Partie 7 : point de grammaire
Edwige Indiana
OUI, a répondu son ordinateur. Ou quoi que ce soit qui passe par son ordinateur. Edwige a l'impression que tout son sang quitte sa tête pour se réfugier au niveau de son estomac, qui semble peser à présent une tonne. OUI. C'était une réponse, et une réponse très claire à sa propre question. Quoi qu'il y ait en face, c'est capable d'utiliser le langage. La jeune femme s'agrippe fermement à son bureau, luttant contre la sensation que toute la pièce tourne autour d'elle. Ce n'est absolument pas le moment de s'évanouir.
Elle se gifle violemment et tente de reprendre ses esprits. Elle est la première étonnée d'y parvenir à peu près. En dépit de la terreur qui l'a envahie, de tout son corps qui ne semble plus capable de répondre à sa volonté, une petite partie d'elle-même observe la scène de l'extérieur, comme si rien de tout cela ne la touchait, et réfléchit à ce qui se passe.
On communique avec elle. Avant de laisser son instinct de survie prendre le dessus, le plus sage - le plus sûr, même - serait de répondre. Tenter d'en savoir plus, d'identifier la créature - la personne - l'alien - la chose qui est en train de lui parler.
Edwige lance un regard nerveux au fil de Réseau courant le long de la pièce. S'il sortait de sa rainure, il pourrait s'enrouler autour d'elle, non ? La ligoter, l'étrangler, la manipuler comme un pantin. En réalité, ce serait la seule arme de la pièce, pour une attaque tech. Son écran ne pourrait rien lui faire de dangereux, à part l'électrocuter. S'il y a de l'électricité dans les ordinateurs techs - après tous, ils ne sont branchés à rien, à part au Réseau, et ils sont censés tirer leur énergie de leurs propres vibrations techs, à l'infini. Donc au pire il peut lui bourdonner dessus à mort. Même chose pour sa carte tech. Bon.
Elle se lève tout de même, préférant avoir deux mètres entre elle et la machine. Elle laisse la carte tech collée à l'écran. Après réflexion, elle dépose le porte-bijoux et son collier au pendentif tech sur le bureau avec le reste. Elle devrait être hors de leur portée. Quand au fil doré, il est déjà en partie dissimulé derrière des étagères remplies de livres, elle n'a pas plus lourd pour le retenir. Elle coince quand même son fauteuil contre une autre partie du fil, plus accessible et trop près de la porte à son goût. Elle ouvre le verrou, mais pas la porte. Elle veut pouvoir fuir facilement, mais pas que sa famille entre, pas encore. S'il y a le moindre danger, il est hors de questions qu'ils s'y mettent.
Aucune autre précaution ne lui vient à l'esprit. Le OUI en majuscules flotte toujours sur l'écran. L'autre a patienté. Ou est parti. Ne serait-elle pas un peu déçue, si c'était le cas ? Et un peu stupide de sa terreur ? Et tellement, tellement soulagée ?
Edwige prend lentement une grande inspiration, puis dis d'une voix un peu tremblante, mais claire :
« Bonjour. Vous êtes là ?
Pas de réponse. Elle avale nerveusement sa salive et ajoute timidement :
— Est-ce que vous m'entendez ?
— Les mots arrivent à moi.
La jeune femme sursaute violemment en entendant une voix sortir de son ordinateur. Quelle sorte de voix est-ce que ça peut bien être ? Ce n'est même pas une voix, ce ne sont que des sons, des hauteurs de bourdonnements qui semblent venus d'un instrument électronique particulièrement désagréable. Pourtant, elle a compris des mots, une phrase, une phrase dont la tournure est étrange, mais dont le sens est cohérent avec sa question. Son cœur bat la chamade. Ça communique, se répète-t-elle en boucle avec un début d'hystérie, ça communique vraiment, c'est là en train de me parler...
Peut-être que tout ça n'est qu'une vaste blague, suggère ce petit recoin de son esprit qui, depuis le début, continue à analyser le plus rationnellement possible ce qu'elle observe. Peut-être que je suis en train de m'émerveiller pour des mots venus d'un type aussi ordinaire que moi.
Mais il faut que je le tente, conclut-elle avec elle-même. Si c'est une blague, tant pis, je serais juste ridicule. Si c'est quelque chose d'autre, alors ce que je vais dire est très important et il ne faut surtout pas que je me rate.
— Bon... bonjour. Heu, je suis, je m'appelle Edwige. Et vous, qu-qui êtes vous ?
Silence. Edwige compte les battements de son cœur jusqu'à vingt - un truc qu'elle utilise d'habitude face au stress des examens. Mais la chose semble partie. Ou ne pas l'entendre ? Peut-être faudrait-il qu'elle utilise à nouveau le clavier ?
— Je suis vous qui, répond alors la voix étrange.
— Hein ? Heu, désolée, je ne comprends pas... Est-ce que vous avez un nom ? Ça m'aiderait, en fait.
— Nous avons beaucoup de noms.
Edwige aimerait bien creuser cette question du "nous", et surtout du "quoi" qui compose son interlocuteur, mais elle a l'impression que si elle ne concentre pas la conversation, tout ça ne la mènera nulle part. L'autre semble comprendre ce qu'est un nom, c'est déjà pas mal.
— Dites-moi comment je peux vous appeler. Comme ça, ce sera plus facile pour... discuter. C'est bien ce que vous voulez, non ? Discuter ?
— Comprendre. Savoir. Explorer.
— Oh. Super. Moi aussi, j'adore apprendre de nouvelles choses. Est-ce que je peux vous aider dans... dans votre exploration ?
— Oui.
— Qu'est-ce que je peux faire ?
— Et vous, qui êtes-vous ?
Quel dialogue de sourds, pense la jeune fille tout en cherchant désespérant comment répondre. Ne pas penser que c'est sans aucun doute un canular et que des gens bien humains doivent en ce moment même se moquer d'elle. C'est sans doute le cas, mais mieux vaut être ridicule dans une blague que de foirer l'éventualité que ce soit vraiment autre chose qui lui parle, pas vrai ? Quoi doit sans doute être en train de parler à toute la planète. Donc la réaction d'Edwige en elle-même n'a pas tant d'importance. Si elle se rate, quelqu'un d'autre réussira mieux. Sur tous les interlocuteurs possibles, la chose va bien finir par trouver ce qu'elle cherche. Mais il n'y a sans doute pas qu'une chose, puisqu'elle parle de "nous". Ou c'est le vouvoiement qui l'a induite en erreur ? Ça ajoute sans doute trop de composantes sociales à comprendre. Mais l'idée de tutoyer le virus qui a pris possession du Réseau est absolument terrifiante.
Trop de paramètres, trop de possibilités. Les bases. Il faut revenir aux bases.
— Je suis une humaine. Mon nom est Edwige Indiana. Les autres humains vont dire mon nom pour savoir qu'ils parlent de moi. C'est à ça que sert un nom.
— Les humains parlent beaucoup de nous.
— Ça, je veux bien vous croire...
— Ils ne parlent pas beaucoup de l'humaine Edwige Indiana.
— C'est normal. Je ne suis pas très importante. Vous, vous êtes très importante. Très mystérieuse. Vous parlez avec beaucoup d'humains ?
— Helena Gina Fragelli Marc Himerman Santiago...
La créature se met à réciter des noms à toute allure. Et bien, ça répond au moins la question de savoir si Edwige est spéciale. Non, elle ne porte pas la responsabilité du premier contact sur ses épaules, loin de là. L'idée la détend - et la vexe aussi un peu.
— C'est bon, j'ai compris. Vous... ce n'est pas la peine de tous me les réciter, je ne les connais pas tous ces gens, et je n'arriverai jamais à retenir tout ça. Mais vous, votre nom ? On vous donne quoi comme nom ?
— La Voix. La chose. L'IA. Le Réseau. La créature. L'alien. Dieu. L'autre. Le fantôme. Le virus. Les Techs. La Vierge. Le Huitième Tech. Hanna.
— Pourquoi Hanna ?
Pas de réponse. En même temps, c'était une question stupide. Les gens sont capables de n'importe quoi, c'est tout. Mais dans tout ce n'importe quoi, pourquoi Hanna ?
Edwige enchaine :
— Vous savez ce que sont les humains. Et vous, vous n'êtes pas humaine, n'est-ce pas ?
— Nous sommes vous qui.
Retour à la case incompréhensible. Comme une erreur système. Tous ces noms ressemblent à des hypothèses que les gens qui ont rencontré la voix ont pu formuler, et peut-être que l'une de ces hypothèses est vraie. Peut-être qu'il s'agit d'une intelligence artificielle qui fonctionne mal. Peut-être un de ces fameux enfants Techs. Par exemple, celle qui criait en traversant tout le Réseau. Ou un autre qui n'a jamais été montré au public parce qu'il était vraiment mal fichu. Ça semblerait logique. Du coup, pourquoi ce "nous" ?
— Vous êtes combien ?
— Un.
— D'accord, alors... le bon mot à utiliser, c'est "je", pas "nous". Moi aussi je suis une seule personne, donc je dis "je". Et si il y a un autre humain avec moi, là ça devient "nous".
De quoi achever de l'embrouiller, sans doute. Cette chose a l'air de bien maitriser la langue quand elle le veut, une leçon de grammaire semble ridicule.
Pourtant, l'idée semble intéresser son interlocuteur :
— Une personne. Edwige Indiana est une seule personne. Un humain est "je", un autre humain est "nous".
— Ça devient "nous" seulement si on est ensemble. Attendez...
Un pas supplémentaire dans la folie, mais après tout, puisqu'elle a abordé le sujet, autant aller jusqu'au bout. Edwige ouvre la porte de sa chambre et appelle sa chienne Laïka. Puis referme vite en entendant sa mère commencer à râler au bout du couloir. Quoi qu'il se passe dans le reste de la maison, ce n'est absolument pas le moment d'attirer l'attention de ces paranos hystériques. Et, surtout, ce n'est pas le moment d'attirer l'attention de la chose sur eux. Jusqu'ici, elle ne semble pas hostile du tout, mais ce n'est pas une raison pour lui faire aveuglément confiance.
Laïka est une petite bâtarde aux allures de loup gris, bien qu'elle ne pèse qu'une vingtaine de kilos. Edwige sait qu'elle est la seule à considérer que sa chienne a des allures de loup, en réalité. Mais au milieu de toutes les races existantes, mieux vaut dire loup que "elle ne ressemble à rien". Surtout que Laïka est très jolie.
— Alors, explique patiemment la jeune fille, je suis Edwige Indiana, une seule personne, désignée par "je". Et voici Laïka, qui est un chien, et qui est aussi une seule personne. Elle ne sait pas parler, mais si elle savait parler, ce serait aussi "je". Sauf que si on est ensemble, ça devient un "nous". Edwige et Laïka, nous sommes deux, nous sommes dans la même pièce, nous sommes des mammifères, nous sommes vivantes. Mais je suis humaine, j'ai les cheveux jaunes, elle est une chienne, elle a les cheveux gris. En gros c'est ça.
Elle n'entend plus que le silence. Longtemps. Très longtemps. Edwige tente encore de parler à l'autre, mais rien à faire. Visiblement, elle est partie.
Parfait. La jeune fille a donc vraiment réussi l'exploit de soûler une présence alien inconnue en choisissant de lui parler de grammaire au milieu de tous les sujets possibles et imaginables. À moins que ce ne soit une IA ou un Tech taré. Mais il faut croire que même eux préfèrent fuir sa conversation.
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