23 - Midgard
Le navire aux voiles ornées de soleils accosta le lendemain matin, sans que personne ne l'ait réellement vu venir. Poussé par un vent de sud particulièrement puissant, il s'arrima près de la seule passerelle adaptée à son envergure, et le pont tomba presque de lui-même.
Anna avait été prévenue à la dernière minute. À peine réveillée, sortie du lit moins d'une demi-heure plus tôt, elle avait dû se préparer à la vitesse de l'éclair. Elle avait enfilé l'une de ses tenues les plus simples pour se porter à la rencontre du vaisseau, consciente qu'elle n'avait absolument pas le temps de chercher la complexité. Une robe verte, sans fioritures, froufrous ni tulle bouffante, qui lui plaisait beaucoup, et qu'elle se promit soudain de porter plus souvent.
Mais il y avait un problème. Malgré l'accostage, le vaisseau paraissait étrangement... muet. Aucun bruit, aucun cri, pas d'ordres jetés à la ronde ni de matelots s'affairant au débarquement. Juste un terrifiant silence, uniquement troublé par les cris des mouettes et les clapotis des vagues qui s'écrasaient contre la coque.
Un navire fantôme... songea la princesse, se rappelant de ces légendes que, enfant, elle adorait écouter. Maintenant qu'elle était debout devant l'une d'entre elles, son excitation de gamine s'effaçait, au profit d'une sombre angoisse.
Puis, trois petites silhouettes apparurent en haut, sur le pont, surplombées par une quatrième, bien plus haute et austère. Anna fit un signe de la main à ses gardes, leur indiquant de reculer, jusqu'à ce que les trois gamines ne se sentent plus assez menacées pour ne pas pouvoir descendre tranquilles.
Derrière elles, la silhouette sombre, pareille à un corbeau, s'approchait aussi. Lorsqu'elle toucha, du bout de sa bottine, les planches du quai, elle ôta la large capuche qui masquait son visage, dévoilant un sourire rieur et des yeux glacés.
— Votre Majesté, s'inclina-t-elle immédiatement. Je suis Levana Grimm, la préceptrice des princesses de Corona.
Anna hocha la tête, distraite, ne parvenant pas à détacher son regard de la marque noire qui ornait le cou de la femme. Les iris sombres, froids comme la mort, la sondaient, mais elle avait plongé dans une étrange apathie en voyant le tatouage prendre vie sous ses yeux, tourbillonner sur lui-même pour ne former qu'une tache sombre, sans que la rousse ne parvienne à nommer la forme qu'il avait auparavant.
— C'est un plaisir de vous rencontrer... s'entendit-elle répondre d'une voix distante.
Puis, avec une grimace, elle s'ébroua, et pivota vers les trois princesses, qui lui adressèrent un sourire angélique, et plongèrent en une profonde révérence.
— Bonjour, Votre Grâce, saluèrent-elles en chœur.
Anna sourit, s'inclina devant elles à son tour.
— Bonjour, Altesses. Avez-vous fait bon voyage ?
Elles hochèrent la tête, polies. Celle qui paraissait la plus âgée – une douzaine d'années, quinze au maximum, prit la parole pour les trois.
— Il y a eu une tempête, mais rien de bien terrible.
Sa préceptrice et elle échangèrent un coup d'œil entendu.
— Et... hésita Anna. Si je puis me permettre... pourquoi ne voit-on pas votre équipage...?
Cette fois-ci, ce fut Levana qui répondit.
— Je suis magicienne, Votre Majesté. Le navire n'a pas besoin d'entretien lorsque c'est moi qui m'en occupe. C'est d'ailleurs grâce à cela que nous avons pu traverser la tempête sans subir de dommages.
En guise de démonstration, elle claqua des doigts. Les nœuds se dénouèrent, les voiles tombèrent. Le navire tout entier frémit, parut s'animer d'une vie propre. Puis, elle tapa dans ses mains, et tout ce qui s'était défait revint à sa position initiale, au repos. Anna applaudit, impressionnée :
— Fantastique !
Puis, elle se rappela qu'elle était encore au milieu du port, et que ce n'était pas l'endroit idéal pour une conversation, elle proposa :
— Venez, nous poursuivrons cette discussion dans le château.
— Avec plaisir, sourit l'aînée encore une fois.
Encadrées par une dizaine de gardes, dont le capitaine, qui suivait la reine par intérim dans chacun de ses déplacements, les cinq femmes se mirent en route vers les grandes portes du château.
Anna, difficilement, essayait de se rappeler ce que Raiponce lui avait raconté sans ses lettres à propos de ses filles. L'aînée s'appelait Iomi, la benjamine Helena, et la cadette Gwyneth. Elles avaient deux ans d'écart, mais Anna ne parvenait pas à se souvenir de l'âge de l'une d'entre elles pour deviner celui des deux autres.
Aussi, la plus âgée était apparemment adulée par ses deux petites sœurs, qui elles en revanche s'entendaient un peu moins bien. Mais la rousse songea aux jumeaux, et sourit en se disant que rien ne pouvait être pire que les dégâts de ces deux-là.
Elles parvinrent au palais en parlant notamment des nouvelles de Corona, de l'étrange maladie qui sévissait dans le pays depuis quelques semaines et qui avait poussée Raiponce à faire embarquer ses filles au plus tôt. Une fois parvenues à l'intérieur des épais murs de pierre, Anna les invita à s'installer dans l'un des cinq petits salons privés, et elle s'était à peine assise dans le fauteuil dos à l'âtre éteint que Levana entamait :
— Votre Altesse... Où est la reine Elsa ? Et votre mari, le prince Kristoff ?
Anna plissa le nez, consciente qu'elle allait devoir mentir, détestant cette idée. Mais la délégation de Weselton, elle aussi à la recherche de Silvester, était toujours présente, et si une partie des invités avait une information et l'autre le contraire, ça risquait de provoquer un conflit franchement inutile, à l'heure actuelle.
— Ma sœur est partie en montagne avec son fiancé, le prince Silvester de Weselton, expliqua-t-elle. Je ne sais pas quand elle rentrera. Quant à mon mari... il a eu un accident, il est alité. Mais il viendra vous voir dès que possible.
Elle ne précisa pas qu'il profitait, dans le jardin en compagnie de Sven, de cinq minutes de pure liberté qu'il avait réussies à obtenir. Même si elle avait promis d'aller le chercher dès que les princesses seraient là, elle s'en abstenait, pour lui laisser un peu de temps seul avec lui-même, dehors. Elle savait que cela lui manquait plus que tout.
Levana Grimm fronça un sourcil.
— En montagne ? Mais je...
Elle hésita, s'interrompit.
— Vous...? la relança Anna.
— Non, rien.
Le ton était légèrement sec, juste assez pour qu'Anna comprenne qu'elle ne devait pas insister. Elle hocha la tête, et s'enquit poliment pour détourner la conversation :
— D'ailleurs, Raiponce ne m'a pas prévenue de votre arrivée... où préfèreriez-vous loger ? Auprès des princesses, ou...
— Les quartiers de servantes m'iront très bien, l'interrompit Levana avec un gentil sourire.
Anna acquiesça, légèrement déroutée. N'importe qui en ayant l'opportunité aurait probablement préféré loger dans l'une des chambres de bonnes, même petite, près des suites royales. Mais, au bout du compte, elle haussa les épaules, et relança la discussion.
— Alors, je ne voudrais pas commettre d'impair, donc corrigez-moi tout de suite si je me trompe. Vous êtes Iomi Kiarach, l'aînée ?
La concernée ressemblait comme deux gouttes d'eau à sa mère : des yeux verts lumineux, un nez légèrement retroussé, de longs cheveux bruns et un visage avenant. Elle hocha la tête avec un demi sourire, passa une main dans ses cheveux châtain courts, les ébouriffant légèrement.
— Vous êtes Helena Kiarach ?
La cadette, dont les cheveux oscillaient entre le brun et le noir, acquiesça à son tour. Elle avait ce rictus canaille, provocateur, typique d'Eugène Fitzherbert, le mari de Raiponce, et une étincelle dans ses yeux bleus qui promettait les ennuis. Anna la catégorisa immédiatement comme sympathique, à entraîner sur le toit avec Olaf tant que c'était encore possible pour elle.
— Et vous êtes Gwyneth Kiarach ?
— Tout le monde m'appelle « Lutine », mais oui, c'est moi, Votre Altesse... répondit la plus jeune avec une petite grimace.
Elle seule avait les yeux noisette de son père et son nez droit, mais mêlés à une chevelure blonde lumineuse, presque irréelle, tressée jusqu'à sa taille.
— Ravie. Je sais que ce n'est pas très protocolaire, mais je préfère sincèrement qu'on m'appelle Anna. Princesse Anna, à la limite, je n'ai pas le titre de reine pour longtemps.
Heureusement... ajouta-t-elle en son for intérieur. Parce que ça l'agaçait qu'Elsa ne revienne pas. Sa vie insouciante de princesse libérée d'une grande partie des contraintes royales lui manquait. Elle voulait à nouveau pouvoir courir dans les couloirs, sortir la nuit à une heure improbable... Mais les robes étroites de reine l'empêchaient de courir, et le soir venu, elle avait tellement sommeil qu'elle ne pouvait que s'effondrer sur son lit et prier pour que le matin ne vienne jamais.
— Appelez-nous par nos prénoms aussi, alors, pria Iomi.
Anna approuva, ravie :
— Avec plaisir.
Au moment où elle allait embrayer sur ce que les princesses aimaient faire, pour adapter son planning en conséquence, l'un des battants s'ouvrit en grand sur un couloir vide. Anna ne prit pas le temps de s'étonner, elle était trop habituée. En revanche, lorsque les trois princesses de Corona avisèrent le bonhomme de neige qui les considérait de ses yeux étonnés, elles poussèrent un couinement synchronisé.
— Awww ! Il est troooop mignon !
Abandonnant toute réserve princière, elles se précipitèrent vers Olaf, qui les accueillit à branches ouvertes.
— Mesdemoiselles ! s'exclama Levana, outrée, mais trop tard.
Elle grimaça ostensiblement, puis esquissa un sourire attendri en voyant les yeux brillants d'Anna, qui lui confia d'une voix faussement cachotière :
— Si je ne le connaissais pas depuis tout ce temps, j'aurais probablement fait la même chose...
Levana Grimm cilla, hocha la tête.
— Je vois... c'est votre sœur qui l'a créé ?
La reine par intérim acquiesça, observant le bonhomme de neige qui, en un sourire et quelques mots joyeux, venait de se faire de nouvelles amies. Puis, son regard dévia vers la pendule, et une grimace lui échappa. Elle avait une réunion dans moins de vingt minutes... et il fallait encore installer les princesses. Elle se tourna vers la porte, près de laquelle se tenaient deux gardes, appela :
— Gardes !
— Oui, Votre Altesse ?
— Appelez Laia, s'il vous plaît.
Le soldat le plus proche acquiesça, s'éloigna dans le couloir. Après quelques minutes d'intenses bavardages sur les origines du bonhomme de neige, la servante pointa le bout de son nez dans l'embrasure. Anna lui donna les directives, puis se leva, s'excusa auprès de ses nouvelles invitées, et fila changer de tenue.
❆
Après avoir installé les princesses et leur avoir donné des traités de politique à lire, Levana suivit Laia jusqu'à sa propre chambre. C'était une pièce située dans les profondeurs du château, aux murs dénudés, froide et inhospitalière. Une paillasse qui paraissait rembourrée de paille faisait office de lit, couverte d'un drap rêche, et une antique lampe à huile en guise de lampe de chevet.
La servante s'esquiva aussi vite qu'elle le put, pressée. Levana la laissa partir sans protester et, une fois seule, se permit un sourire. Elle se débarrassa de sa massive cape noire, ferma la porte à clé, et agita les doigts. Un instant plus tard, une petite forme sombre, trapue, se matérialisait au milieu de nulle part, et bondissait sur la couchette avec un miaulement de délice.
— Oh, par les Six Singularités, on est enfin descendus de ce bateau !
Levana sourit, ses ongles effleurèrent le crâne du chat en un semblant de caresse.
— Voyons, Salem, ce n'était pas si horrible...
Le chat poussa un grognement boudeur, agita ses moustaches, et transperça sa maîtresse de ses yeux dorés. Puis, il renifla, et dévoila ses crocs en une esquisse de sourire mauvais. Un doux parfum de rancœur et de tristesse venait d'affleurer à ses narines.
— Tu l'as trouvé ? interrogea Levana.
Il hocha la tête, oreilles dressées, et plongea à nouveau dans les ombres.
❆
Un petit chapitre de transition pour introduire deux nouveaux personnages majeurs... vous l'aurez deviné, Levana et Salem.
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