2 - Muspellheim
Un souffle d'air chaud venu des profondeurs s'engouffra dans le conduit rocheux. Elsa le sentit sur ses doigts et dans ses cheveux, le reste de son corps étant entièrement recouvert pour la protéger d'éventuels éclats de lave. Mais ce petit vent chaud, après une longue course-poursuite, n'était pas le bienvenu. Elle poussa un soupir, fit apparaître de fines plaques de glace le long de son dos, qui se résorbèrent dès qu'elle eut un peu moins chaud.
Nerveuse, mais confiante envers Sylvi, la jeune reine se retourna lentement. Et hoqueta, sous le choc.
Devant elle se tenait un homme, torse nu, cheveux mi longs flottant au vent. Sa joue gauche était barrée d'une impressionnante cicatrice, une autre, plus large encore, courait le long de son épaule droite à sa hanche gauche. Il irradiait littéralement de puissance contenue, de colère, et malgré le sourire, narquois mais avenant qui étirait les coins de ses lèvres, Elsa se sentit presque comme une gamine face à lui. Pour peu, il lui aurait fait peur.
Et puis, il y avait ces immenses ailes entre le roux et le brun, repliées dans son dos, dont le bout frôlait parfois le sol.
Mais lui aussi paraissait légèrement surpris, voire intrigué. Il l'observait de haut en bas, tout comme lui, jaugeait cette femme en armure bleue qui se baladait dans les galeries souterraines. Puis, soudain, son regard s'illumina, en même temps qu'il soufflait :
— Sylvi ?
— Dis-lui que c'est moi.
Encore bien trop perturbée, Elsa ne protesta pas.
— C'est elle.
L'étrange créature haussa un sourcil, finit par acquiescer lentement. Et, soudain, l'acier sembla ruisseler le long de ses épaules, s'étendre lentement pour couvrir tout son corps, jusqu'à former une armure blanche immaculée, veinée de rouge écarlate, qui ne laissait que ses ailes et sa tête à découvert.
— Eldur !
Sylvi, qui voyait par les yeux d'Elsa, paraissait sincèrement heureuse ; la joie débordait dans sa voix mentale. Spontanément, elle se lança dans les explications qu'Elsa trouvait actuellement plus que nécessaires... réellement vitales.
— L'armure, c'est Eldur. Il a été forgé à la même époque que moi, et offert à l'Örven de Muspellheim. Et le type, c'est...
— Je suis Irstv, fit l'être sans ciller, comme s'il écoutait le propos de Sylvi. Gardien de Muspellheim.
Elsa cilla.
— Elsa.
— Gardienne de Jötunheim ?
Elle hocha la tête sans répondre, encore trop stupéfaite pour pouvoir articuler autre chose que son nom. L'homme – était-ce un homme ? – avait des ailes. Il pouvait voler. Dans un monde où des geysers de feu semblaient jaillir de n'importe où, les créatures volaient. À la réflexion, c'était peut-être logique, le sol n'était pas l'endroit le plus sûr. Mais les airs...
Et puis, il y avait cette dérangeante impression. Cet... Irstv... lui rappelait quelqu'un qu'elle avait connu des années plus tôt, sauf que son visage lui échappait, et elle avait son nom sur le bout de la langue. C'était frustrant.
Consciente que son silence pouvait être très mal interprété dans les conditions actuelles, elle finit par se forcer à parler.
— Je crois que je me suis... comment dire... égarée... sur votre monde...
Il s'esclaffa.
— J'admets qu'on voit rarement des géants du froid se balader ici. Et encore moins sous une apparence aussi charmante...
— Je suis mariée.
Il pinça les lèvres, elle sourit. C'était sorti tout seul, mais elle ne regrettait absolument pas le mensonge. La simple manière dont il la regardait lui hérissait presque les poils sur les bras. Elle n'était pas une personne, à ses yeux, pas même un être vivant... juste un morceau de viande. Ou du moins était-ce l'impression qu'il donnait, à la reluquer avec cette curiosité désagréable.
— Navré.
Le ton plat, absolument pas sincère, ne donnait pas réellement l'impression qu'il pensait ce qu'il disait, mais elle laissa couler.
— Et auquel des deux es-tu actuellement « mariée » ? ricana Sylvi dans son esprit.
— N'abordons pas les sujets qui fâchent, s'il te plaît. Qu'est-ce que c'est que cette créature ?
Sylvi laissa échapper une vague d'agacement, comme si c'était la question la plus idiote qu'elle ait entendue.
— Un démon.
Elsa se figea, incertaine.
— Un démon, comme... les créatures de l'enfer, qui arrachent les enfants à leurs parents et répandent chaos et destruction ?
Soupir mental, légèrement plus marqué.
— Un démon comme les habitants de Muspellheim, manipulant le feu pour la plupart. Quand ils se baladent dans ton monde, leur comportement dépend de leur nature ; certains sont bienfaisants, d'autres... un peu moins.
— Et lui ?
Seul un silence lui répondit. Ne sachant comment l'interpréter, Elsa préféra se focaliser sur le démon en face d'elle. Dans le même temps, les images de ses livres de légendes lui revenaient à l'esprit. Il n'avait pas de cornes, pas de queue pointue, pas de poils sur les jambes ni de sabots. En revanche, un éclat mesquin, que la politesse dont il faisait preuve ne pouvait masquer, luisait au fond de ses iris. Instinctivement, Elsa aurait voulu s'éloigner de lui, mais elle ne savait pas où aller. Et puis, c'était le Gardien de son monde... il ne pouvait pas être foncièrement mauvais...
Elle fut certaine que Sylvi riait dans son coin, sarcastique. Mais déjà, l'autre lui parlait à nouveau.
— Sylvi, Eldur te salue. Et, Elsa, si je peux vous aider d'une quelconque manière...?
Elle hésitait à lui révéler la vérité. Un pressentiment, quelque part au fond d'elle, l'empêchait de lui faire confiance, et elle se fiait bien souvent à son instinct. Il ne l'avait presque jamais trompée, même avec...
Hans.
Le visage flasha dans son esprit en même temps que la connexion s'établissait. Irstv lui rappelait Hans des Îles du Sud. Dans son langage soutenu, dans sa froideur éduquée, dans cette étincelle mauvaise qui faisait vibrer son regard. Même la couleur brune des cheveux d'Irstv tirait, avec l'étrange lumière orangée de Muspellheim, sur le roux.
Si elle avait eu raison sur Hans, elle ne pouvait pas se tromper sur un démon.
— Dis bonjour à Eldur de ma part.
— Sylvi te salue, Eldur, répéta Elsa mécaniquement. Vous ne sauriez pas comment je pourrais retrouver ma famille, je suppose ?
Irstv hésita un moment, passa une main dans ses cheveux.
— Eh bien, il y a bien le petit passage entre les mondes... mais y accéder est... comment dire... compliqué. Et je suppose que vous ne savez pas où se trouve votre famille...?
Elle ne pouvait pas dire le contraire, malheureusement. Le simple fait qu'elle soit sur Muspellheim et pas au beau milieu de l'espace, comme elle aurait dû l'être, lui avait suffisamment retourné le cerveau pour qu'elle se demande où pouvaient être les autres. Elle ne se posait plus vraiment la question ; seule demeurait l'inquiétude, et l'espoir qu'ils aillent bien. Ce qui ne l'aidait pas vraiment à être sereine, mais elle savait que, à défaut d'avoir des réponses claires, elle devrait faire avec.
— Mais... dans l'absolu, je suppose que si vous avez été envoyée ici, ce n'est pas juste en guise de visite de courtoisie. Je ne me rappelle pas que votre cérémonie d'intronisation ait eu lieu...
— Oui, Engill nous a envoyés prévenir les autres Gardiens et...
Quelque chose d'instinctif la poussa à ne pas dire l'absolue vérité, à ne pas parler des Pierres d'Infinité. Comme un mauvais pressentiment. Elle acheva sa phrase dans la même tonalité que le début, sans marquer de temps d'arrêt, sans accélérer. Le mensonge ne lui plaisait pas... mais cet être non plus.
— ... et tout d'un coup, je me suis retrouvée ici.
— Tu es ridicule.
— Si tu me confirmes qu'il est digne de confiance, je lui dirai l'entière vérité.
Mais Sylvi garda le silence. Elle savait, mais elle ne parlait pas, et pour une fois, la totalité de ses réflexions étaient inaccessibles à Elsa. La blonde poussa un soupir.
— Génial. Tu ne peux pas me le dire, ou tu ne veux pas ?
— Je ne...
Encore une fois, rien. Comme si la communication passait mal entre elles, comme si leur lien se fissurait par endroits. Elsa tressaillit.
— Sylvi, qu'est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas... il y a des perturbations magiques dans l'air...
Malgré ses perceptions surnaturelles, la jeune femme ne sentait rien. Mais, à côté d'elle, Irstv paraissait lui aussi troublé. Ses yeux voletaient à gauche et à droite, troublés, toute sa posture criait l'inquiétude. Même ses ailes frémissaient.
— Irstv ? Qu'est-ce qui...?
— Je ne sais pas... marmotta-t-il, distant. Mais si Sylvi réagit de la même manière qu'Eldur, ça ne présage rien de bon.
Une poignée de secondes s'écoula en silence. Elsa essayait de ressentir tout ce qui se passait autour d'elle, mais la chaleur brouillait ses sens. Instinctivement, elle fit apparaître de fines plaques de glace sur son dos, poussa un soupir de soulagement en sentant la fraîcheur du givre sur sa peau. Mais, comme pour compenser, une goutte de sueur brûlante glissa à ce moment précis depuis la racine ses cheveux, descendit lentement le long de sa joue pour se perdre sur l'armure grise qui remontait jusqu'à son cou.
— C'est juste moi qui ne supporte pas votre monde, ou...
Le démon secoua lentement la tête, cheveux auburn secoués par léger souffle de vent chaud. Puis, brusquement, il attrapa Elsa par le poignet, la plaqua contre elle, et prit son envol. Elle poussa un couinement, entre stupeur et incompréhension, alors que ses pieds quittaient brutalement le sol. Un instant plus tard, elle était déjà à des dizaines de mètres de haut tandis que, en dessous, la pierre basaltique prenait une teinte rougeoyante pas vraiment rassurante. Encore trois secondes supplémentaires, et elle fondait littéralement là où ils s'étaient tenus précédemment. Elsa, suspendue à soixante mètres au-dessus du sol, poussa un soupir de soulagement, adrénaline pulsant dans ses veines.
— C'est un phénomène normal, chez vous, ça ?
L'air contrarié et inquiet d'Irstv était déjà une réponse en soi, mais il en rajouta une couche :
— Ce n'est pas censé arriver, les geysers ne se situent que dans certaines régions bien précises.
La reine fit une grimace, réalisant soudain qu'elle était collée contre un homme qu'elle connaissait à peine – un démon, de surcroît – avec seulement leurs fines armures pour les séparer.
— Merci pour ce sauvetage... souffla-t-elle avec une pointe de sarcasme dans la voix. Est-ce qu'il y aurait un endroit sécurisé où on pourrait se poser sans craindre d'être incinérés au moindre petit incident ?
Malgré la tension, il laissa échapper un léger rire, et elle crut sentir ses mains bouger légèrement autour de sa taille.
— Votre mari n'est pas là, non ? On peut en profiter, non ?
Oh, seigneur... grogna-t-elle mentalement. Instinctivement, elle laissa ses doigts remonter le long du dos de l'homme, jusqu'à atteindre la zone à découvert, entre la base de sa nuque et la racine des ses cheveux. Il esquissa une ombre de sourire en la sentant faire, sourire qui se transforma en grimace et grognement lorsque le givre recouvrit sa peau, glaçant ses ardeurs.
— Très bien, ô Gardienne.
Les lents battements de ses ailes s'accélérèrent et, de stationnaire, leur vol s'infléchit vers la droite d'Elsa, qui se laissait porter. De toute façon, elle n'avait pas le choix, elle ne connaissait rien à ce monde. Elle avait besoin d'un guide, aussi peu digne de confiance puisse-t-il paraître.
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