Les Terres Désolées : Chapitre 2
Poser un pied devant l'autre.
Juste avancer. Suivre la piste dans la nuit noire. Serrer les dents. Ne penser à rien d'autre. Surtout pas à l'atroce douleur dévorant son avant-bras.
Artyom relâcha quelque peu la pression du morceau de tissu lui servant à comprimant sa plaie béante. Au moins, le saignement s'était presque tari. Heureusement. Car la perte de sang lui provoquait déjà des vertiges qui avait manqué plus d'une fois de l'envoyer rouler à terre. Sans parler de l'extrême fatigue qui sapait insidieusement toutes ses forces, toute sa volonté. Sa vision se brouillait un peu plus à chaque instant. Le moindre de ses mouvements, s'assimilant déjà à un supplice, n'était nullement aidé par ses frusques collées à sa peau par une sueur froide.
Une ornière boueuse, tracée par d'innombrables bottes, constituait son unique guide parmi les étendues sauvages des régions biélorusses. Seule la voûte stellaire nocturne illuminait sa voie serpentant à travers les hautes herbes. Le souffle du vent créait des ondulations dans la végétation rase, tel des vagues dans un noir océan d'encre,puis se perdait dans la frondaison d'arbres solitaires afin de se transformer en lugubres hurlements.
Un pas après l'autre. Ne pas céder à la peur. Rien ne le poursuivait.Sinon ... il serait déjà mort.
Les clapotis d'un cours d'eau se mêlèrent aux gémissements éoliens. Artyom les accueillit avec un faible soupir de soulagement : le campement de sa bande se trouvait non loin du petit ruisseau.
Soudain,un faisceau de lumière déchira le voile des ténèbres pour l'éblouir.
— Lève les mains et avance doucement vers moi !
L'ordre, aboyé d'une voix sèche et autoritaire, lui creva presque autant les tympans que la brusque clarté pour ses yeux.
— C'est moi, Drita ... Alors pose ta putain de loupiote ! Et pour ce qui est de mes mains ...
Un rictus cynique lui tordit les lèvres.
— Tu peux parler au singulier maintenant ...
Artyom exhiba son moignon en pleine lumière.
— Merde...
La mercenaire rangea sa lampe et s'empressa de venir le soutenir en passant un bras sous son épaule.
— Faut te ramener au camp !
— Sans blague ... Moi qui pensais pouvoir m'offrir le luxe d'une balade champêtre ...
— Oh ta gueule et bouge-toi !
Sans le moindre ménagement, elle le força à avancer. Bien plus vite qu'il ne le pouvait. Chacune de leurs enjambées s'accompagnait d'un grognement de souffrance. Très vite, une lueur apparut dans le lointain. Un feu de camp. Sa lumière ondulante éclairait la façade en bois délabré d'une vaste masure et les toiles d'une tente militaire.
Leur campement.
Leur seul foyer dans ce monde en ruine.
— Et les autres ? interrogea subitement Drita, jetant un rapide regard par-dessus leur épaule sans s'arrêter de marcher. Ils ...Ils sont où ?
— Dans les bois ...
— Arrête de jouer au con, c'est pas le moment ! Qu'est-ce qui vous est arrivé, bordel ?
Artyom resta muet. Du moins, jusqu'à ce que Drita ne lui envoie un coup de coude dans les côtes.
— Ils sont morts ... tous morts ... Des némésis ... Ils étaient que trois ...
— Foutus saloperies ... jura la mercenaire entre ses dents. Et toi ? C'est ... c'est un némésis qui t'a bouffé le bras ? T'as fait comment pour en réchapper ?
— Même pour eux, je suis une bidoche trop coriace ... Ils ont tous crever avec ma sale ...
Artyom manqua de s'effondrer en plein milieu de sa phrase. Sans le ferme soutien de Drita, il se serait probablement explosé le nez au sol.
— Économise tes forces, abruti. On y presque. Encore un petit effort.
Effectivement,ils arrivaient en lisière de leur campement. Le feu de camp, qui leur avait servi de phare dans l'océan de pénombre, ne projetait plus qu'une lueur vacillante et de faibles étincelles. Le bois flambant s'était depuis longtemps mué en cendres rougeoyantes. Tout le monde, à l'exception des sentinelles telle que Drita, dormait déjà dans la vaste masure délabrée. Une ancienne grange reconvertie en dortoir collectif et en prison pour leurs captifs. Une autre lueur, encore plus ténue que celle du feu de camp, planait dans le noir. Elle provenait de l'intérieur de la tente dont les épaisses toiles de camouflage en amoindrissaient l'éclat. Cette dernière, qui aurait été capable de contenir sans peine un camion de transport, provenait des réserves d'une ancienne base militaire. En la découvrant, leur chef se l'était immédiatement approprié en décrétant qu'elle lui servirait de quartiers privés. Même si, à vivre dans une telle promiscuité, rien n'était réellement privé.
Ce qui s'avérait encore plus vrai quand on débarquait à l'improviste et en pleine nuit, comme le firent Drita et Artyom. Ils surprirent leur chef occupé à « dresser », comme il le disait, une de leur prisonnière qui serait vendu sur le marché aux esclaves de Sapotskine. Une expression d'extase peinte sur le visage, il était confortablement installé dans le fond d'un fauteuil en lambeaux récupéré dans une décharge pendant que la jeune femme se trouvait à genoux entre ses jambes. Ses mains forçaient le mouvement de va-et-vient de sa captive dont la longue chevelure retombait en un rideau sur son entrejambe. Les bruits de succion masquèrent l'entrée des deux mercenaires, si bien que Drita s'éclaircit la gorge.
— Micha ! grogna-t-elle, les ailes de son nez frémissant de dégoût. C'est toi qui dresse les esclaves ou le contraire ?
La prisonnière eut un hoquet de surprise mais la poigne de Micha l'empêcha de s'éloigner.
— Toi, tu continues ...
Il darda ensuite un regard noir dans leur direction.
— Quant à vous deux, si vous avez pas une bonne raison de me faire chier, cassez vous !
Artyom s'avança d'un pas chancelant dans la tente pour lui faire face.
— Si je te dis ... que toute mon escouade est morte, c'est ... hum ... une assez bonne raison ?
La nouvelle mit plusieurs secondes à percuter le leader mercenaire. Il se releva subitement, écartant la jeune esclave d'un simple signe de la main.
— Tu te fous de ma gueule ?
Malgré la fureur palpable dans sa voix, il s'approcha avec lenteur d'Artyom. Sa démarche presque aérienne et son visage aux traits gracieux ne paraissait être que tranquillité. Pourtant, dans ses yeux brillait une dangereuse lueur de folie qui n'augurait jamais rien de bon.
— Comment est-ce possible ?
— Des némésis ...
Un grognement écœuré monta de la poitrine du chef mercenaire.
— Foutues bestioles ... Elles vous ont eu par surprise ?
— Ouais ...
Artyom sentait des gouttes de sueur lui coulait le long du front. Il avait de plus en plus de mal à se concentrer.
— La bonne nouvelle ... c'est que ... oh ... je les ai toutes massacrées ... à mon tour ... On peut ... aller récupérer le butin ... sans risque ... Et ... hun ... on aura ... chacun ... une plus grosse ... part ...
Un sourire mesquin étira les lèvres de Micha.
— J'ai toujours aimé ça chez toi, Artyom ! s'exclama-t-il en levant les bras en signe d'ovation. Ton sens du pragmatisme !
— Putain, Micha ! intervint Drita en se plaçant entre les deux hommes. Tu vois pas qu'il est blessé ? Il a besoin de soin !
— Tu parles de son bras ?
Il haussa un sourcil sceptique.
— En grand pragmatique, Artyom sait qu'il est inutile de gâcher la moindre ressource pour tenter de le soigner. La moindre griffure, la moindre morsure d'un némésis suffit à tuer n'importe quel homme. Tout, n'est qu'une question de temps.
Drita resta interloqué de longues secondes tandis qu'Artyom sentait sa volonté vaciller. Ses yeux se fermaient tout seul. D'une main tremblante, il chercha à tâtons quelque chose pour le soutenir.
— Tu te fous de moi ? résonna finalement la voix de sa sœur d'armes à ses oreilles. Ces bestioles n'ont pas de poison !
— Le poison est inutile. Les infections sont déjà bien suffisantes.
— Et alors ? On va pas le laisser crever comme ça ! C'est totalement ...
Incapable d'en supporter davantage, Artyom s'effondra. Le mélange de fatigue écrasante et de douleur cuisante qui l'accablait depuis la perte de son membre le terrassèrent. Avant même d'avoir touché le sol, de profondes ténèbres l'enveloppèrent.
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