24 - Midgard
Kristoff sut qu'il rêvait à l'instant où il ouvrit les yeux. Car, outre la luminosité bien trop forte et l'absence de ministres à ses côtés pour lui donner le rapport commercial de la veille, il sentait des fourmis dans ses jambes. Cela faisait près d'un mois qu'il ne les avait pas senties, et c'était une sensation totalement inédite. Il coula un regard sur le côté, là où Anna dormait d'habitude, mais ne trouva qu'un lit vide, défait comme elle avait l'habitude de le laisser.
Hésitant, il se redressa, savourant la sensation de ses muscles qui lui répondaient pour la première fois depuis des semaines. Un sourire nerveux aux lèvres, il se pencha, fit passer ses pieds hors du lit, et même le froid relatif de la chambre ne parvint pas à lui ôter sa grimace de joie alors qu'il agitait les orteils.
Il se mit debout, incertain, mais enchanté de découvrir que, dans son rêve au moins, son corps n'avait pas perdu ses bonnes habitudes. Alors, ravi, déterminé à en profiter au maximum avant que la réalité ne le rattrape, il s'habilla en quatrième vitesse, sans prendre la peine de sonner ses serviteurs habituels, et fila hors de la pièce en courant.
L'air frais du château lui fouetta le visage alors qu'il dévalait la rambarde en glissant comme Anna aimait le faire, il éclata d'un rire heureux, bonheur pulsant dans ses veines. Sans même hésiter, sans s'attarder une seule fois sur le fait que les couloirs étaient étrangement vides, il fonça vers les écuries, où Sven avait son propre box, duquel il était autorisé à sortir quand bon lui semblait, par ordre du prince consort.
Ce ne fut qu'à l'intérieur des écuries qu'il se rendit réellement compte du calme irréel qui pesait sur les lieux. Rien. Pas un bruit, pas un hennissement, pas un claquement de sabot sur le sol, pas un cri ni un appel. Un silence lourd régnait en maître incontesté sur l'ensemble du château.
Soudain nerveux, Kristoff recula de quelques pas, mit le nez dehors, pour considérer avec attention la cour pavée intérieure. Pas un chat dehors. Et, en outre, il ne l'avait pas remarqué jusque là puisqu'il était passé par l'intérieur, mais il pleuvait des cordes.
Ceci dit, cela n'expliquait en rien le vide irréel à Arendelle. Il poussa un long soupir, toujours parfaitement conscient d'être dans un rêve, et revint vers l'intérieur de l'écurie, attristé par l'absence de son renne.
— Ho, ça va ! Je suis là, moi !
Le blond se figea, darda son regard noisette partout autour, à la recherche de la voix qui venait de parler. Mais rien à faire, il était incapable d'en localiser le propriétaire.
— Sur ta gauche.
Il pivota instinctivement, regardant partout ou presque.
— Pfff... tu casses les pattes !
Kristoff ressentit soudain une violente brûlure au bas de son mollet. Il hurla, recula d'un bond, baissa les yeux, et avisa enfin un petit chat noir qui se léchait les griffes avec une nonchalance étudiée. Non, correction, il léchait le sang qui gouttait de ses griffes. Sale matou, pesta le blond, en envoyant instinctivement un violent coup de pied dans la direction de la bestiole, qui l'esquiva avec adresse.
— Calme ta joie, petit prince.
Sous le choc, le concerné tituba. Le chat venait de parler.
Cette saleté de chat venait de parler.
— Oui, je parle. Et j'entends tes pensées, aussi, donc vas-y doucement sur les insultes, ajouta le matou en plissant sa truffe couleur brique.
Il riva ses yeux d'ambre dans ceux, noisette, de l'humain, et un simulacre de sourire étira ses babines.
— Et, d'ailleurs, tu as un bonhomme de neige bavard qui se balade chez toi. En quoi un chat qui parle te perturbe, tu peux m'expliquer ?
Kristoff cilla, hésita, sans parvenir à trouver de mots pour justifier sa réaction. Finalement, ce fut l'indignation qui prit le pas.
— Que tu parles ou pas, on s'en moque ! Pourquoi tu m'as griffé ?
— Parce que tu ne me voyais pas, abruti, répondit l'autre, moustaches frémissantes.
Ses pupilles verticales étrécies étincelaient d'amusement. Pour peu, Kristoff aurait juré que la bestiole se moquait de lui, mais il ne parvenait pas à décrypter son langage corporel. Peut-être parce que, justement, ce chat se comportait comme un humain, à quelques mouvements près.
Encore une fois en écho à ses pensées, la queue du matou fouetta l'air, effleurant un court instant le mollet sanguinolent.
— Bon. Concentre-toi deux secondes, j'ai besoin que tu...
— Qui es-tu ? l'interrompit brutalement Kristoff. Et qu'est-ce que tu veux ? Et pourquoi il n'y a perso-AOU !
Les griffes acérées venaient d'érafler encore une fois sa peau, et le sang avait giclé. Instinctivement, le blond saisit le premier objet qui passait par là, une fourche pointue, qu'il fit siffler dans la direction du chat.
À ce moment précis, la créature fit un mouvement improbable. Alors que les pointes métalliques menaçaient de l'embrocher, elle bondit, utilisa la tête du blond comme point d'appui, et se percha, trois mètres plus haut, sur une large poutre de bois.
Sous le choc, Kristoff en laissa tomber son arme improvisée.
— Écoute moi, sale humain, lâcha le chat, soudain irrité. Tu vas te calmer tout de suite.
Le prince consort d'Arendelle ne bougea pas d'un cil.
— J'ai besoin que tu m'amènes au campement des trolls. Ici, dans ce rêve.
— Mais... pourquoi ? Qu'est-ce que tu leur veux ?
Le sourire du chat se fit fielleux, mauvais.
— Ça ne te regarde pas. Mais dis-toi que ça te permettra de... te dégourdir les jambes...
Inquiet, mais néanmoins tenté, Kristoff n'hésita pas bien longtemps. L'attrait d'une marche à pied, même aussi longue, était trop fort. Cela faisait des semaines qu'il était cloîtré dans sa chambre, incapable d'aller ne serait-ce que se soulager sans quelqu'un pour l'assister. Il fit un signe de tête au chat, pour que ce dernier le suive, et se dirigea à nouveau vers la porte. Le chat bondit, se réceptionna sur l'épaule du blond en plantant ses griffes dedans, ce qui lui arracha un gémissement, mais il parvint à réfréner le réflexe qui le poussait à déloger la bestiole de son épaule. Et, ensemble, ils s'engagèrent sous la pluie battante.
❆
Cela faisait plusieurs heures que Kristoff marchait d'un pas tranquille dans l'herbe haute et verdoyante, chargée de pluie. Ils étaient sortis de la ville – effroyablement vide – en un temps record, et lorsque Kristoff avait interrogé le chat sur la raison de cette absence de monde, le matou lui avait simplement répondu que créer des personnes réalistes, même en rêve, aurait demandé bien trop d'efforts.
Alors il se contentait d'avancer, profitait de cette sensation à la fois si familière et si inhabituelle, celle de sentir ses muscles répondre à l'instant où il se décidait à bouger. Les semaines passées au lit l'avaient habitué à vouloir, sans pour autant pouvoir, faire certains mouvements. Ici, dans cet univers onirique, il pouvait s'élancer brusquement, s'arrêter après trois pas, sauter et sautiller, courir et s'asseoir juste après simplement parce qu'il le voulait.
— Est-ce que je pourrais revenir ici ? interrogea-t-il soudain.
Le chat, qui avait quitté son épaule peu auparavant, bondit sur un rocher, se frotta voluptueusement le dos contre la pierre irrégulière.
— Peut-être... marmonna-t-il après un temps de réflexion. Tu le voudrais ?
Kristoff roula des yeux.
— Évidemment.
— Alors je te laisserai revenir ici. Mais d'abord, indique-moi le chemin jusqu'aux trolls.
❆
La lune était voilée, le ciel était sombre, couvert de nuages. Personne ne l'avait vue s'esquiver de la ville, personne n'avait fait attention à elle. Les princesses étaient couchées, l'ensemble palais dormait. Alors, vêtue simplement d'une capuche, elle s'était dirigée vers les hauts remparts, s'était faufilée dans un escalier à la suite d'un garde qui dormait à moitié en faisant sa ronde, puis s'était perchée en haut d'une tourelle et avait déployé sa cape. Portée par sa magie, elle avait tranquillement atterri une douzaine de mètres plus bas, sur les hautes falaises sur lesquelles était perché le château d'Arendelle, et s'était élancée dans la forêt, à la recherche de la piste que lui laissait son chat.
Maintenant qu'elle l'avait trouvée, elle se contentait d'avancer tranquillement dans l'herbe haute et humide, esquivant avec adresse les branches basses qui semblaient vouloir la retenir. Une atmosphère lourde, effrayante, pesait sur la forêt. Un silence absolu, inhabituel, régnait. Même les créatures nocturnes qui peuplaient habituellement la nuit de leurs cris s'étaient tues, comme si la présence d'une étrangère en ces lieux les terrorisait.
Seul un jeune faon curieux, ayant probablement échappé à la surveillance de sa mère assoupie, osa s'aventurer sur le chemin que parcourait Levana. La femme s'immobilisa, le considéra quelques instants d'un regard attentif, presque attendri. Puis, soudain, la marque noire sur sa gorge se mit à tourbillonner, le blanc de ses yeux vira à l'obsidienne, et le faon poussa un plainte rauque, qui s'étouffa bien vite dans sa gorge.
Peu après, Levana Grimm reprenait son chemin, impassible, laissant derrière elle un cadavre encore chaud dont même les mouches, bien des heures plus tard, ne s'approchèrent pas.
❆
Pris d'un étrange pressentiment, Kristoff s'immobilisa. Ils approchaient de leur destination, mais l'air sentait la charogne. Il ne parvenait pas à en identifier la source, mais il la sentait. Il se tourna vers le chat, qui s'était arrêté quelques mètres plus loin et se pourléchait les babines.
— Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? interrogea-t-il.
Même s'il ne s'attendait pas à une véritable réponse, il fut impressionné de la nonchalance du félin, qui était pourtant obligé, avec son flair bien plus développé, de sentir la puanteur.
— Aucune idée. Une invention de ton esprit ? suggéra la bestiole.
Ça m'étonnerait, grinça Kristoff intérieurement.
— Hé. N'oublie pas que je t'entends, ajouta le chat après un bref silence.
Le blond grommela.
— Je veux savoir ce que c'est.
Le chat lui retourna simplement une œillade sceptique, puis indiqua du bout de la queue la montagne qu'ils n'avaient pas finie de gravir. Avec un soupir las, Kristoff mit de côté ses questions, et reprit son chemin. Après tout, ils n'étaient plus très loin.
❆
Enfin, Levana parvint dans une large clairière rocheuse, où des dizaines de petites boules de pierre couvertes de mousse semblaient être tombées dans un ordre aléatoire. Elle arqua un sourcil devant un si piètre camouflage, leva lentement les mains devant elle. Des boules d'énergie noire apparurent dans ses mains, la marque sur sa gorge se mit à pulser.
— Trolls ! appela-t-elle. Après tant de millénaires de fuite, ayez au moins le courage d'affronter une humaine.
Parmi les rochers, un seul se mit en mouvement. Lorsqu'il se déplia lentement pour dévoiler un vieillard aux traits doux, au visage avenant mais aux yeux attristés, Levana ne put retenir le cruel sourire qui affleurait à ses lèvres. Elle écarta les bras, et la noirceur contenue dans le creux de ses paumes sembla aspirer l'énergie de l'air environnant. Un sourire vicieux lui échappa.
❆
Parvenu dans la clairière des trolls, Kristoff se retourna pour désigner le lieu au chat, qui le suivait. Mais soudain, ce dernier n'était nulle part en vue. Le blond hésita, piétina quelques instants sur place, nerveux. L'odeur de charogne, jusque là légère, augmentait en intensité. Bientôt, elle devint suffocante. Incapable de supporter bien longtemps la puanteur suffocante, le prince d'Arendelle finit par s'effondrer au sol, à demi inconscient. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, son mauvais pressentiment avait été multiplié par mille. Il sentait qu'un drame se déroulait, même s'il n'avait aucune idée de ce qui se passait.
❆
Lorsque Levana claqua des doigts, libérant les boules d'obscurité qu'elle avait créées, celles-ci foncèrent l'une vers l'autre, comme attirées par un puissant magnétisme. À l'endroit où elles se percutèrent jaillit une silhouette féline, petite, mais qui croissait de seconde en seconde. La taille du chat devint d'abord celle d'un gros chien, puis d'un tigre, puis d'un renne. Ses crocs s'allongèrent, l'or de ses yeux étincela d'un éclat mauvais. Sa maîtresse sourit, l'air sincèrement amusée par la terreur qui se peignait sur le visage pierreux du vieux troll.
— Salem ? À toi l'honneur.
La créature monstrueuse se jeta sur le troll avec un rugissement féroce, et l'engloutit d'une bouchée. Le troll n'eut pas le temps de crier. Mais, gorgé de cette nouvelle énergie, le chat déjà massif augmenta encore un peu en taille. Et, tandis qu'il se jetait sur les autres petites créatures de pierre qui, paniquées, avaient commencé à rouler dans tous les sens, Levana l'observait avec un sourire mauvais aux lèvres. Et, même lorsque le dernier des fuyards fut dévoré et que son chat eut atteint la taille d'un cheval de trait, son rictus ne s'effaça pas.
❆
Je dois vous l'avouer... j'adore Levana en tant qu'antagoniste, mais je ne sais absolument pas où je me dirige avec son personnage... Elle est totalement en freelance dans ma tête. XD
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