et que le casque sur mes oreilles ne bougeait pas. Il permettait d'amplifier et de filtrer les sons qui voyageaient dans l'eau – en particulier les clics des dauphins et les sifflements des orques, puisque c'était l'une de leurs manières de communiquer. Elle se complétait avec les mouvements. On peut dire beaucoup rien qu'en nageant – trois dimensions offrent plus de liberté que la surface à laquelle les primates sont cantonnés.
Le modulateur sur mon épaule faisait l'inverse, à savoir envoyer des syllabes en retour. Un fil courait de l'outil jusqu'à la paume de ma main palmée où se trouvaient les quelques touches associées au système.
Le bon sens interdit de ne pas chercher à comprendre.
Nous venions de passer sous l'ombre d'une barge flottante qui progressait en agitant de grandes pales flexibles. Les navires étaient très peu nombreux dans les eaux de la fédération Nova et l'emploi d'hélices conventionnelles était bien évidemment interdit. Leur rotation excessivement rapide provoquait l'apparition de bulles de vide dans l'eau par cavitation, les sons puissants générés lors de leur implosion perturbaient les animaux marins, pouvant presque tuer ceux qui nageaient trop près.
Les dauphins commencèrent à chanter. Je nageais avec le groupe Ya depuis presque deux mois, et ils m'avaient désormais associé à leur vie de tous les jours, leurs jeux – bien qu'en tant qu'omaq j'aie peine à y participer – et leurs rituels. En faisait partie ce chant étrange, que je n'avais entendu nulle part ailleurs. Il était construit à partir de la phrase de Bergen, déformée comme un écho, jusqu'à devenir une pure fréquence méditative.
Le bon sens interdit de ne pas chercher à comprendre.
Bien sûr, mais le bon sens est si rare.
Nous dépassâmes les câbles, de pesantes chaînes de matières céramiques et minérales neutres, qui descendaient à trois mille mètres de fond pour accrocher les plate-formes de Nova au plateau océanique.
Lors du siècle précédent avaient vu le jour de nombreux projets censés changer le monde. La plupart n'avaient pas duré, car il s'agissait de lubies ; là où Nova représentait le rêve d'un homme et de tous ceux qui l'avaient suivi.
Le chant s'était achevé sur une dernière note. Les dauphins remontèrent respirer – j'en profiterais aussi. Sur le chemin je poursuivis la conversation.
« Depuis combien de temps avez-vous rejoint Nova ? »
Ad-al-ran no-va-ya ?
Quelques aboiements joyeux m'informaient que ma question était prise en compte. Un des Ya s'approcha de moi tant que je dus me décaler légèrement – c'était un jeune qui manquait d'expérience avec les omaq.
Deux d'entre eux me citèrent à l'unisson le nom d'un jeune dauphin de leur groupe. Une dizaine d'années. Il était effectivement né peu après leur arrivée.
J'en profitai aussi pour recompter les membres du groupe, repérer les nouveaux couples et m'enquérir de leur santé. Les dauphins avaient un langage beaucoup plus restreint que les orques ; ils vivaient moins longtemps également. Nous avions plus d'un millier de groupes dans nos eaux territoriales. Le miracle du dialogue avait permis de convaincre nombre d'entre eux de nous rejoindre.
Je ne voyais pas le temps passer, car le temps s'écoulait pour eux à une vitesse bien différente de la nôtre. Quoi qu'en disent certains officiels de la fédération, les omaq qui constituaient la majorité de notre population avaient encore tous les traits psychologiques et physiologiques des humains à partir desquels ils avaient artificiellement évolué. Mais c'était les « nageants » qui nous avaient vraiment changé. Nous avions évolué à leur contact.
Bientôt, certains des dauphins entrèrent en sommeil. Ils se taisaient et réduisaient leur nage au minimum, à savoir remonter à la surface pour respirer – tâche que chaque hémisphère de leur cerveau allait assurer successivement, pour laisser l'autre se reposer durant ce temps.
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