9 - Svartalfheim
Evvie fit quelques pas, mais elle vacillait. Pas tant d'épuisement que de peur. Une peur terrifiante, qui l'avait prise à la gorge, qui l'empêchait de réfléchir correctement. Elle était seule. Et elle ne savait pas où elle était. Autour d'elle, les soldats morts fixaient le vide, inconscients de leur état et de la réalité des choses, poussaient de temps à autre un gémissement plaintif, qui emplissait la plaine d'échos mélancoliques. Le temps s'était arrêté pour eux. Cet endroit semblait s'être figé à une époque révolue. Les hommes, armés de pied en cap, étaient immobiles. Il y avait quelques femmes, en majorité prostrées. Quelques enfants déambulaient entre les jambes des adultes, mais eux aussi paraissaient anesthésiés.
Evvie sentit un frisson la parcourir. Une silhouette qui ressemblait à une petite fille son âge se matérialisa progressivement juste devant elle, traversa la jeune princesse sans même la voir. Evvie s'effondra, incapable de soutenir le choc. Son crâne heurta un morceau de roc, et elle fut happée par l'obscurité.
Elle rouvrit les yeux sans savoir combien de temps elle avait été inconsciente. Le lieu ne semblait pas avoir changé, que des secondes qui se soient écoulées ou bien des heures. Les spectres étaient toujours là, répétant leur litanie de pleurs, et le ciel était désespérément ocre. Mais là, devant ses yeux, une petite pierre ambrée, rattachée à ce qui semblait être un cordelette, se détachait de la poussière grise au sol. Elle tendit péniblement une main pour la récupérer, lancinée par une douleur sourde dans sa tête, se mordit les lèvres. Ses doigts se refermèrent autour du pendentif. Immédiatement, la douleur dans son crâne s'atténua, remplacée par la douce chaleur qui émanait de la pierre et irradiait dans tout son corps.
Evvie demeura allongée, le temps d'être certaine qu'elle allait bien. Elle en profita pour se demander si elle n'avait rien de cassé. Mais a priori, il n'y avait aucun problème.
Enfin, à part le fait qu'elle soit seule, perdue dans un endroit totalement inconnu. Évidemment.
Elle se redressa ensuite. Ignorant délibérément les fantômes, qui de toute façon ne lui accordaient aucune attention, elle se mit en marche. Vers où, elle n'en avait aucune idée. Elle savait seulement qu'elle avançait. Être immobile lui était soudain devenu insupportable. Elle ne voulait pas, ne voulait plus. Elle voulait au moins essayer.
Et puis, dans le fond, elle sentait qu'elle pouvait faire quelque chose. Elle sentait le lien entre son frère et elle pulser, au fond de son être, comme une source d'alimentation permanente. C'était la seule chose qui l'empêchait de sombrer dans le désespoir. Son frère était vivant. Elle le sentait. Aussi, elle enfouit la petite pierre ambrée dans sa poche, sans avoir la moindre idée de ce que cela pouvait être, et avança. Loin devant elle se dessinait, à contre-jour, la silhouette d'une haute montagne. Pourquoi aller là-bas ? Elle n'en avait aucune idée. Mais elle se sentait étrangement attirée par le lieu.
Elle évita de se poser des questions. Cela ne ferait rien d'autre que la perturber, et elle se doutait qu'elle n'obtiendrait pas de réponses. Pas tout de suite, en tout cas.
À chaque pas, elle soulevait des gerbes de sable noir. Les plaines qu'elle traversait étaient désertiques, balayées par un vent au raz du sol qui faisait parfois tanguer la jeune princesse. Elle s'efforçait tant bien que mal d'avancer entre les débris qui, très semblables à la navette dans laquelle elle avait voyagé, jonchaient les lieux.
Une image s'imposa, soudaine, imprévue. Celle de dizaines de vaisseaux dont les propulseurs s'éteignaient brusquement et qui, rattrapés par la gravité, chutaient. Et, à leur point d'impact, des hommes en train de s'affronter. Concerts de cris, de hurlements, craquements des matériaux qui s'effondraient les uns sur les autres, tintements des épées et des armures qui s'entrechoquaient. Un seul vaisseau, sur toute une flotte, qui s'éloignait, laissant derrière lui un champ de milliers de cadavres écrasés. Emportant seulement avec lui une centaine de survivants. Evvie tressaillit.
Quand elle parvint sur une petite butte, une nouvelle vision se matérialisa chemin dans son esprit. Elle paraissait se dérouler quelques dizaines de secondes seulement avant la première, pendant qu'en arrière plan, les navettes noires fuselées se précipitaient vers le sol. Deux silhouettes, qui échangèrent deux phrases, avant de se détourner, et de rejoindre la seule navette qui allait s'en sortir. Sans savoir comment, Evvie comprit la signification des paroles. « Leur mort signifie notre survie. La guerre n'est pas terminée. »
Elle s'arrêta, un goût de bile dans la bouche. Quelqu'un avait causé ça. Quelqu'un avait volontairement sacrifié son peuple, des milliers de ses semblables, pour une guerre. Une population entière, décimée en quelques instants. Elle se mordit les lèvres. Son regard se porta sur les fantômes qui erraient dans la lande, perdus, inconscients de l'horreur qu'on leur avait imposé. Est-ce qu'ils avaient seulement souffert, durant cette chute vertigineuse ? Est-ce qu'ils avaient eu le temps de comprendre ce qui se passait ?
— Ils reposent ici, jusqu'à ce que quelqu'un vienne les délivrer de cette veille éternelle pour les amener dans leur véritable demeure.
La jeune princesse pivota brusquement, effrayée par la voix qui venait de s'élever dans son dos. Face à sa propriétaire, elle se figea, pétrifiée.
— Je ne te veux pas de mal, ajouta la femme.
Elle ficha dans les yeux bleu glacier de la jeune fille ses propres prunelles, dont la couleur fluctuait perpétuellement entre le rouge et le noir, passa une main dans ses cheveux blonds cendrés, presque gris, relevés en queue de cheval haute. Dans ses vêtements de cuir terni par les ans, elle dégageait une aura étrange, vibrant d'une puissance contenue totalement disproportionnée pour un corps aussi humain. Evvie déglutit difficilement.
— Qui... qui êtes vous ?
— Quelqu'un que tu ne veux pas contrarier. Suis-moi.
Elle se détourna, et s'éloigna d'une démarche souple, féline. Voyant qu'elle ne s'arrêterait pas pour l'attendre, Evvie s'élança à sa poursuite. Lorsqu'elle l'eût rattrapée, elle essaya de se caler sur son allure. Pour couvrir la distance qui équivalait à une enjambée de l'inconnue, elle devait faire trois pas. Elle attendit d'avoir pris le rythme, sans être trop essoufflée, pour poser à nouveau sa question :
— Qui êtes vous ?
— Tu m'as déjà demandé ça, répondit la femme sans détourner le regard.
— Désolée. Comment vous appelez-vous ?
— Möker.
En tournant la tête pour essayer de discerner une quelconque expression – inexistante – sur son visage, elle remarqua un détail particulier. Surprenant. Les oreilles de l'inconnue étaient pointues.
À mieux y regarder, Möker avait effectivement ces pommettes hautes et ce visage fin et allongé qu'Evvie avait déjà vus dans les livres de légendes que lui lisait sa tante Anna. Elle faillit s'arrêter en plein milieu d'un pas, mais seule la certitude d'être distancée l'en empêcha.
Elle conversait avec une elfe.
Elle ferma les yeux un bref instant, se concentra. L'énergie qu'elle percevait, celle qui émanait de la femme à côté d'elle, irradiait littéralement. Mais elle n'était pas vivante. Le corps était vivant, mais... Evvie n'aurait su dire comment, mais elle percevait une nette distinction entre le corps et l'esprit. Le corps à la peau grise agissait, obéissait aux commandes de l'esprit, mais l'esprit... l'esprit était comme scindé, rayonnait de sa propre énergie.
Mais elle sentait que ce n'était pas la bonne question à poser tout de suite. Aussi dévia-t-elle sur un autre sujet :
— Vous êtes la seule encore vivante, ici ?
Les lèvres pâles de son interlocutrice s'étirèrent en un léger sourire sarcastique.
— Nous en parlerons au moment voulu.
Evvie ne discuta pas. Elle avait mille et une questions qui jaillissaient dans son esprit à chaque instant, pour laisser immédiatement leur place à de nouvelles. Elle essaya de les ranger en ordre, d'y trouver une cohérence, pendant le trajet. Une fois cela fait, et comme Möker ne paraissait pas vouloir s'arrêter, elle observa le paysage dévasté, réalisant progressivement qu'elles quittaient peu à peu la zone des combats. Les fantômes devenaient moins nombreux, moins entassés. Les âmes qu'elle voyait encore étaient majoritairement rassemblées en petits groupes. Et il n'y avait presque plus d'enfants.
Bientôt, elle eut mal aux jambes. Mais elle se força à avancer. Elle chemina en silence aux côtés de sa guide, tout aussi muette qu'elle, qui l'entraînait vers la montagne qu'elle avait repéré plus tôt.
Des heures plus tard, elle était installée devant un feu noir, une étrange cape noire et scintillante enroulée autour de ses épaules comme une couverture. Apparemment pas dérangée par le froid qui régnait dans les cavernes sous la montagne, Möker l'observait attentivement. Ses yeux étaient glacés, inquisiteurs. Evvie se soumit à l'examen, nerveuse. Elle évitait le regard de l'elfe.
— Tu es jeune, finit par émettre cette dernière, presque désapprobatrice. Mais tu as des manières. J'apprécie. Sang royal ?
Evvie hocha la tête.
— De la lignée d'Ingrid, effectivement...
Möker fit une petite pause dans son inspection, se permit un instant de réflexion. Evvie ouvrit la bouche, hésitante.
— Bon. Avant que tu ne poses tes questions, je vais essayer de répondre au maximum d'entre elles. Je suis Möker, l'esprit primaire du chaos, l'une des huit Gardiens. Neuf, maintenant, avec toi. Tu es la descendante d'une ancienne gardienne, toi aussi, appelée Ingrid. Et ta mère en est une aussi, ce qui fait de vous deux Gardiennes, dans une même lignée, vivant sur la même époque ; un phénomène extrêmement rare. Tu es sur Svartalfheim, le monde des elfes noirs, qui ont été décimés il y a un peu plus d'un millénaire maintenant, raison pour laquelle tu vois autant d'esprit. Et tu as été envoyée vers moi pour que je t'enseigne les bases de tes devoirs en tant que neuvième Gardienne. Je t'ai retrouvée grâce à la petite pierre dans ta poche. Et non, ceci n'est pas mon corps. C'est juste celui de la dernière survivante des elfes noirs. Dans ma forme primaire, je n'ai pas du tout cet aspect.
Evvie cilla, absolument pas préparée à cette avalanche d'informations. Möker sourit en la voyant ainsi déstabilisée. Elle s'assit à même le sol en face d'elle, ramena ses genoux contre sa poitrine, et attendit.
— Qui... qui m'a envoyée ici ? finit par murmurer la jeune fille.
— Un vieil ami. Engill.
— Et ma mère ? Mon frère ?
— Ils sont dans d'autres mondes. Mais ils vont bien.
— Comment vous le savez ?
Möker rejeta la tête en arrière, sourire amusé aux lèvres.
— Je suis une entité primaire. Je ressens tout ce qui se passe dans les Neuf Mondes. Y compris la magnifique perturbation temporelle qu'a causée Engill en vous dispersant ainsi aux quatre vents, ajouta-t-elle d'un ton grincheux, plus pour elle-même.
Evvie avait une question sur la langue, mais elle hésitait.
— Pourquoi moi ? Pourquoi ici ?
Les prunelles rouge et noir se posèrent sur elle, encore teintées d'amusement, mais néanmoins un peu plus sérieuses.
— Tu es une gamine, qui possède le pouvoir de détruire l'équilibre entre les Neuf Mondes par une simple décision. Et Engill m'a apparemment choisie pour t'éduquer. Quoiqu'à mon sens, c'est une très mauvaise blague, venant de sa part, mais ça, c'est une autre histoire.
— Pourquoi ?
— Ce sera une histoire pour une autre fois. Un jour. D'ici là, à mon tour de te poser une question.
Evvie leva le nez, curieuse.
— Est-ce que tu veux que je t'enseigne ce qui te sera nécessaire ? Parce que si je dois essayer d'apprendre quelque chose à une gamine qui ne veut rien savoir, cela n'en vaut pas la peine.
La princesse se mordilla les lèvres.
— Qu'est-ce que ça signifie, plus clairement ?
— Ton rôle, la maîtrise de tes pouvoirs, les rudiments de la survie dans un milieu hostile. Pour être totalement honnête, je dois t'avertir que ce ne sera pas une promenade de santé. Mais tu sauras le nécessaire.
La jeune fille prit son temps pour répondre. À vue de nez, elle aurait dit oui tout de suite. Mais elle préféra y réfléchir.
Quoique, au bout du compte, sa décision restait la même. Pour l'instant, elle semblait n'avoir aucun moyen de rejoindre ses parents ou de les contacter. S'ils étaient dans un autre monde, elle préférait éviter d'essayer de se téléporter à travers les ombres. Et cette femme, qui qu'elle soit, lui proposait d'apprendre à contrôler ses pouvoirs.
Elle la connaissait à peine.
Pourtant, elle acquiesça.
— S'il vous plaît, ajouta-t-elle poliment.
Sur le visage de Möker s'esquissa ce qui ressemblait à une ombre de sourire, mais qui n'aboutit pas. Elle hocha la tête.
— Parfait. On commence tout de suite. Enlève cette illusion qui masque ta véritable apparence.
❆
Je suis à la bourre, je sais. Mais pour ma défense, je voulais vraiment poster un bon chapitre. Du coup, j'ai pris mon temps.
Je vais pas vous mentir, les parties sur Svartalfheim risquent de partir dans un délire psycho-philosophique assez chelou, mais j'ai vraiment adoré les écrire. Donc... hésitez pas à me dire si, par la suite, vous ne captez pas (pour l'instant, ça devrait aller, en principe).
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