Les Trépassés - Chapitre 1
Pendant le jour le soleil ne te frappera point, Ni la lune pendant la nuit.
La journée avait largement commencé et le soleil illuminait les façades, le crépi du crématorium en était devenu éblouissant. Deux moineaux survolaient le cimetière, attirés par le seul point d'eau des environs en cette saison caniculaire. L'un deux se posa doucement près de l'entrée de la chapelle et sautilla vers le bénitier, malgré une foule réunie pour un enterrement.
Les portes grandes ouvertes laissaient échapper les échos de musiques, de chants religieux et d'un sermon monocorde. Le second petit oiseau, après avoir bu à son tour, se risqua à passer les portes afin de profiter de l'air conditionné. Ils préféraient sans aucun doute les vieilles pierres du clocher du village voisin à cette chapelle moderne et impersonnelle, mais il n'y avait pas là-bas un système de capteur électrique et l'eau y était croupie.
D'un léger coup d'aile, le moineau remarqua que la foule était inhabituelle. Il fit mine de sauter vers les couronnes de fleurs pour mieux observer quand il aperçut soudain une silhouette translucide au milieu de l'allée. D'un cri, il avertit l'autre oiseau et s'en fut vers les cieux sans demander son reste.
La silhouette ne remarqua rien. À vrai dire, elle ne remarquait pas grand chose. Hagarde, il lui semblait que son corps entier était devenu aussi lourd et flasque que du coton mouillé. Les sons étaient étouffés, comme ceux que l'on perçoit derrière une porte. Sa vue était floue, voilée. Elle glissait lentement, scintillant légèrement grâce à la lumière des vitraux de la chapelle.
La forme transparente était celle d'un garçon. Dans la lumière du jour, seuls les animaux pouvaient en voir les contours, pas les Humains.
Ce garçon avait les cheveux bruns et ondulés, un polo gris et des baskets aux pieds.
Il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait là, ni ne savait depuis combien de temps il était ici. Il continua d'avancer vers la lumière, dans le fond de cette grande salle. Il percevait vaguement du bruit, de la musique. Le garçon regarda autour de lui et voulut interroger une personne qui paraissait se tenir à ses côtés, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
La tête lui tournait, son corps était lourd, tellement lourd.
Une chorale se mit à chanter, il tourna les yeux vers elle. S'il avait du mal à entendre ses voix, il lui sembla qu'il les sentait résonner en lui, telle une onde à la surface de l'eau. Alors il considéra peu à peu les gens autour. Debouts pour la plupart, droits et habillés en noir, les visages fermés.
Personne ne semblait faire attention à lui, tous regardaient droit devant eux . Le garçon suivit leurs regards, un prêtre en tenue liturgique se tenait debout derrière l'autel. À sa robe mauve, le garçon comprit qu'il était à un enterrement.
Le prêtre, la voix déformée par un micro mal réglé, s'agitait. Mais le garçon ne comprenait aucun mot. Il continua d'avancer sans que personne ne le voie. Au milieu de l'autel, parmi les guirlandes et les couronnes de fleurs, il remarqua un petit portrait en noir et blanc.
Sur la photo, c'était lui.
Le garçon comprit qu'il était mort, et que l'instant auquel il assistait était son propre enterrement.
Il ne ressentit rien, ne poussa même pas un soupir. La photo était avantageuse. Le garçon se tourna et observa les visages.
Il lui sembla reconnaître des adultes, des professeurs, des camarades de classe. Il vit deux rangées de jeunes aux yeux remplis de larmes, portant un maillot dont il connaissait les couleurs. C'était celles de son équipe de tennis.
Le garçon fronça les sourcils : il se rappelait de son équipe de tennis, mais lui- même, qui était-il ?
Il essaya d'écouter à nouveau le sermon du prêtre, ou de voir quelque chose. Mais sa vue et son ouïe restaient faibles. Tous ces gens paraissaient si loin qu'il lui était impossible de distinguer clairement leurs gestes. En se dirigeant vers un homme au visage grave, il hésita. Il voulut lui demander poliment qui il était en lui tapant discrètement sur l'épaule, mais sa main translucide passa au travers.
Encore une fois, il ne ressentit rien. Il était mort.
Il recula, observant sa main qui reflétait doucement la lumière du jour et trouva cela joli à regarder. En levant son bras, il remarqua un poids autour de son poignet. C'était une grosse gourmette en argent, large et oxydée, désuète et trop grande pour lui. Une gourmette d'homme, sans doute un cadeau.
Le garçon regarda les caractères du bracelet, et fit un effort intense pour les lire. Écrites en attaché, les lettres semblaient emmêlées. Approchant le plus possible la gourmette de sa vue trouble, il déchiffra. Charles.
« Charles..., murmura t-il, Charles... »
La voix du prêtre se tut, pour laisser à nouveau place à la chorale. Le chant s'éleva encore et se percuta en échos sur les murs pour enfin rebondir sur lui.
« Livre de Job, Chapitre quatorze, verset dix à quinze. » marmonna le garçon sans même se souvenir du sens de ses paroles.
Il se redressa et se dirigea doucement vers les deux grandes portes ouvertes de l'entrée de la chapelle.
Le soleil éclatant ne l'éblouit pas, il avança sans prêter attention aux personnes qui attendaient dehors, puis se mit à errer dans le cimetière.
Charles passa des heures à contempler les fleurs posées sur les tombes. Il lui sembla n'avoir jamais vu de bouquets aussi colorés. Il était passé dans les allées d'un pas long, absorbé par les arbres et les roses en plastique. La plus vieille partie du cimetière était triste et ennuyeuse. Des chemins de graviers, de larges tombes en marbre poli, des pierres couvertes de mousses et de mauvaises herbes. La plus récente partie était arborée. Il y avait des bosquets et des parterres de fleurs bien découpés. Sur un panneau, il avait pu lire Cimetière paysagé et il avait sourit sans trop savoir pourquoi.
Il avait vu de loin que sa cérémonie était terminée. Des gens étaient restés sur le parking et sur le parvis de la chapelle pendant une bonne partie de l'après–midi.
Le soleil déclinait doucement, Charles fit pour la quatrième fois le tour du cimetière et étrangement, il ne s'en lassait pas. Il s'arrêtait parfois, comme hypnotisé par la statue d'un angelot ou par les gravures d'un caveau. Et cela dura des heures.
Quand la nuit tomba enfin, il se mit à observer les étoiles et marcha la tête relevée, ses simples pensées comme aspirées par le ciel.
Mais un bruit capta enfin son attention. Il se tourna vers sa droite, et aperçut par terre, à côté d'une tombe entourée de grilles, une flaque sombre. Charles s'en approcha, car à son dernier passage, elle n'y était pas. On aurait dit de l'essence ou du pétrole. Une grosse bulle émergea à la surface et Charles s'accroupit, à nouveau fasciné.
La bulle enfla lentement puis éclata dans un bruit visqueux.
D'autres apparurent et se mirent à gonfler, comme si la flaque noire était au-dessus d'une casserole. Il sembla soudain à Charles qu'elle s'agrandissait au fur et à mesure que les bulles éclataient.
L'étrange liquide avait l'air collant, et touchait à présent le bout de la chaussure de Charles; qui ne bougea pas, toujours hagard.
Soudain, les bulles devinrent énormes et la flaque prit de la hauteur, comme une vague de gélatine. Charles se recula pour mieux voir et la flaque s'avança vers lui.
Elle se mit encore à grandir, sifflant comme un bruit d'air coincé dans une rustine en caoutchouc. Le liquide noir s'épaissit, formant une pâte brillante à la surface huileuse. lI ressentit alors une désagréable sensation au bout du pied. Il baissa les yeux sur ses baskets et vit avec effroi que la matière l'aspirait. Sa chaussure translucide devint floue, elle tirait sur sa cheville de plus en plus violemment.
Charles recula à nouveau et récupéra son pied. La forme noire grandit encore subitement, faisant d'un coup sa taille. Il eut un geste de recul et la forme s'avança sur lui. Il l'évita sans grande difficulté et regarda aux alentours, désappointé. Il recula encore quand la grosse flaque tenta à nouveau de l'aspirer. Par réflexe, il tendit les bras pour se protéger et se sentit idiot.
Soudain, entre les plis bouillonnants de la matière, Charles vit surgir un oeil ; puis un deuxième, énorme. Une grappe de globes oculaires, les pupilles fixées sur lui, le regardaient.
Enfin, Charles eut peur et prit la fuite.
Il se mit à courir entre les allées de graviers, l'horrible forme sur les talons. Il ne sentait pas son sang battre dans ses oreilles, ni son souffle s'accélérer. Il était seulement rempli d'un effroi qu'il ne connaissait pas.
Il sema la masse noire plusieurs fois, mais elle finissait par le retrouver. Il constata qu'elle devenait plus grande et plus rapide. Charles était coincé et courait en ligne droite, il sentait les centaines d'yeux fixés sur lui.
Terrorisé, il fonça vers le mur du cimetière.
Il courut encore, sans même réfléchir à ce qui pouvait se trouver derrière les pierres. Sa tête percuta violemment le mur pavé et Charles poussa un cri de surprise.
Hébété, il perdit de précieuses secondes à se relever et la forme noire aspira presque son bras. Gesticulant, il se remit à courir pour se dégager, fuyant par le parking qui longeait l'enceinte du crématorium.
Les barrières baissées, Charles se tassa pour passer en dessous. Il quitta enfin le cimetière, la chapelle et le crématorium en prenant la fuite et sans demander son reste.
La route était large et bien goudronnée. Les fossés en bordure étaient parcourus d'herbes hautes jaunies par le soleil. Charles arriva sur un grand rond-point et prit au hasard la route sur sa droite, courant toujours. La forme continuait de le poursuivre.
Les voitures défilaient, phares allumés, sans voir l'immense créature d'un noir lisse et luisant, glissante sur le bas côté, à l'endroit exact où le jeune garçon était passé. Terrorisé, il courut longtemps. Il traversa une zone d'activité commerciale en jachère puis arriva dans une banlieue de maisons bien alignées. Voir des trottoirs et des réverbères le rassura un peu, mais il se sentait piégé.
Il avança encore sur les grands axes, traqué par la forme noire aux yeux énormes.
Charles courut ainsi toute la nuit, sans fatigue. Il avait suivi une ligne de bus et était maintenant arrivé en centre-ville. Les oiseaux qui annonçaient l'aube s'étaient envolés à son arrivée.
Sans vraiment s'en rendre compte, il était à présent au milieu d'une place et les commerces ouvraient leurs portes. Sous des arbres, une vieille dame avec un caddie donnait à manger aux pigeons en jetant des graines par poignées, un groupe de jeunes assis sur un banc se moquait d'elle.
Des gens descendirent du bus et une foule empressée d'aller travailler le submergea.
Personne ne le voyait, un homme bien habillé traversa son corps translucide. Il y avait du bruit, des embouteillages. Charles regarda derrière lui et attendit plusieurs minutes. La forme avait cessé de le suivre.
Soulagé, il partit s'asseoir dans un carré d'herbe, au pied d'une vieille fontaine murale. Il s'allongea, il ne ressentait à présent plus aucune angoisse. Charles écouta le bruit de l'eau en fermant les yeux.
« Regardez là-bas, près de la fontaine !
— Un fantôme ! »
Charles se redressa subitement, les jeunes assis sur le banc le fixaient avec des sourires.
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