16 - Svartalfheim
Quelques jours plus tard, Evvie considérait qu'elle se débrouillait plutôt bien en exorcisme. Malheureusement pour elle, elle n'avait pas vraiment beaucoup de moyens de tester ses limites, puisque Svartalfheim était un monde globalement mort, excepté peut-être quelques lombrics et autres créatures souterraines qui avaient survécu. Möker lui avait raconté que, avant même l'extermination des elfes noirs, le monde n'était pas particulièrement hospitalier à l'égard des créatures vivantes, quelles qu'elles soient. Toutes les tentatives pour amener des hordes d'animaux sauvages provenant d'autres mondes avaient échoué. Il n'y avait pas assez de ressources, pas assez d'abris naturels... il n'y avait rien qui favorise l'évolution de la vie.
Ainsi, les exercices d'Evvie s'étaient, en grande majorité, limités à expulser Imaven de tout ce qu'il pouvait trouver comme hôte potentiel. Elle s'était habituée à évaluer la quantité d'énergie qu'il lui fallait, à adapter sa formule lorsque c'était nécessaire. Elle se débrouillait bien, n'avait plus besoin d'hésiter. Mais – et elle en était consciente – elle ne savait faire que la moitié de ce qu'un exorciste classique pouvait faire, faute d'objets possédés par des entités autres qu'un esprit elfique.
Ce matin-là, Möker l'avait envoyée méditer quelques heures à une quinzaine de kilomètres de la montagne. Elle avait obéi, s'était téléportée. Et, comme à son habitude, elle n'avait pas pu s'empêcher d'essayer de contacter son frère. C'était un instinct viscéral, contre lequel elle ne pouvait lutter. Et, de plus, elle n'essayait pas vraiment. Elle voulait parler à son frère.
Alors, elle avait à nouveau suivi le lien. Et, comme d'habitude, elle avait rebondi contre le mur immatériel qui séparait Svartalfheim des autres mondes.
Sauf que, contrairement à son habitude, elle ne s'était pas arrêtée là.
Elle était remontée à nouveau le long du fil, s'était arrêtée juste avant la barrière. Et, là, avait projeté sa conscience le long de ce mur, cherchant une faille, cherchant une lézarde quelconque. Un moyen, comme un autre, de passer.
❆
Möker jeta un regard torve à Imaven. Mais elle souriait. Après tout, s'il y avait bien quelqu'un qui pouvait faire progresser Evvie dans la nécromancie, en sachant qu'elle avait pour cet art un don inné, c'était bien l'elfe. De son vivant, il avait repoussé les limites de la communication entre les morts et les vivants bien plus loin que quiconque d'autre. Il avait été le meilleur sorcier de son espèce, qu'il s'agisse de puissance ou de technique.
— Le problème, c'est qu'elle est limitée. Pas par sa puissance – ce serait même plutôt le contraire – mais par le manque d'exemples. Je ne peux posséder que des corps morts ou des cailloux, ici.
Le ton d'Imaven était amer, dépité. Le plus grand sorcier de Svartalfheim, réduit à l'état de lombric, à défaut d'avoir autre chose sous la main. Il détestait ce qu'il était devenu. Il aspirait au repos, pas à cette errance éternelle sur les plaines vides.
— Et elle a une manière très spécifique d'aborder la magie, tu l'auras remarqué ? Pas comme une humaine classique... plutôt comme...
Möker hocha la tête.
— Une immortelle, souffla-t-elle, sans vraiment oser y croire.
Elle songea à Engill. Son alter ego, son exact opposé. Ordre et lumière, là où elle était chaos et obscurité. Ils étaient nés en même temps que l'univers tel qu'il était aujourd'hui, en même temps que les Neuf Mondes. Tous ceux qui les connaissaient les pensaient immortels. Eux deux seuls savaient qu'ils ne l'étaient pas. Ils vivraient peut-être encore quelques milliards d'années, mais ils savaient qu'ils disparaîtraient un jour. Un jour, les Neuf Mondes sombreraient à nouveau dans ce néant primaire dont ils avaient émergé. Et Engill et Möker sombreraient avec.
Möker n'avait pas peur de disparaître. Déjà, elle se sentait lasse de cette vie qu'elle menait. Elle occupait le corps de l'une des dernières elfes noires de l'univers, seulement pour assurer la pérennité de l'espèce. Parce que, si les elfes noirs disparaissaient vraiment, physiquement, ce serait une catastrophe. L'équilibre magique, ô combien fragile, des Neuf Mondes, serait rompu sur le coup.
Elle poussa un profond soupir. Evvie l'avait distraite de cet ennui perpétuel, de cette méditation séculaire dans laquelle elle s'était enfermée par lassitude, quelques centaines d'années plus tôt. Enfin, ce n'était pas tant Evvie, qu'Engill, qui avait bien failli déchirer la structure des Mondes. Parce qu'il ne s'était pas contenté d'envoyer des êtres vivants aux quatre coins de l'univers. Non, ça, l'arbre des mondes l'aurait très bien supporté. Mais il avait aussi enfermé toute la partie inférieure de l'Yggdrasil dans une bulle magique, où le temps s'écoulait plus vite. Bien plus vite.
Möker était pleinement consciente d'évoluer dans un autre espace-temps que le reste de l'univers. Evvie, en revanche, ne le savait pas. C'était l'une des raisons, d'ailleurs, pour lesquelles elle ne parvenait pas à contacter son frère. Si elle n'avait pas été enfermée dans cette bulle, elle aurait peut-être pu. Avec sa puissance, avec la force de leur lien, elle c'était même presque certain. Mais Engill les avait séparés. Elle vivait un mois là où son frère vivait une minute. Normal que la communication ne passe pas.
— Tu es sûre ?
Imaven avait rebondi sur l'affirmation de Möker. Sur son visage se peignait la stupeur la plus totale. Mais elle se contenta de hocher la tête.
— Certaine. Tu remarqueras que tous les mortels, toi y compris, vous voyez les auras en couleurs. Rares sont ceux qui peuvent les ressentir, et encore, leurs perceptions ne sont pas particulièrement affinées. Elle... elle les sent. Littéralement.
— Comme toi ?
— Comme moi.
— Et ça veut dire que...
Möker secoua la tête lentement.
— Je ne sais pas. Mais...
À ce moment là, elle perçut la secousse qui ébranlait Svartalfheim tout entier. Elle la sentit, comme une gigantesque vibration, qui se propageait dans l'air et la terre. Partout. Elle frissonna instinctivement, une réaction purement physique, en réponse à cette perturbation. Imaven, qui l'avait ressentie aussi, lui jeta un regard atterré.
Elle ne perdit pas de temps, se téléporta, instantanément, vers la seule source de vie qui pulsait sur tout Svartalfheim.
❆
Pour la première fois, Evvie comprenait ce que Möker voulait dire quand elle parlait d'une barrière constituée de flux très denses. Pour la première fois, elle les percevait. Sans trop savoir comment, elle sentait la vibration de ce mur, comme si elle avait posé ses doigts sur la surface d'un tambour. Elle percevait la peau qui se distendait, se raidissait. Elle n'était pas vivante, mais elle pulsait, elle aussi, à son propre rythme. Qui était en fait une multitude de fréquences distinctes, entremêlées.
Fascinée par cette découverte, Evvie continua son exploration mentale. Elle visualisa la barrière, comme cette peau de tambour, en noir et blanc, qui vibrait à chaque instant, et s'en rapprocha le plus possible, sans se faire renvoyer. Elle avança encore, sur une distance qu'elle n'aurait su évaluer. Elle avait l'impression d'être une aveugle, qui découvrait le monde autour d'elle au toucher. Elle-même se sentait vibrer avec cette étrange coupole qui recouvrait Svartalfheim. Elle la percevait, dans ses os, dans son cœur.
Elle perçut aussi l'infime variation de rythme, alors qu'elle progressait à l'aveuglette, effleurait par endroits ces flux de magie. Dès qu'elle sentit le changement, elle se tendit, en alerte, se glissa dans cette direction. Il n'y avait rien ni personne pour l'en empêcher.
L'ambiance générale, dans l'esprit d'Evvie, se modifiait doucement alors qu'elle s'approchait de la source de cette perturbation. Tout devenait plus sombre, plus sinistre. Physiquement, elle se mordit les lèvres, mais continua d'avancer. Après tout...
Et puis, soudain, le vide.
Sous ses doigts immatériels, la peau de tambour qui avait guidé sa progression avait disparu. Elle fronça les sourcils, se projeta précautionneusement vers ce vide. Déployant ses perceptions, elle essaya de délimiter les rebords de ce trou. Tendue à l'extrême, frémissante, elle avait l'impression que son esprit s'étirait désagréablement, se dilatait, se liquéfiait presque. Mais il était hors de question de reculer. Elle voulait savoir.
Une fois qu'elle eut déterminé où étaient les limites de cet étrange corridor, elle s'aventura un peu plus à l'intérieur. Immédiatement, elle sentit une pression terrifiante s'abattre sur elle, comme une chape de plomb qui se serait écrasée sur ses épaules. Dans le monde réel, elle tressaillit, fit le dos rond pour soutenir le poids qui lui tombait dessus. Dans l'univers magique, son esprit eut un mouvement de recul instinctif. Mais, paralysée, elle ne pouvait plus s'échapper de ce tunnel noir.
Par réflexe, elle ouvrit les yeux, essayant de s'arracher à la dimension spirituelle. Mais il n'y avait que de l'obscurité autour d'elle. Pas l'ombre d'une mince lumière à l'horizon.
Evvie avait connu l'obscurité. La noirceur de sa chambre, celle qui survenait dès qu'elle utilisait ses pouvoirs. Mais jamais, au grand jamais, n'avait-elle été enfermée dans un néant pareil. Tout autour d'elle, il n'y avait rien. Littéralement rien. Le vide le plus immense, le plus désertique et le plus terrifiant qu'elle ait jamais pu imaginer prenait du relief en face d'elle.
Elle ne sentait plus le sol sous ses pieds, ni même son véritable corps. Non, son esprit était pris dans cette autre dimension, sans corps matériel, sans point de repère. Le tunnel s'était refermé derrière elle, l'avait aspirée.
Elle s'obligea à refermer les yeux. Cela allait contre ses pulsions les plus primaires, qui lui disaient de chercher le moindre petit éclat de lumière, mais elle s'y força. Elle devinait, instinctivement, que cela ne servait à rien. Tant qu'elle n'aurait pas retrouvé la sortie, qu'elle ait les yeux ouverts ou fermés, elle ne verrait rien.
Profondément concentrée, elle étendit à nouveau ses perceptions. Guettant la plus infime pulsation, un quelconque rythme, comme elle en avait l'habitude. Mais, cette fois-ci, elle ne ressentait plus rien. Même la pulsation de la barrière, qu'elle venait pourtant de quitter, avait disparu.
Il n'y a rien. Absolument rien. C'est le vide primitif. L'absence de tout, rendue réelle.
Elle savait que son corps était quelque part sur Svartalfheim. Elle savait qu'elle en avait un. Mais elle était perdue dans cette dimension, intangible. Elle ne sentait plus Möker, qui la secouait par l'épaule, essayait de la ramener. Elle ne sentait plus rien.
❆
— Oh, par les six singularités...
Möker écarta de force les paupières fermées d'Evvie, dévoilant globes oculaires d'un noir d'encre. La jeune fille, assise en tailleur à même le sol de poussière, ne parut pas s'en rendre compte. Elle respirait à peine, ne bougeait absolument pas.
— Stupide gamine... gronda Möker dans sa barbe, incapable de s'en abstenir.
Elle essaya immédiatement de retracer le parcours de l'énergie vitale de la princesse, ce qui lui prit une fraction de seconde, à peine, par la force de l'habitude. Parvenue là où l'esprit d'Evvie s'était engagé dans le tunnel, elle étendit ses perceptions. Il n'y avait pas de faille apparente dans la structure de Svartalfheim. Pourtant, la perturbation qu'elle avait ressentie témoignait d'une modification dans la consistance de la barrière du monde. Elle fronça les sourcils, s'approcha encore davantage de cette petite zone où la trace de l'énergie vitale de la jeune fille persistait encore.
Il ne lui fallut pas beaucoup plus longtemps pour deviner qu'une brèche, ouverte depuis bien longtemps, venait tout juste de se colmater. Et pas pour n'importe quelle raison.
Le potentiel magique d'Evvie, qu'Imaven glorifiait tant, avait permis la fermeture spontanée de la faille. Par sa simple présence, elle avait apporté l'énergie manquante à la soudure. Mais, durant l'opération, elle avait dû être absorbée dans la brèche.
Maintenant, elle était bloquée dans le vide entre les mondes. Sans aucun moyen de revenir.
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