
PARTIE III
« Vous voici de retour, plus charmante que jamais. J'ai cru comprendre que vous avez passé du temps avec ma femme, et j'espère qu'elle vous rassura sur ma personne ; je ne suis plus, en effet, le voyou que j'étais ; et si mes paroles ne vous confirment pas mon caractère, peut-être aura-t-elle réussi. J'avais dix-huit à peine quand j'achevai de vous conter mon histoire. Abandonné par mon père à dix ans, orphelin quelques années après, j'avais fini par apprendre à vivre seul, ou aux côtés de bandits tels que Lord Byron -quoi qu'il ne fut pas le pire que je rencontrai, après réflexion, Lord Byron était le plus bon des bandits, car au moins, il n'avait tué personne, juste volé des morts ; malheureusement, on le punit de la manière que je vais vous dire, tandis qu'au dehors, les pires meurtriers sont toujours libres, mais là n'est pas la question- et ce fut donc une situation normale pour moi que de vivre seul. J'achetai donc un appartement charmant, au cœur de la ville, pensant qu'un tel investissement calmerait mes migraines et mes cauchemars. Il était meublé fort simplement, plus simplement que ce que je m'étais imaginé, car, dans mon esprit, les riches possèdent les plus beaux meubles pour égayer les plus belles moulures et les plus beaux parquets, mais, en vérité, pour avoir rencontré de nombreux bourgeois, je peux vous affirmer que chez certains, l'antichambre ne reflète pas la beauté de la maison.
Mais tout ce que j'avais connu, c'était la rue, ou des chambres de bonne, un logis, à la rigueur, dans la courte période où ma mère était en vie, alors avoir une chambre, avec un lit, une armoire, une grande table, des chaises, une cheminée, des ustensiles de cuisine, tout cela était d'un luxe nouveau, alors qu'en vérité, ceci devrait être accessible à tous, car il n'est pas humain de manger dans la boue entre deux caisses en bois pour se protéger du vent. Cette soudaine richesse ne m'éloigna qu'un temps de la maladie, comme si les esprits eurent du mal à me trouver dans l'appartement, mais dès lors que je fus installé, je cru mourir de folie.
Je ne pouvais dormir la nuit car mes cauchemars s'intensifiaient. Je vais vous raconter un rêve qui continue encore de me frapper, et qui a été très récurrent. Je vois des têtes, roulant sur le sol, bouche ouverte, yeux exorbités, peau toute craquelée, qui hurlent, qui hurlent à la mort ! Rien que de vous les décrire, je les entends dans ma tête. Elles s'égosillent, ne s'arrêtent pas, ne s'arrêtent jamais, elles vocifèrent, ça n'a pas de sens, ce sont juste des cris, et je ne peux les stopper, car elles tempêtent, dans mon crâne, dans mes yeux, dans mes oreilles, elles aboient tellement fort que parfois, je me demande si elles sont réelles, mais elles ne le sont pas, je m'en suis assurée. Car après les avoir entendues des heures à me retourner dans mon lit, à hurler avec elles, à souffrir à cause d'elles, je me levais, à leur recherche, bougie à la main, retournant tout l'appartement, qui était quasi vide, mais que je voyais rempli de corps desséché. Je voyais ma mère, je voyais mon père, je voyais Cesare, je voyais Pierrot, je voyais Lord Byron, je voyais tous ceux que j'avais déjà connu, pendu aux plafonds à la place des lustres, assis à ma table, allongés dans mon lit, m'attendant à la porte, me regardant par la fenêtre !
Mes visions telles que je vous les raconte durèrent tout un hiver, hiver durant lequel je ne quittai mon lit, ne dormais que rarement, me nourrissant de ce que ma bonne petite logeuse me laissait sur le palier. Madame Rocheran, qui habitait l'appartement en-dessous, et qui m'avait cédé le premier étage de la bâtisse, était une veuve d'une cinquantaine d'années, qui habitait seule. Malgré ses vieilles jambes -c'était cela qui l'avait poussé à vendre une partie de son bien afin de loger plus de personnes, habitait au-dessus de moi un couple que je croisai quelque fois dans l'entrée- elle avait été alertée par mes cris d'horreur, et montait me rendre visite tous les deux jours. Etant incapable de parler, de me lever, elle avait utilisé le double de ma clef qu'elle avait gardé au besoin, et, me voyant dans un tel état, décida de prendre soin de moi. Elle me croyait fou -et elle n'avait pas tort, mais étant délaissée de ses enfants, elle s'occupa de moi jusqu'au début du printemps, période durant laquelle mes douleurs s'intensifièrent. Aucun médecin ne put déceler l'origine physique de mon malheur, car je semblais en parfaite santé, si on oubliait ma maigreur extrême et mon manque de sommeil. Les calmants qu'ils me prescrivirent un à un me donnèrent quelques nuits de repos, mais leur effet fut bien vite contré par les âmes qui me tourmentaient. Je ne me nourrissais plus, car je ne cessais de trembler de tous mes membres et était incapable d'avaler ou de déglutir, tant la douleur était intense. Je ne reconnaissais plus personne, car toutes celles qui tentaient de m'approcher me paraissaient mortes. Je ne peux vous dire ce à quoi je pensais exactement à ce moment-là, car, en vérité, je ne pouvais penser à rien, tant mon esprit était occupé par ces vils raisonnements.
Au printemps donc, elle décida d'appeler au secours le prêtre exorciste du diocèse d'Amiens. Celui-ci me rendit visite une première fois, mais, ne pouvant obtenir aucune possible explication concernant mon état, conseilla à Madame Rocheran de m'emmener à l'hôpital. Après une longue discussion dans mon salon -et après l'avoir menacé de couper ses nombreux dons à la paroisse, il accepta de m'exorciser. Me voyant en l'état dans lequel je suis, vous devez vous douter que les démons ne m'ont pas quitté pour autant. Il revint quelques jours plus tard, accompagné par un autre prêtre et un jeune médecin, le Docteur Lambert. Ils déplacèrent ma table dans la chambre sur laquelle ils déposèrent de nombreuses herbes, cierges, coupelles d'eau bénite. Madame Rocheran me tenait la main, tandis que je me retenais d'hurler et ne faisait que grogner. Je ne pouvais voir leurs visages, mais seulement des têtes au rictus déformé hurlant dans mes oreilles. Ces visions ne me faisaient plus peur, mais me faisaient terriblement souffrir. Mais quand le prêtre sortit sa croix, je sentis les esprits s'éloigner, avant de revenir aussitôt.
Les chants qu'ils récitèrent en cœur, main dans la main, marquèrent mon esprit à jamais. Je les entendais sans s'arrêter, couvrant les hurlements d'horreur des êtres maléfiques.
Seigneur, ayez pitié.
Christ, ayez pitié.
Seigneur, ayez pitié.
Christ, écoutez-nous.
Christ, exaucez-nous.
Père céleste, qui êtes Dieu, ayez pitié de nous.
Fils, Rédempteur du monde, qui êtes Dieu, ayez pitié de nous.
Esprit Saint, qui êtes Dieu, ayez pitié de nous.
Sainte Trinité, qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de nous.
Sainte Marie, priez pour nous.
Sainte Mère de Dieu, priez.
Vierge sainte et incomparable, priez.
Saint Michel, priez.
Saint Gabriel, priez.
Saint Raphaël, priez.
Vous tous, saints anges et archanges, priez.
Vous tous qui prenez rang parmi les Esprits bienheureux, priez.
Je tremblais, convulsais sur mon lit, au point d'en tomber. Le Docteur Lambert m'accrocha à l'aide de sangles en cuir qu'il utilisait à l'hôpital dans lequel il travaillait pour m'empêcher de bouger. Je fracassais frénétiquement mes jambes contre les lattes de bois tout ne hurlant à la mort, si bien que Madame Rocheran se retira dans le salon, ayant trop peur pour continuer. Ils continuèrent leurs prières tout en tentant de couvrir mes hurlements. Je me souviens parfaitement de chacun de leurs mots qui résonnèrent en moi comme une comptine marquant l'esprit d'un enfant. Croix en main, leurs visages se faisaient de plus en plus clairs et distincts, comme s'ils venaient à revivre. Les têtes qui pendaient au plafond roulaient au sol, en direction de la porte de sortie, tout en continuant d'hurler. Vint un moment où je ne les entendais qu'en murmure, et que je me mis à sentir le moindre de mes muscles, brulant sous ma chemise de nuit.
Prions. Seigneur Tout-puissant, Verbe de Dieu le Père, Christ Jésus, Dieu et Souverain Maître de tout créature : vous qui avez donné pouvoir à tous vos Apôtres d'écraser sous leurs talons les serpents et les scorpions : qui parmi bien d'autres paroles admirables avez daigné nous enseigner celle-ci : Allez-vous-en, démons. Vous dont le doigt puissant a fait tomber Satan du ciel comme la foudre, timide et tremblant je supplie humblement votre Saint Nom : daignez m'accorder à moi, votre très indigne serviteur, le pardon de mes fautes, une foi inébranlable, et le pouvoir nécessaire, pour que, protégé par la puissance de votre droite sacrée, je puisse attaquer avec confiance et sûreté ce cruel démon : Par vous, Jésus-Christ Notre Seigneur et notre Dieu, qui devez venir un jour juger les vivants et les morts, et purifier le monde par le feu. Ainsi soit-il !
Ce moment relativement paisible me permit de m'endormir pendant une heure au moins. Les prêtres et le docteur partirent, pensant avoir accomplis leur travail et me laissèrent leur croix bénite au-dessus du lit et de l'encens fumant à la fenêtre. Je restai dans un état relativement stable pendant quelques jours pendant lesquels je repris de mes forces en mangeant ce que m'apportait ma logeuse. En remerciement à ses soins, je voulus lui payer une pension, ce qu'elle refusa ; alors je lui demandai d'offrir au prêtre une récompense pour m'avoir libéré des mauvais esprits. A la seconde même où je touchai une pièce de ma bourse -pièce maudite !- un grand frisson me parcourut l'échine, et un hurlement me perça les tympans. J'hurlais de douleur, le sac de cuir se déversa au sol. Madame Rocheran crut voir son cœur s'arrêter à ce moment précis, tandis que je voyais les têtes valser au plafond. Elle appela au secours quelques bons hommes qui m'accrochèrent à mon lit tant bien que mal -j'hurlais et convulsais car la douleur était trop intense. Elle accourut au diocèse, retrouva le prêtre exorciste, qui déclara qu'il ne pouvait plus rien faire pour moi ; il lui donna néanmoins les coordonnées du Docteur Lambert, responsable de l'asile d'Amiens, qui avait été fort intéressé par mon cas, et qui proposait de m'interner. Madame Rocheran accepta et rédigea avec le prêtre une lettre demandant de prendre soin de mon cas aussi longtemps que possible.
Je ne compris par réellement ce que cet internement signifiait. Je me souvins juste avoir été arraché de mon lit, déposé sur un brancard, puis emmené à l'hôpital, endroit que je n'avais jamais fréquenté de ma vie. Là-bas, on m'offrit un lit dans un grand dortoir accueillant déjà une trentaine d'aliénés hurlant à la mort. Certains copiaient même mes cris, et certains avaient la même voix que les têtes, ce qui me conforta dans le mal. L'asile était neuf, n'avait été édifié que quelques années auparavant, mais déjà les patients se bousculaient, et les chambres étaient toutes prises. Mais mon cas était tellement préoccupant qu'on m'aménagea un lit dans une salle de soin, car mes cris intempestifs empêchaient les autres de dormir. Dormir seul me permit de calmer mes douleurs, car seules les têtes hurlaient, alors que j'entendais au loin les hurlements des fous se déchainer. J'y restais deux ans, jusqu'à ce qu'on me trouve une vraie chambre où j'y restais huit ans. Je restai donc une décennie entière dans cet hôpital, à attendre que les jours passent tandis que mes douleurs me faisaient souffrir le martyr.
Le Docteur Lambert s'occupa personnellement de mon cas pendant cinq ans. Entre torture et traitements expérimental, je peux affirmer que la médecine psychiatrique fait plus de mal que de bien. En plus de la douleur morale -j'entendais toujours les hurlements, qui se faisaient plus présents encore, je voyais toujours les têtes et les corps, qui tapissaient à présent ma petite chambre, une douleur physique due à mes mutilations et mes saignées -ce fut d'ailleurs à cause de cela que le Docteur Lambert fut contraint de partir, quand son supérieur hiérarchique appris qu'il utilisait encore une pratique décennale dans l'espoir de me guérir- empira mon état. Je pensais plusieurs fois à mourir, mais mes sangles m'empêchaient tout mouvement, et je ne voyais jamais personne, à part les bonnes sœurs ou les infirmiers, alors je passais des heures à me frapper la tête contre mon sommier dans l'espoir de m'évanouir de douleur. Mais les têtes me ramenaient toujours à la raison -enfin, tout est relatif, et, quand ce n'étaient pas elles, c'étaient mes geôliers qui resserraient mes chaines.
On me prévint que Madame Rocheran était décédée un hiver, mais que je n'étais pas invité à son enterrement, car ses enfants ne voulaient pas d'un fou comme moi pendant la cérémonie. Cette nouvelle acheva de me faire perdre totalement conscience de la réalité et me plongea dans un constant état de souffrance, hurlant tout le jour et toute la nuit, sans qu'aucun bâillon ne puisse me retenir. Fort heureusement, le Docteur Lambert m'apporta un matin une fort bonne nouvelle : une lettre de Lord Byron. Cet homme, que je n'avais pas vu depuis plus de cinq ans, que j'avais vu mort mille fois dans mes rêves, était toujours vivant, et m'avait retrouvé ! Ayant peur qu'il ne parle dans sa missive de notre crime, je me conduisis de la meilleure des manières afin d'obtenir le droit de la lire par moi-même, et non pas de me la faire lire par un infirmier, craignant que celui-ci me dénonce. Je pris sur moi pendant une semaine, priant pour les premières fois de ma vie, récitant ces chants d'exorcisme ancrés dans mon esprit. Je réussis à contenir la douleur, et ce fut cette longue semaine de pénitence qui me fit comprendre que les médecins ne pourraient jamais soigner mon mal, et que j'étais le seul à pouvoir supporter les ténèbres assauts des démons.
Je pu enfin lire la lettre de Lord Byron quand le Docteur Lambert s'assura de mes progrès. J'ai gardé toutes ces lettres dans leur enveloppe originelle. Je les conserve dans ce petit tiroir. Je m'en vais vous les lire :
« Cher ami,
Voilà près de sept ans que j'attends des nouvelles, mais tu ne tins pas ta promesse. Je ne t'en veux pas, car j'ai entendu dire que tu souffrais des mêmes maux que moi, ce qui expliquerait ton silence.
Je suis si malade, Annibal, que je crains pour ma vie. Je suis souffrant d'un mal bien plus terrible que la peste : la folie s'est emparée de moi ! Nous avons pillé les catacombes, et nous voilà punis de la pire manière qu'il soit ! Les âmes ne nous laisseront aller, et il nous faut mourir pour réparer ce crime : nous sommes maudits ! Il me faut retrouver mon calme, si je veux arriver à finir cette lettre, car ce sont de terribles maux de tête qui me prennent quand ce ne sont pas ces affreuses têtes coupées qui me hurlent dans les oreilles.
Il me faut me rappeler de ce qu'il s'est passé après nos adieux. Dès lors que nous tentâmes de profiter de notre butin, les premiers signes de la maladie se firent sentir sur Pierrot et moi. Nous voyions des têtes, oui, des têtes, voler dans la pièce, hurler, s'agiter ; nous voyions des morts, ramper au sol, grimper sur nos membres, s'égosillant dans nos oreilles ! Nous crûmes un instant être possédés, mais nous comprîmes bien vite que cette étrange maladie était en fait une malédiction. Une malédiction ! Une malédiction qui n'attend que notre mort pour être déjouée !
Le seul remède à mes douleurs que je trouvai fut de marcher. La douleur physique amoindrit ma souffrance, c'est pour cela que je ne peux m'arrêter de voyager, car dès lors que je m'installe, les hurlements sont plus forts, plus présents ; leurs griffes acérées m'arrachent les vêtements ; je crois mourir ! mais je ne meurs pas. Pierrot et moi traversâmes donc l'Europe, mais Pierrot se faisait plus faible. Nous traversâmes la mer, arrivant en Afrique du Nord, dans un nouveau pays, plongé dans une nouvelle culture, mais aucun des rites étrangers nous guérit de cette malédiction. J'y laissai Pierrot, qui voulait rester là, tandis que moi, je ne supportais pas de rester allongé toute la journée comme il le faisait ; ce fut un déchirement que de quitter l'homme que j'aime au profit d'une vie d'exclusion. Je vis seul à présent.
Me souvenant de toi, j'ai remonté toute la France pour venir à Amiens. De là, je t'ai cherché, avec autant d'énergie qu'il me reste. J'ai entendu parler de toi à la sortie de la messe, c'était une bonne femme qui s'inquiétait de ton sort. Je la suivis plusieurs semaines, afin de découvrir où elle habitait. Quand finalement j'eu pris assez d'assurance pour aller lui parler, je la questionnai et elle m'apprit que tu étais dans cet hôpital, car le démon s'était emparé de toi ! Quel soulagement de savoir que nous n'étions pas les seuls à mourir de douleur, mais quelle horreur de savoir mon frère dans un tel état !
Je t'écris cette lettre dans l'auberge que je fréquente. Je vais bientôt m'en aller. Je n'ose te donner d'adresse, car je ne sais pas où je serais à l'heure où tu liras cette lettre. Je vais tout de même de laisser celle de la chambre dans laquelle je vis pour le moment, je reviendrais peut-être dans quelques mois pour prendre de tes nouvelles. J'espère que les médecins te soigneront, et que tu en ressortiras plus fort. Quant-à-moi, je me dirige vers la Bretagne. Si tu venais à sortir d'ici dans les semaines qui viennent, rejoins-moi là-bas.
Je t'embrasse avec effusion,
Ton ami et frère,
Lord Byron. »
Une terrible lettre que celle-ci, car ce fut l'une des dernières que m'envoya mon ami. Elle me redonna malgré tout espoir, car j'étais dans une terrible situation, et rien que de savoir que celui que je considérais comme un frère était en vie me donna le courage de me soigner. Je me mis à prier chaque soir pour la miséricorde du Ciel, tant bien même que les têtes couvraient par leurs cris mes paroles. Je restais calme malgré mes spasmes de douleur, et les têtes se firent de moins en moins nombreuses. Mon nouveau docteur me prescrit des remèdes afin de calmer mes douleurs qui furent d'un plus grand effet que les nombreuses saignées du Docteur Lambert. Ma situation s'améliorait, et j'étais presque considéré comme un miracle, car très rares étaient les patients qui sortaient de l'hôpital vivant. Je fus libéré de l'asile à l'aube de mes trente ans.
Dix ans d'une vie gâchée entre quatre murs, à souffrir sans trouver de cure ! Dix ans d'une infâme malédiction ! Dix ans, que j'aurais aimé que cela ne dure que dix ans, que je sois réellement guéri, et non pas bon acteur ! Je souffrais, mais je ne montrais rien, je souffrais, mais je ne laissais rien paraitre, je souffrais, mais je passais pour sain d'esprit alors qu'intérieurement, la douleur était constante ! Mais quand vous apprenez à vivre dix ans avec la même maladie incurable, vous êtes habitué à la douleur, vous la supportez mieux, vous savez comment la calmer. Les cris des têtes, dans mon crâne, résonnaient comme des chants, et je pu reprendre une vie normale. Avec mon argent, j'achetai une vieille ferme, au Nord d'Amiens, que je commençai à labourer avec l'aide de quelques employés. J'essayais d'entrer en contact avec Lord Byron, mais aucune de mes lettres adressées à l'aubergiste ne reçurent de réponse, alors je fis passer le mot dans tous les hôtels d'Amiens que si mon frère se présentait chez eux, qu'ils l'envoient chez moi. Je ne revis Lord Byron qu'une fois, mort, à Grenoble, après que son corps fut rapatrié du Connemara.
Mon entrée dans le vingtième siècle fut aussi marquée par la découverte d'une mine de charbon sous l'un de mes champs. Je m'empressai de le faire exploiter, ce qui fit ma richesse. De là, je m'arrêtais de travailler pour soigner mes migraines et mes visions avec de l'encens et divers médicaments. Je n'étais pas capable de tenir une conversation tant les hurlements résonnait dans mon crâne et bloquaient mes cordes vocales, si bien que je me fis passer comme muet, alors je rédigeais moi-même les contrats et les instructions de travail à mes employés. De là, je fu propulsé dans les hautes sphères de la bourgeoisie, étant moi-même devenu une personne d'intérêt grâce aux nombreux filons que j'avais sur ma propriété. Je rencontrai ma femme, Marie-Anne, qui prit mon nom, qui était autrefois synonyme de crasse et de crime, mais qui à présent est synonyme de richesse et prospérité. Je pris quelques années encore à lui parler de la malédiction, car c'était un sujet sensible. Elle me crut handicapé, pensant que j'étais atteint d'une maladie dégénérative car la douleur me faisait aussi trembler qu'un vieillard et convulser la nuit, au coucher.
Lui révéler l'horrible vérité, alors que nous avions déjà deux enfants, qu'elle vivait une vie paisible alors que je souffrais en silence, fut un terrible choc pour elle. Elle eut la grippe pendant une semaine, et je crains pour sa vie, et les hurlements se firent de plus en plus bruyants, si bien que je cru retourner à l'asile. Je hurlai aussi fort qu'elles, la nuit, sans m'en rendre compte. Mes enfants avaient peur de moi, et ma femme n'osait plus m'envisager directement. Mais quand elle m'entendit prier Dieu, elle prit pitié de moi, et calma mes douleurs. Qu'aurais-je fait sans elle ? Ses prières éloignèrent les mauvais esprits, elle missionna un prêtre -le Père Jean- qui fait tout son possible pour me protéger des mauvais esprits tout en connaissant mon terrible acte. Je me confessai, lavai mes péchés, donna à l'Eglise tout le fruit de mon vol. Je ne vis à présent que d'argent durement gagné à retourner et creuser la terre.
Je reçu une dernière lettre de Lord Byron alors que j'avais envoyé quelqu'un faire le tour de la France afin de le retrouver. Il m'écrivit ces quelques mots, quelques mots d'un vieillard fou rongé par une terrible malédiction :
« Mon frère,
Me voilà mort. Je ne vois plus rien. Je me suis installé en Irlande, dans le Connemara. Je vis dans une cabane de berger, seul, sans même quelques moutons à surveiller. Je n'ai plus la force de bouger, de me nourrir. Je t'écris cette dernière lettre car je ne pense pas te revoir un jour. J'ai eu la certitude que Pierrot était mort ; Cesare s'est tué il y a bien longtemps déjà. La douleur est trop grande pour un seul corps, je ne peux supporter cette vie. Les têtes hurlantes se font plus nombreuses encore, et je ne vois que ça dans l'immensité bleu du lac près duquel je vis. Je vais mourir ici, sans descendance, sans amour, sans même l'assurance que tu es encore en vie.
Ton frère, qui a perdu toute confiance en la vie,
Lord Byron. »
J'écrivis bien vite une lettre et j'envoyai quelqu'un en Irlande, afin de me ramener mon frère, mais il était déjà mort, quand il atteint l'Angleterre. Il laissa tout de même la lettre à l'hôpital où son corps attendait d'être ramené en France. J'ai gardé le brouillon :
« Mon frère,
Je t'écris cette lettre dans la précipitation. Si tout se passe bien, tu devrais la recevoir en main propre d'un de mes hommes de confiance. Je te propose de venir vivre avec moi. Je possède une demeure près d'Amiens, et serait ravi de t'héberger jusqu'à ce que tu souhaites te séparer de moi. J'ai réussi à calmer mes visions, et je vis relativement normalement depuis quelques années maintenant grâce à la prière et aux bénédictions. Je t'attends chez moi.
Ton frère,
Annibal Duprat. »
Je restai des jours à pleurer, car j'étais le dernier de mes quatre amis. Encore à ce jour, je regrette de ne pas avoir pu le sauver, car la seule cure que j'ai trouvé à cette malédiction est le pardon et la prière. Mais Lord Byron a préféré s'isoler plutôt que mettre sa vie entre les mains du Seigneur, décision que je respecte, car je ne pensais pas qu'un simple humain puisse subir aussi longtemps ce supplice. Rien que d'en parler, les larmes me montent, il me faut cacher cette terrible lettre. En voici une autre, que vous pouvez lire, elle a été écrite par la sœur délicieuse d'un homme admirable.
« Monsieur,
Je me permets de vous adresser cette lettre car j'ai trouvé la votre dans les affaires de mon frère, Vivian Mortier, décédé depuis peu. J'ai cru comprendre que vous étiez très proche, c'est pour cela que je souhaite vous informer de son décès et vous inviter à ses funérailles. Je ne sais pas quelle fut la nature de votre relation, mais je peux affirmer qu'il tenait beaucoup à vous, à en juger les nombreuses lettres qu'il a cherché à vous envoyer sans jamais inscrire votre adresse sur l'enveloppe.
Je serais ravie de vous accueillir chez moi et de vous écouter parler de mon frère que je n'ai jamais vu. Vivian a en effet quitté mes parents avant ma naissance, et me voilà à présent orpheline et amputée d'un frère. Vous trouverez mon adresse au dos de cette courte lettre.
Veuillez recevoir l'expression de mes sentiments distingués,
Irène Mortier. »
J'écris une courte lettre à Mademoiselle Mortier afin de l'informer de ma venue. Je partis, accompagné par ma femme et mon plus jeune fils en direction de Grenoble, où je restai quelques jours en sa compagnie. Irène est une charmante femme qui avait suivis les traces de son père en étudiant la médecine et la science. Ne pouvant pas exercer, elle écrivait des articles publiés anonymement dans des revues scientifiques et vivait de la rente de ses parents décédés. Une jeune femme charmante, arborant un air charmant de tristesse, mais cachant en vérité l'un des plus grands esprits que notre siècle ait connus, j'en suis persuadé. Elle avait tout de son frère, les traits et le caractère, ce qui faisait d'elle une personne fort sympathique et amicale.
Elle ne connaissait rien de son frère, alors je lui mentis d'abord en lui parlant d'un simple voyage que nous accomplîmes ensemble. Mais, voyant que le mystère de sa mort la rongeait atrocement, je n'eus pas d'autres choix que de lui dire la vérité. Agenouillé près d'elle, la main de ma femme sur mon épaule pour me soutenir, je lui racontai cette histoire telle que je vous la racontai plus tôt, et elle fondit en larmes. Ce fut un déchirement, pour elle qui n'avait aucune idée de l'extrémité dans laquelle son frère avait été réduite, alors qu'elle-même vivait confortablement, qui n'avait aucune idée de la souffrance de son frère, alors qu'elle-même était médecin, pour elle, qui aurait voulu apprendre à connaitre ce si bon criminel avant sa mort. Elle me pardonna, et lui pardonna, et nous invita à rester avec elle encore quelques jours. Je la quittai dans des effusions de pleurs, lui promettant protection, alors qu'elle-même avait à peu près le même âge que moi. Nous restâmes très proche, car je pris la place de son frère, et je lui permis de s'épanouir totalement dans ses activités. Irène mourut pendant la guerre, alors qu'elle exerçait son travail d'infirmière. Je me sentis perdre une sœur, et restai pendant longtemps plongé dans le chagrin.
La guerre éclata lors de mes quarante-cinq ans. Je fus autorisé à rester chez moi grâce au Père Jean, qui écrivit au Ministre de la Guerre pour ma grâce, moi qui avait fait des années d'hôpital et qui était très instable. Je ne sais pas si j'aurais pu faire la guerre, mais je sais que les sifflements des obus que j'entendais depuis ma résidence à Saint-Germain-En-Laye me rappelèrent les hurlements des têtes et me firent affreusement souffrir, alors que je n'étais même pas sur le champ de bataille. Lâcheté, me direz-vous, quand on sait que votre père a combattu, et que vous avez vécu votre petite enfance sur un terrain miné à croire pour votre famille, gratitude, pour un être comme moi, qui est poursuivis depuis son plus jeune âge par des forces maléfiques.
Une fois la guerre finie, je dû trouver une autre activité, car mes propriétés avaient été détruites au front de l'Ouest. Comme vous le savez, je devins constructeur de cimetière, paradoxe quant on sait que je suis poursuivi depuis des années par les âmes de morts à qui j'ai osé manquer de respect. Paradoxalement aussi, en faisant honneur aux morts de ma patrie, je me sentis presque libéré d'un poids ; je n'entends plus les têtes depuis cet instant, comme si j'avais racheté ma faute ; mais les mauvais esprits continuent de me tourmenter. J'ai ensuite acheté plusieurs autres propriétés et suis rentier. Mes enfants ont chacun une activité respectable, et je suis grand-père d'adorables petits-enfants. La guerre m'a ôté un fils, que je prie tous les jours, mais je remercie le Ciel pour la vie que j'ai à présent, car, connaissant le sort de mes amis, je peux dire que je suis le plus heureux des Hommes.
C'est là que j'achève mon histoire, car je n'ai plus rien d'autre à raconter. Je sais que mes jours sont comptés, car je sens les têtes revenir vers moi ; mais si je meurs demain, je meurs heureux, car j'ai enfin pu livrer toute la liberté -ma liberté- à quelqu'un de confiance qui retranscrira, au mieux, mon histoire. Je ne veux pas de pitié, car mon acte est largement punissable, mais je veux dissuader ceux qui y penseraient de piller les tombes de nos soldats disparus, car il y a sous nos pieds les corps d'honorables hommes et femmes, qui ne cherchent que le repos éternel.
J'espère, Madame, avoir assouvis votre curiosité. Je suis contraint une nouvelle fois de m'excuser, car je me sens soudainement mal. Restez ici le temps que vous voudrez, car une si courageuse âme ne saurait être mille fois honorée. Appelez en partant mon Père et ma femme, car j'aimerais voir son visage une dernière fois si ce terrible jour devrait être celui de ma mort. »
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