Partie 71 : une bonne prison
Mok :
Mok a retrouvé toute sa confiance. Il est libre, il a le ventre plein et un épais manteau sur le dos, les Techs l'accompagnent et il est en chemin pour retrouver Thune. Dès que son chef sera libéré, il pourra retrouver 5 en un rien de temps, et à partir de là, rien ne sera impossible. La petite fille sera tellement furieuse contre Milley et les autres adultes qu'elle se rangera aux côtés de Thune sans hésiter.
Mok est monté dans un taxi automatique, payé et dirigé par 4, qui lui parle au travers de l'ordinateur de bord. Le Tech a l'air de savoir ce qu'il fait et promet qu'il efface son image au fur et à mesure, pour éviter que ceux qui l'ont déjà enlevé ne recommencent. En revanche, il a refusé que Mok fasse un arrêt pour acheter ou voler une arme à feu - quelque chose à propos du fait que ça ne se vend qu'en personne et qu'aucun adulte n'acceptera qu'un enfant mette la main sur un flingue. Mok se dit plutôt que 4 a peur qu'il tue des gens dès qu'il récupérera un pistolet. Le jeune Tech est toujours profondément anti-violence, bien plus que 5, c'est au moins un point sur lequel il est d'accord avec 3. D'ailleurs, 3 n'a pas repris contact avec Mok, laissant son petit frère gérer le déplacement et l'entrée au camp de Thune. Peut-être qu'elle boude encore. Peut-être que Milley l'a grondée et qu'elle ne veut plus se mêler du plan. Dommage, en cas d'imprévu elle aurait été plus efficace que 4 qui a tendance à paniquer, mais ça ira quand même.
Le taxi traverse une série de barbelés, toutes les barrières se lèvent automatiquement devant lui, et enfin il s'arrête devant un bâtiment bétonné aux larges portes en verre. Bien. C'est le moment de se confronter avec des humains, 4 ne peut pas tout faire. Au moins dans sa cachette Mok a pu récupérer un téléphone tech avec ses écouteurs, il peut toujours entendre l'autre le guider et peut montrer à tous ceux qui veulent les voir les faux documents techs dont il a besoin. Il pousse la lourde porte et entre dans un minuscule hall où il voit un comptoir au fond, et une série de portiques de sécurité à l'entrée, gardés par de grands costauds qui semblent très surpris de le voir. Mais pas hostile. C'est déjà un bon début.
"Je vois Thune, explique Mok. Je suis un ami de lui.
Ils le détaillent des pieds à la tête. Dans le camp derrière ce bâtiment, ils ont des centaines ou des milliers d'habitants du Ghetto qui attendent d'être réhabilités pour sortir, ils doivent avoir l'habitude et reconnaitre sans mal les marques qu'une vie de manque de soin laisse sur quelqu'un. Mais Mok est un enfant, il arrive seul dans un taxi tech, et il porte de beaux vêtements techs qui ne sont clairement pas à sa taille. C'est normal que les gardes le trouvent suspect. S'ils le laissaient juste passer, ce ne serait pas de bons gardes.
Le premier s'approche et lui demande juste :
— Est-ce que tu as une autorisation de visite ?
C'est ça le point faible des dehoreux par rapport à ceux du Ghetto : même en étant mieux équipés, mieux nourris et mieux entrainés, plus puissants sur tous les points, ils n'obéissent qu'aux autorisations, les mots écrits sont la formule magique qui peut leur faire faire n'importe quoi. Pas besoin de se battre quand on a avec soi un Tech qui peut faire faire n'importe quoi aux mots écrits. Mok lui tend avec autorité le téléphone qu'il a volé, sur lequel 4 affiche l'autorisation demandée - Mok ne saurait pas naviguer sur ce téléphone même si sa vie en dépendait. Le garde est surpris, mais il hoche la tête et demande simplement :
— Laisse dans ce panier tous tes objets métalliques et électroniques. Oui, ton téléphone aussi. Ne t'en fais pas, on te le rend après, c'est juste pour le scanner.
L'enfant s'exécute à contrecœur, mais garde quand même le tournevis caché à sa ceinture et les ciseaux dans sa chaussure, sans oublier la lame de rasoir cachée dans ses cheveux. Le garde n'apprécie visiblement pas l'énorme couteau à viande que Mok pose ostensiblement dans son panier, mais il ne fait pas de commentaire.
En revanche, dès que Mok tente de franchir le portique, ça sonne et l'homme se fait un malin plaisir à l'arrêter et à le fouiller. Il a un appareil qui le guide à coup sûr vers chacune des armes que l'enfant a gardées sur lui, et il le dépouille méticuleusement.
— Normalement, on récupère ses affaires en sortant du camp, mais je ne vois pas pourquoi un gamin comme toi se balade avec autant de trucs pointus. Tu les récupéreras quand tu reviendras avec un adulte.
Mok serre les dents, ce n'est pas le moment de s'énerver et encore moins de se battre contre un adulte qui fait deux fois sa taille et quatre fois son poids. Même si la tentation est grande en voyant à quel point il ne se méfie et ne protège pas l'arme qu'il a sous l'aisselle. En étant assez rapide, il y aurait moyen de...
Mais ce n'est pas le moment. Il se contente de marmonner :
— Tu redonnes à moi mon téléphone ? J'ai l'autorisation à moi dedans.
— Bien sûr. Va voir la dame au comptoir, elle va appeler quelqu'un pour t'accompagner. Je ne sais pas qui t'a dit que les enfants pouvaient venir seuls, mais c'est faux."
La dame au comptoir est tout sauf ravie de le voir, elle tord le nez comme si elle venait de sentir une odeur désagréable et passe un temps fou à vérifier et revérifier l'autorisation de Mok. Mais elle est bien obligée d'admettre que le papier est valable, et elle finit par abandonner sa place avec un soupir :
"Suis-moi. Je vais te guider jusqu'à la salle de visite. Je ne comprends pas ce que tu fais dehors. Tu n'as pas un garant ?
— Non.
Mok n'a aucune idée de ce qu'est un garant, mais la réponse est évidente. Il tente d'en dire le moins possible tout en la suivant dans les longs couloirs bétonnés.
— Bon sang... Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Ce Thune, c'est ton père ?
— Non.
— Alors qu'est-ce que tu viens faire ici ?
— C'est un ami de moi.
— On dit "c'est mon ami" ou "c'est un ami à moi", pas "c'est un ami de moi" ! Ça fait combien de temps que tu es dehors ? Tu pourrais au moins faire un effort pour parler correctement. On ne vous donne pas des cours pour rien !
Mok, qui n'a aucune idée des cours que les autres enfants du Ghetto sont censés avoir ni de pourquoi sa façon de parler a la moindre importance, se contente de hausser les épaules, ce qui exaspère la femme. Elle n'hésite pas à s'arrêter pour saluer et discuter longuement avec chaque collègue qu'elle croise, en se plaignant haut et fort de la corvée qu'elle subit en accompagnant cet illettré. Les autres compatissent. Leur expression envers Mok va de l'indifférence à la franche hostilité. Les discussions se font à mots vifs et à voix basse, chargée d'anxiété. Ils ont peur car ils n'ont pas pu être évacués, ils parlent de la guerre et des sudiens, ils se demandent si les sudiens attaqueraient "leurs frères du Ghetto"... Leurs regards lourds de suspicions prouvent qu'Edwige avait raison : dans la tête des dehoreux, sudiens et Ghetto sont exactement les mêmes, et ils le voient tous comme un ennemi. Mais ils se tiennent tranquilles. Mok a une autorisation en bonne et due forme, il est sauf pour l'instant.
Enfin il accède à une petite salle meublée d'une table et quatre chaises, où Thune l'attend. Un gardien est là et prend la relève de la femme du comptoir qui peut enfin repartir en claquant les talons. Mok vérifie qu'il n'a pas perdu la connexion avec 4, mais le bâtiment semble bien relié au Réseau. Parfait.
Il est un peu nerveux de revoir son ancien chef. Après tout, il lui avait juré fidélité, puis l'a abandonné - à moitié kidnappé par 3 et 5, mais à moitié volontairement. En temps normal, sa punition serait exemplaire. Mais il revient de son plein gré et lui apporte de précieux atouts sur un plateau, et Thune est assez intelligent pour pardonner dans ces moments-là.
"Je pensais bien que c'était ta visite... Viens, Mok. Je suis content de te voir.
L'enfant se rapproche. Thune lui tapote la joue avec un sourire, un geste d'affection auquel il n'avait pas eu droit depuis une victoire audacieuse contre un clan rival, deux ans plus tôt. Ils avaient tous bien mangé ce soir-là. Il ose sourire à son tour et demander :
— Tu vas bien ?
— Ça va. C'est une bonne prison, on est bien nourri et lavé. Mais ils ont pris tous tes frères. Ils sont dans leur prison à eux.
Le coeur de Mok se serre en entendant ça. Ses frères et soeurs d'armes ont toujours été là autour de Thune, et sans réfléchir il pensait qu'ils étaient toujours ensemble, que leur chef pouvait les protéger et les guider à travers les méandres du monde dehoreux. Mok sait très bien à quel point les exigences des dehoreux peuvent être étranges et stressantes, surtout pour certains combattants qui sont bien moins patients et équilibrés que lui. Il faut qu'il demande à 4 de retrouver leurs traces aussi !
Mais avant, il demande :
— Et le Prophète ?
— Il est sorti. Il était des leurs avant, ça a été facile. Il a dit il me fait sortir dès qu'il peut. J'attends.
— Chef... moi je peux te faire sortir !
Le sourire de Thune s'élargit. Évidemment qu'il le sait. Thune comprend toujours les choses plus vite que tout le monde.
En quelques murmures, Mok lui résume la situation - sa propre évasion, l'enlèvement de 5, l'aide de 4. Il ne demande même pas si Thune peut faire quelque chose. C'est Thune, évidemment qu'il peut faire quelque chose.
L'homme ne le déçoit pas :
— Je sais vers qui demander. C'est une bonne prison, les choses rentrent et sortent facilement, les médicaments sont mal gardés. Je me suis fait beaucoup d'amis. Ils ont des amis dehoreux qui connaissent bien le monde. Ils sauront. Mais je dois avoir beaucoup à donner. Le petit Prince-Esprit peut aider pour ça, il le peut bien ?
4 demande anxieusement dans l'oreillette de Mok de quoi parle Thune. L'enfant traduit :
— Il faut l'argent beaucoup. Les t-crédits. Tu peux ça 4 ?
4 accepte sans mal. L'argent, il n'a qu'à y penser pour le créer, quel mal y a-t-il à ça ?
Le sourire de Thune s'élargit encore. Depuis quatre ans qu'il le connait, Mok ne l'a jamais vu aussi satisfait.
— Alors dis au petit Prince-Esprit que le marché est conclu."
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